Depuis quelques années, le Wargame bénéficie d’une nouvelle dynamique au sein des armées occidentales. Les jeux de guerre constituent un outil pédagogique qui permet d’embrasser les enjeux dans toute leur complexité et se les approprier de manière active. Ils offrent ainsi une alternative complémentaire peu coûteuse, flexible et évolutive aux méthodes de planification actuellement utilisées. En réduisant son aversion au risque et en se confrontant aux conséquences de ses propres décisions dans un temps contraint, le joueur développe son agilité intellectuelle, qualité indispensable au futur haut responsable militaire. La mise en place d’une organisation cohérente en France est une condition préalable indispensable au développement et à l’optimisation de cet outil.
Jeux de guerre : vers un nouvel essor
« La guerre est un jeu, de par sa nature subjective comme de par sa nature objective. »
Carl von Clausewitz (1)
« Il faut jouer pour devenir sérieux. »
Aristote
Depuis quelques années, la pratique du Wargame bénéficie d’une nouvelle dynamique au sein des armées occidentales. Plus qu’un simple phénomène de mode, l’instabilité stratégique, la complexité des équilibres géopolitiques et le recours à une violence décomplexée de la part des États confèrent à cet outil pédagogique un intérêt renouvelé pour les armées, et plus particulièrement pour les décideurs militaires. Ainsi, dans sa Vision stratégique parue en 2021, le Chef d’état-major des armées (Céma), le général Thierry Burkhard, souligne que « les expérimentations et les mises en situation du type Wargame offrent de multiples opportunités notamment pour préparer nos engagements opérationnels, former, entraîner et évaluer nos besoins (2). »
En stimulant la créativité des autorités dans un cadre que les Anglo-Saxons qualifient de « safe-to-fail environment », le Wargame est avant tout une expérience immersive individuelle et collective. S’il ne peut constituer un moyen infaillible de prédire ce que sera le prochain conflit, ni même de s’assurer des conditions nécessaires à la victoire, de nombreux exemples historiques illustrent l’avantage, parfois décisif, apporté par son utilisation. La démocratisation actuelle du Wargame correspond avant tout à une évolution culturelle qui répond au besoin de développer l’agilité intellectuelle et l’entraînement à la prise de décision des futurs chefs militaires à travers un processus adapté. Celui-ci prend la forme d’une étude de scénarios tirés d’expériences passées ou au contraire ancrés dans une démarche prospective et exploratoire. En mettant à l’épreuve les propres stratégies du joueur, les jeux de guerre permettent de structurer sa pensée, de développer une vision désinhibée et de bâtir sa réflexion en intégrant les réactions potentielles de l’adversaire. Ainsi, ils préparent mieux son esprit à l’improbable en développant l’empathie stratégique de joueur, à savoir sa capacité à discerner et décrypter les intentions par une connaissance plus intime des problématiques. Quel que soit le niveau considéré – stratégique, opératif ou tactique –, la pratique du Wargame offre une opportunité singulière d’entraînement et l’appropriation de situations complexes. Cette méthodologie ne se limite pas à l’étude des confrontations armées mais présente par ailleurs la possibilité de modéliser toutes les problématiques. Le jeu de guerre permet également de construire un narratif qui peut constituer un vecteur important d’influence dans les nouveaux champs de conflictualité.
Si de nombreuses armées occidentales ont décidé d’investir massivement dans une pratique intensive du Wargame, les armées françaises ne disposent aujourd’hui d’aucun centre référent dans ce domaine qui demeure l’apanage de quelques spécialistes. Pour autant, de nombreuses initiatives existent au sein des armées, illustrant le dynamisme et l’intérêt porté à cette pratique. Elles nécessitent aujourd’hui d’être fédérées par une équipe qui pourra valoriser les meilleures pratiques, assurer l’interface avec l’international et établir une gouvernance en phase avec le niveau d’ambition fixé.
Jeux de guerre : de quoi parle-t-on ?
S’il n’existe aucune définition précise, de manière communément admise, le jeu de guerre vise à mettre un (ou plusieurs) joueur(s) en situation et à le confronter à une intelligence adverse afin de l’amener à prendre des décisions en temps contraint (3). En mettant en œuvre des systèmes de forces simulées, en plongeant les joueurs dans un monde immersif, « le Wargame est une forme élaborée de simulation stratégique, opérative ou tactique (en fonction du niveau de réflexion que l’on souhaite stimuler) qui recrée une situation de confrontation armée passée, présente ou potentiellement future. Quels que soient le thème, la méthode et le support (jeu de plateau ou programme informatique), l’enjeu consiste à placer les participants dans un environnement suffisamment réaliste et immersif pour améliorer la qualité de leur prise de décision, en les contraignant à des choix difficiles compte tenu de moyens limités (en nombre d’unités combattantes par exemple), mais aussi de contraintes opérationnelles et politiques reproduisant au plus près celles de la réalité (4). »
Dans l’imaginaire collectif français, le Wargame reste avant tout une affaire de spécialistes. Assez rapidement, des références aux jeux « grand public » comme Risk ou Stratego (5), s’immiscent dans les conversations des non-initiés, avec souvent un regard assez amusé sur ce type de pratique considéré au mieux comme un aimable passe-temps, au pire comme une simple perte de temps. De l’autre côté, les experts y voient une activité qui demande des compétences acquises parfois au prix d’efforts considérables. Le jeu de guerre souffre ainsi d’un manque de connaissance, aussi bien sur sa nature que sur son utilité, notamment dans un cadre militaire. Mal connu, mal apprécié et par conséquent mal employé sont les expressions qui reviennent le plus souvent (6).
Le Wargame : une histoire ancienne
Si la guerre fait partie intégrante de l’histoire des civilisations, sa représentation est sans doute aussi ancienne. Ainsi, les batailles de l’Antiquité se retrouvent sous diverses formes, qu’il s’agisse de fresques, de frises ou encore d’amphores statuaires sur lesquels figurent les hommes en armes, triomphant la plupart du temps devant les vaincus.
La modélisation du champ de bataille sous une forme plus abstraite vient compléter progressivement cette représentation figée. Ainsi, à compter du VIe siècle apparaît le Chaturanga (7) en Inde qui offre une présentation assez rudimentaire du champ de bataille avec la présence de quatre divisions qui ne sont en réalité que les armes classiques indiennes de l’époque, à savoir l’infanterie, la cavalerie, les éléphants et les chars. Ce jeu prend place sur un plateau de soixante-quatre cases sur lesquelles se déploient les armées, engagées dans une lutte à mort. Du Chaturanga naissent le Chatrang perse, puis les échecs, dont les Arabes sont à l’origine de l’introduction en Europe au Xe siècle. Les échecs permettent d’illustrer l’abandon progressif qui est consenti sur l’aspect représentatif du champ de bataille en cédant la priorité à la modélisation du mouvement des forces en présence. Les choix dédiés à la manœuvre prennent alors une place prépondérante dans la constitution de ce jeu.
Kriegsspiel : la référence historique
Le jeu d’échecs est considéré comme le point de départ de la création du Kriegsspiel (8) qui constitue aujourd’hui l’acception la plus largement répandue du Wargame. En Allemagne, au XVIIIe siècle, apparaît une tendance qui va structurer la pratique du jeu de guerre. L’objectif est de tenter, à travers une étude historique des batailles, et donc par le biais d’une meilleure compréhension du passé, de se projeter dans le futur. C’est une combinaison de jeu, d’histoire et de science. Ce travail important de modélisation se déroule en plusieurs étapes. Il s’agit d’aborder les différentes séquences historiques par un prisme méthodique afin de dégager des enseignements prospectifs pour les combats à venir. Il y a dans cette pratique une attention particulière à la modélisation géographique du champ de bataille sur un plateau. La difficulté réside alors dans l’équilibre délicat à maintenir entre une bonne représentativité du champ de bataille et des confrontations, et de l’autre côté, la complexité des règles qui en découlent, pouvant conduire à une quasi-paralysie des séquences de jeu. Le succès rencontré par le Kriegsspiel a été le fruit d’un long processus de maturation qui trouve non pas son origine dans l’invention d’un seul individu, mais dans l’amélioration progressive d’un type de jeu destiné aux officiers. Pour autant, les noms des von Reisswitz, père et fils, résonnent encore aujourd’hui dans la communauté des « Wargamers ». Ainsi, en deux générations, ils ont réussi à imposer un style particulier dans la pratique du jeu de guerre avec l’utilisation de règles et de modèles qui ont fait école dans la plupart des pays occidentaux.
Le rôle des plus hautes autorités militaires est cependant intéressant à observer. En effet, si les premières versions n’ont rencontré qu’un succès modéré au sein des milieux initiés, c’est bien une présentation auprès auprès de celui qui deviendra en 1820 chef d’état-major de l’armée prussienne, le maréchal Karl von Müffling, qui provoque une généralisation de cette pratique au sein de l’ensemble des écoles d’officiers. Ainsi, après avoir participé à une partie en 1815, il s’exclame : « Ceci n’est pas un jeu, ceci est la guerre ! (9) » S’ensuivit une injonction d’imposer cette pratique à tous les états-majors. Décrié pendant de très nombreuses années, le Kriegsspiel a trouvé le relais qui lui manquait en la personne du Maréchal von Müffling, convaincu de son intérêt dans le cadre de la préparation opérationnelle.
Si la pratique du Wargame connaît un véritable âge d’or au XIXe siècle en Prusse, le Kriegsspiel ne connaîtra jamais en France un essor comparable. Aux États-Unis, il faudra attendre le début du XXe siècle pour voir cette pratique se développer. En effet, jugé trop complexe, trop lent et réservé à un cercle d’initiés fermé, le Kriegsspiel peine à trouver son audience. Au cours du temps, une tendance à une augmentation massive des règles d’utilisation du Kriegsspiel rend progressivement inabordable ce jeu et ses successeurs. La documentation associée, dans une poursuite effrénée au réalisme, dépasse désormais les 250 pages.
La naissance du Wargame
L’évolution va venir de l’US Navy qui adopte une approche similaire dans le cadre de la préparation des opérations dans le Pacifique. Conscient des enjeux dans cette zone et de la très probable confrontation à terme avec le Japon, le Naval War College introduit progressivement l’utilisation du Wargame dans sa méthode de planification. Parties après parties, tous les grands principes et difficultés que les amiraux ont pu rencontrer lors de la Seconde Guerre mondiale se sont révélés exacts. L’amiral Nimitz qualifie sa formation dans les années 1920 au sein de cette institution comme la meilleure qui soit (10). Par une pratique régulière, méthodique et ouverte du Wargame, aussi bien d’un niveau opératif que tactique, l’US Naval War College était parvenu à identifier un grand nombre de difficultés pour lesquelles des réponses ont été apportées, dans les domaines aussi divers que la logistique ou la protection des bâtiments. Le terme Kriegsspiel est progressivement abandonné aux États-Unis au profit du terme Wargame qui va désormais s’imposer de manière universelle. La guerre du Pacifique, qui constitue pour beaucoup l’exemple de l’intérêt de la pratique du Wargame dans la planification opérationnelle, est avant tout représentative de la capacité d’une institution ouverte à l’innovation, de s’approprier un modèle, qu’elle optimise à travers ses propres besoins et modèle à son image.
Les jeux de guerre : un outil multiforme
Après ce bref rappel sur les origines du Wargame, il convient de tenter de présenter les éléments fondamentaux (11) qui constituent les différentes formes que peut revêtir cet outil. De manière assez arbitraire, et donc forcément imparfaite, les Wargames peuvent être classés en deux grandes catégories. La première est celle de la reproduction d’un affrontement militaire, historique, contemporain ou prospectif, dans un espace et un temps définis. La seconde correspond à une démarche exploratoire sur des problématiques qui peuvent dépasser largement l’étude des conflits en s’attachant à des domaines financiers, technologiques ou encore culturels.
Les « jeux de guerre » sont des séances dynamiques où les décisions des joueurs jouent un rôle central. Le cœur d’un « jeu de guerre » est ainsi constitué de joueurs, de leurs propres décisions, du narratif que ce processus peut produire, du partage d’expérience entre les participants et des enseignements que les participants ou les observateurs vont pouvoir en tirer.
De la même manière que le feraient des adversaires, les « jeux de guerre » représentent dans leur système de jeu tous les modes de friction et facteurs de résistance qui soumettent le plan à un stress-test interactif, dans lequel le rôle de l’arbitrage – et l’introduction des aléas – demeure central. Selon la finalité du « jeu de guerre », le système d’arbitrage peut prendre diverses formes. De « libre » à « rigide », toute la palette des règles d’arbitrage est utilisable, choisie au regard du projet pédagogique poursuivi.
De ces définitions très génériques naissent une variété infinie de types de Wargame qu’il est difficile de catégoriser tant leurs formes diffèrent. De grandes tendances se dessinent cependant et peuvent être résumées dans les ensembles suivants :
• Les Open-Games ou Seminar Games : il s’agit d’une discussion libre dans laquelle les experts vont s’exprimer à tour de rôle, confrontant leurs arguments et bâtissant un narratif suivant un processus où le rôle de l’arbitre est minimal.
• Les Matrix Games : les joueurs développent les arguments spécifiquement autour des actions envisagées ainsi que les conséquences de leurs décisions.
• Les Kriegsspiels (et autres jeux de plateaux hexagonaux) : les plus répandus, permettent d’allier une représentativité assez fidèle du terrain, favorisant le caractère réaliste et immersif de la partie, et la possibilité d’y introduire des événements.
• « Course of Action » Wargame : confrontation des modes d’action ennemis et amis. Ce type de Wargame est sans doute le plus connu dans les milieux militaires qui l’utilisent de manière régulière dans la méthode de planification. En France, une distinction entre Wargaming (confrontation des modes d’action) et Wargame (tout autre type de processus) tend à se développer.
L’avènement de l’ère numérique
Dans chacun de ces modèles, le problème central réside dans la difficulté à simuler la complexité des interactions envisagées et à améliorer le degré de réalisme atteint. Dans ce cadre, la révolution numérique et l’augmentation massive des capacités de calcul ont modifié considérablement la vision et l’utilisation de la simulation ces cinquante dernières années. L’intérêt du numérique et des évolutions apportées par les progrès de l’intelligence artificielle (IA) dans la pratique du Wargame font l’objet actuellement de très nombreuses publications (12) qui illustrent le dynamisme et le potentiel technologique à explorer.
Qu’il s’agisse de l’instruction initiale des combattants à travers l’appropriation du système d’armes ou des manœuvres à très large échelle conduites par des officiers généraux dans le cadre d’un conflit à haute intensité, la simulation répond à un double objectif : réduire le coût et renforcer le réalisme. Il existe cependant un équilibre délicat entre l’utilisation du numérique, qui offre des facilités indiscutables de mise en réseau, et la capacité à agréger des problématiques de plus en plus complexes. En effet, s’il n’existe aucun obstacle physique aujourd’hui tant les capacités de calcul sont importantes, la modélisation d’une problématique complexe demande un investissement financier et temporel parfois trop important au regard de l’intérêt du modèle développé.
Si la démocratisation des jeux vidéo et la mutation numérique profonde de nos sociétés ont pénétré les niveaux tactique et opératif du Wargame, le numérique peine à infiltrer la tranche « haute » que constituent les niveaux stratégiques et PolMil (politico-militaire), de par la complexité des paramètres à prendre en compte. Afin d’atteindre cet objectif, l’effort consenti en ressources humaines mobilisées demeure trop important au regard du gain obtenu. La qualité essentielle – et non des moindres – du Wargame réside en effet dans son coût réduit et sa mise en place rapide. Le prix du « ticket d’entrée » doit demeurer faible, aussi bien pour les joueurs que pour les concepteurs.
Le graphique ci-dessous propose une représentation schématique de la part variable du numérique en fonction des niveaux considérés. Cette part a vocation à progressivement et inéluctablement progresser encore dans les prochaines années. Le phénomène de gamification (13) et la popularisation des jeux vidéo offrent ainsi des opportunités pour diminuer les coûts d’acquisition et de fonctionnement des systèmes de simulation, dans une approche ouverte et équilibrée, particulièrement pertinente dans le cadre des algorithmes d’IA utilisés.
Le Wargame dans les armées : oui… mais pourquoi ?
« Tu me dis, j’oublie. Tu m’enseignes, je me souviens. Tu m’impliques, j’apprends. »
Proverbe chinois
Le Wargame apporte une expérience individuelle et collective unique comprenant une forte dimension pédagogique pour les futurs responsables des armées. Cet entraînement à la prise de décisions concourt très directement aux succès des opérations et à la performance du commandement en s’appuyant par une appropriation des problématiques complexes à travers un mode complémentaire aux méthodes de planification couramment utilisées.
Dans son ouvrage Supreme Command (14), le politologue américain Eliot A. Cohen conteste la « théorie normale » de Samuel Huntington (15) qui considère que la guerre est une entreprise militaire, et par conséquent, doit être gérée par les militaires. Samuel Huntington compare ainsi le soldat à un médecin appelé à traiter un patient dans la salle d’urgence, s’en remettant ainsi à son analyse et son professionnalisme. Face à cette théorie, Eliot A. Cohen, défend l’idée que les autorités politiques doivent au contraire rester impliquées dans la conduite des opérations afin de prendre les bonnes décisions stratégiques. En s’appuyant sur quatre exemples historiques, l’universitaire promeut l’idée qu’un homme politique, s’il dispose des informations pertinentes et justes, est mieux préparé pour faire face à la complexité des conflits. Cohen critique en creux l’absence d’entraînement des militaires à l’art de la guerre. De fait, les conditions sont rarement réunies et peu de généraux peuvent se targuer d’avoir pratiqué régulièrement le métier des armes, encore moins la gestion d’un conflit majeur au niveau stratégique.
Pour autant, les élites militaires disposent d’un large panel d’outils pour se préparer à cette éventualité qui demeure la raison d’être de l’Enseignement militaire supérieur, dynamisé après l’échec cuisant de 1940 et du célèbre « plus jamais ça » que l’historien français Marc Bloch commente dans son ouvrage L’étrange défaite (16). Parmi ces outils, le Wargame présente un certain nombre de qualités que l’on peut regrouper en six catégories.
Un outil pour tenter de mieux appréhender la complexité
En 1977, Robert Keohane et Joseph Nye, professeurs en sciences politiques, décrivent l’émergence de compagnies multilatérales et théorisent « l’interdépendance complexe » (17), illustrant l’augmentation continue des flux entre les États qu’il s’agisse de l’information, du commerce, de la finance, de la circulation des biens, des individus ou encore des idées. L’effondrement du bloc soviétique et le début du XXIe siècle viennent conforter cette vision et confirment les craintes d’une instabilité stratégique de plus en plus marquée, comme souligné par l’Actualisation stratégique de 2021 (18). La dégradation du contexte, la persistance des menaces et les tensions grandissantes entre les grandes puissances comme les États-Unis et la Chine sont autant de sources d’inquiétude. La pandémie de la Covid-19 a sans doute constitué un accélérateur dans l’enhardissement et le durcissement des relations internationales que vient illustrer l’invasion russe en Ukraine en février 2022 avec un retour de la guerre aux portes de l’Europe. Les rapports de forces et la manœuvre des unités élémentaires ne constituent plus le « cœur » de la bataille et la compréhension de la complexité des problématiques dans une approche globale est une nécessité.
Les aspects économiques, sociétaux, religieux, énergétiques ou encore hybrides sont autant de données d’entrée dans la modélisation du jeu de guerre. Quel que soit le format retenu, qu’il soit numérisé ou non, le Wargame permet d’embrasser largement la problématique envisagée en incitant à une certaine empathie stratégique.
Une expérience individuelle et collective unique
Se plonger dans un Wargame, c’est accepter de vivre une expérience individuelle et collective immersive. En se glissant dans la peau d’un commandeur, le Wargame offre l’opportunité d’une appropriation active qui renvoie aux fondamentaux de la pédagogie. Confrontés aux mêmes dilemmes que les décideurs, les joueurs perçoivent mieux la sensibilité des enjeux et face à un adversaire retors, sont confrontés aux conséquences de leurs propres décisions. Chaque partie est ainsi le fruit d’une analyse méthodique du risque et de l’intuition des joueurs. Cette méthode d’apprentissage (« active learning » (19) comme décrit par Philip Sabin, professeur au King’s College de Londres) est gage d’une appropriation efficace. Les interactions entre les joueurs permettent par ailleurs de développer une connaissance mutuelle bénéfique dans le cadre de la création d’une communauté autour d’une problématique commune. À titre d’exemple, le Wargame Fitna–Global War in the Middle East de Pierre Razoux, dédié aux problématiques du Moyen-Orient, a fait l’objet d’une séance au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) comprenant aussi bien des officiers traitants que des membres de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) ou encore du Quai d’Orsay. La présence d’observateurs lors des séances est une condition nécessaire pour pouvoir tirer tous les enseignements et valoriser les résultats des différentes parties réalisées.
Développer l’agilité intellectuelle dans un environnement sécurisé
Face aux défis posés par la complexité croissante du monde, il faut parvenir à décloisonner notre pensée, le célèbre « Think out of the box ». En effet, notre schéma mental demeure profondément imprégné de notre culture et de notre éducation. Ainsi, il est nécessaire de trouver des artifices afin de tenter d’échapper à ce carcan. Le jeu répond partiellement à ce besoin à travers deux aspects.
Le premier est que cette activité est dégagée de toute conséquence sur le quotidien du joueur, développant ainsi un espace protégé que les Anglo-Saxons qualifient de « safe-to-fail environment ». Cette distanciation par rapport à la réalité offre l’opportunité de s’engager sans retenue dans les différentes options envisagées. En créant un espace de jeu placé hors des contraintes du réel, le joueur se dégage partiellement du poids de sa propre histoire et développe ainsi des options qu’il se serait refusé à envisager dans un environnement plus formel. De manière artificielle, le Wargame permet également de lutter contre l’aversion naturelle au risque que Daniel Kahneman décrit dans son ouvrage Système 1/Système 2, les deux vitesses de la pensée (20). Dans sa Lettre aux équipages (21), l’amiral Pierre Vandier, Chef d’état-major de la Marine, revient également sur cette notion fondamentale de l’état d’esprit dans lequel les armées doivent désormais se placer.
Le second élément est l’incertitude qui est une caractéristique du jeu. La richesse des combinaisons possibles entre les situations de jeu et les interactions des autres joueurs offre une infinité de solutions. Pratiquer le Wargame, c’est accepter qu’il n’existe pas une seule solution qui mène à la victoire, et même parfois accepter qu’il n’y en a aucune. Se retrouver face à ce choc des volontés, face à un ennemi qui manœuvre, impose de mobiliser l’ensemble de ses connaissances, dans une approche équilibrée entre l’approche raisonnée (intuition) et rationnelle (analytique). Le rythme imposé par le tempo rapide du jeu conduit à dynamiser son analyse et sa réflexion avant l’action. Le Wargame rejoint ainsi les techniques liées à l’innovation imposant une divergence puis une convergence de la pensée.
Conceptualisation et modélisation : des phases indispensables riches d’enseignements
Albert Einstein déclarait : « si j’avais une heure pour résoudre un problème, je passerai 55 minutes à réfléchir au problème et 5 minutes à réfléchir à des solutions ». La création d’un Wargame est une étape sans doute aussi riche d’enseignements que la pratique qui en découle. En effet, la modélisation impose de définir précisément la problématique, en particulier en cernant l’ensemble des interactions extérieures et des données nécessaires à la mise en place du jeu. Le « besoin » est présenté par le « sponsor » du Wargame qui va le transmettre au directeur en charge de le développer. Il est alors nécessaire de comprendre que le processus de création d’un Wargame est circulaire, comprenant la phase de design, de développement, de pratique puis une phase d’analyse qui a une double vocation : celle d’identifier les enseignements tactiques, opératifs ou stratégiques de la partie, mais également une phase de retour d’expérience dans la modélisation du jeu afin d’améliorer l’intérêt et le réalisme. Ces phases de modélisation et d’adaptation continue nécessitent de se poser les bonnes questions et participent ainsi directement à la crédibilité et à la plus-value de l’exercice au bénéfice du sponsor.
De la construction du narratif vers un véritable pouvoir d’influence
Le choix du thème pour un Wargame est déjà une première étape dans le processus d’influence, qui va se poursuivre avec la phase de développement puis de diffusion à grande échelle. Reprenant les techniques dédiées à l’innovation et notamment les phases de divergence, il est ainsi possible de développer et approfondir un ou plusieurs scénarios suite aux différentes parties réalisées. Si une tendance se dégage préférentiellement, elle peut être alors relayée plus largement et appuyer un message. Dans une société de communication, la capacité du Wargame à exporter ce storytelling ne doit pas être sous-estimée.
Ainsi, les déclarations en 2021 du Vice-Chairman of the Joint Chiefs, le général américain John Hyten (22), indiquant que les armées américaines avaient « échoué misérablement » dans le cadre d’un Wargame organisé par le Pentagone, ont connu un retentissement certain dans la presse et au Congrès. Si le scénario précis n’a pas été divulgué, de nombreux articles ont mentionné l’affrontement face à la Chine dans le cadre d’une dégradation de la situation à Taiwan.
Une capacité à intégrer les nouveaux champs de conflictualité
Par son architecture ouverte, la technique du Wargame est particulièrement adaptée aux études exploratoires dans le domaine de la prospective. Dans le contexte des études de la chaîne de commandement qui intègrent le multi-milieux et multi-champs (23) pour lesquelles les armées s’investissent aujourd’hui, le processus du Wargame semble particulièrement pertinent. En effet, la structure de commandement et de contrôle envisagée a pour objectif une intégration des effets au plus bas niveau possible. Cette évolution dans la répartition des responsabilités ne sera possible que s’il existe une compréhension globale des enjeux par l’ensemble des acteurs. Ainsi, les techniques du Wargame pourront être mises à profit dans le cadre d’une démarche exploratoire autour du C2 (commandement et contrôle), ou encore afin d’analyser les opportunités d’intégration de nouveaux armements comme les planeurs hypersoniques ou les drones sous-marins. À titre d’exemple, le Battle Lab Scorpion de l’armée de Terre a mené ses travaux d’élaboration et d’expérimentation de la doctrine exploratoire Scorpion en s’appuyant sur ces techniques (24).
Si les processus du Wargame comportent de véritables plus-values dans la préparation opérationnelle des armées et de leurs dirigeants, il serait cependant trompeur d’y voir l’Alpha et l’Oméga de toute planification opérationnelle.
Des limites du modèle
En effet, la pratique du Wargame a mis en évidence de nombreuses limitations au cours de l’histoire qu’il convient de connaître afin de bien mesurer ses attentes.
Même s’il s’agit d’une évidence, il convient de rappeler que le Wargame ne permet pas de trouver le fameux « Cygne noir (25) » que décrit Nassim Nicholas Taleb, cet événement rare et imprévu qui va être à l’origine d’un bouleversement important de notre société. Au mieux, la technique du Wargaming identifiera les problèmes auxquels on va être confrontés mais n’a pas pour prétention de prédire le futur. Si l’aspect « qualitatif » de l’analyse est de manière générale assez pertinent et conduit parfois à amender le plan de manœuvre, le « quantitatif » est pour sa part plus difficile à manier et l’intérêt consiste surtout à reconnaître les signes précurseurs d’un changement de stratégie adverse. Ce constat est d’autant plus juste dès lors que sont modélisés des émotions ou des sentiments. À titre d’exemple, fort de l’expérience de la guerre du Pacifique et de la performance du modèle développé par l’US Naval War College, la guerre du Vietnam a fait partie des conflits les plus conceptualisés et joués aux États-Unis avant le déclenchement des hostilités. Dans une très large majorité des cas, les parties se soldaient par une victoire américaine assez écrasante en raison notamment d’une sous-estimation de la mobilisation de la population et de la motivation des soldats asiatiques. De manière intrinsèque, le Wargame dépend de la pertinence de la modélisation retenue et un biais connu historiquement est celui de conforter sa propre doctrine à l’aide d’un Jeu de Guerre dédié. Dès lors, la tentation de manipuler et d’instrumentaliser les Wargames n’est pas loin. À ce titre, un exemple comme le jeu grand public Sixth Fleet de l’éditeur américain Victory Games est particulièrement parlant. Ainsi, à la fin du XXe siècle, un groupe aéronaval de l’US Navy était quasiment indestructible sauf à avoir recours à l’arme nucléaire, constituant un message dont les destinataires étaient multiples. Enfin, le Wargame connaît une dépendance évidente à la connaissance intrinsèque qu’ont les joueurs et les concepteurs du sujet.
Une dynamique internationale forte
Actuellement, huit Wargame sur dix sont produits dans le monde anglo-saxon, illustrant le dynamisme de cette activité au sein de cette communauté. Cette vitalité est bien entendu à mettre en relation avec l’intérêt que portent les forces armées qui la composent. Les quelques exemples ci-dessous illustrent les investissements consentis au sein des forces armées des États-Unis, de l’Otan, du Royaume-Uni et d’Israël.
Sans surprise, les États-Unis insufflent une dynamique forte par la voix du Comité des chefs d’états-majors qui publie en 2020 sa vision de l’enseignement professionnel militaire (26). Dans ce document, la pratique du Wargame sous toutes ses formes est vivement recommandée. Cette impulsion se traduit concrètement avec la création de plusieurs centres comme le WARS Lab (Wargaming and Advanced Research Simulation) de l’US Air Force, créé au sein de la base aérienne de Kirtland (Nouveau-Mexique) en septembre 2021. Celui-ci sera spécifiquement dédié aux armements à énergie dirigée et aux véhicules spatiaux, utilisant l’ensemble des techniques du Wargame et comprenant une section instrumentée afin de simuler de manière réaliste les effets des armements. L’activisme de l’Université du Marine Corps dans le domaine de la lutte informationnelle est également à souligner. Ainsi, deux semaines avant le début de l’invasion des forces russes en Ukraine, un Wargame avait rassemblé un grand nombre de participants (27). Si la réalité s’est révélée différente des scénarios envisagés, de nombreuses similitudes permettent d’illustrer la pertinence de l’exercice. Enfin, le panorama américain ne saurait être complet sans citer la RAND Corporation (28) qui dédie une section spécifique au Wargame avec une implication forte de la communauté scientifique et universitaire, plaidant également pour un renforcement de cette pratique au sein de la formation des autorités militaires.
À l’Otan, le document NATO Warfighting Capstone Concept (NWCC) (29) publié en 2021 a identifié le Wargame comme un sujet d’intérêt majeur pour lequel l’Alliance a adressé un certain nombre de recommandations parmi lesquelles l’étude des structures de commandements, les réflexions sur l’A2AD (Anti-Access Area Denial) ou encore l’intégration de l’IA. Le 31 janvier 2022, le Joint Warfare Centre Wargame design capability à Stavanger en Norvège a déclaré sa pleine capacité opérationnelle. Cette structure offre des perspectives intéressantes au profit de l’Alliance sous la direction du Supreme Allied Commander Transformation (SACT). La taille très modeste de la structure, comprenant seulement cinq membres permanents, illustre cette dynamique volontariste à l’aide d’une architecture exploratoire et réactive.
Outre-Manche, c’est au sein du Defence Science and Technology Laboratory qu’un centre dédié au Wargame a été créé en janvier 2020. Le Defence Wargaming Center (30) situé à proximité de Porstmouth a pour objectif de fédérer les initiatives au profit des trois armées. La production doctrinale britannique fait par ailleurs référence au sein des armées européennes. Ainsi, le Wargaming Handbook, publié en 2017 par le Development, Concepts and Doctrine Centre, homologue britannique du Centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE).
Enfin, en dehors de l’Alliance, l’organisation du Wargame en Israël est également intéressante à observer. C’est au sein du centre Dado d’études militaires interdisciplinaires de la direction des opérations de l’État-major des forces de défense que se trouve la structure qui organise les jeux de guerre. Le centre Dado est un groupe de réflexion sur la stratégie et la politique militaires de Tsahal qui opère dans trois domaines principaux : un centre de processus d’apprentissage qui accompagne les processus de réflexion centrale des FID (Forces israéliennes de défense), une école pour le développement du leadership militaire supérieur dans la pensée opérationnelle et un institut de recherche. Dans le cadre de ses activités, le centre organise des jeux de guerre pour les commandants supérieurs, des séminaires d’apprentissage conjoints avec des militaires étrangers et des séminaires conjoints d’une journée entre Tsahal et des organismes universitaires.
Dans chacun de ces exemples, on peut noter que l’approche Top-Down, avec la dynamique insufflée par les plus hautes autorités, se rejoint avec le phénomène Bottom-Up, marqué par le foisonnement des initiatives des forces armées et de leurs attentes.
Quelle ambition pour le Wargame en France ?
La Vision stratégique du Céma identifie le Wargame comme axe d’effort afin de développer une culture d’audace et de prise de risque (31). Sans aborder dans le détail les structures existantes, on peut noter un engouement grandissant pour ce type d’innovation dans les armées, sous les formes les plus diverses, avec notamment une part variable du numérique et de la simulation au sens large. La Fabrique Défense, organisée à Paris du 28 au 30 janvier 2022 a permis de mettre en lumière la présence d’un véritable écosystème français (32) de Game Designers dont les jeux sont actuellement diffusés assez largement dans les écoles de formations d’officiers comme l’École de Guerre ou le Centre des hautes études militaires (CHEM).
Pour autant, en comparaison à nos principaux partenaires et alliés, l’organisation française apparaît encore sous-optimisée et déstructurée, notamment dans ses fonctions de gouvernance. L’absence d’une structure interarmées dédiée, à disposition des plus hautes autorités militaires, capable de fusionner les initiatives des armées et en mesure d’assurer l’interface avec l’international, fait partie des manques identifiés qui peuvent être néanmoins facilement comblés.
Recommandations
Dans une approche Top-Down, il semble nécessaire de continuer à encourager et institutionnaliser la pratique du Wargame à tous les niveaux, qu’il soit tactique, opératif ou stratégique. Il s’agit d’une évolution culturelle majeure, tant le Wargame demeure dans l’inconscient collectif avant tout un moyen de divertissement. Le haut commandement devra s’attacher à assurer la continuité de la formation des futures élites militaires tout au long de leur carrière, depuis le niveau tactique jusqu’au niveau PolMil, en valorisant la prise de risque.
Il ne faudra pas chercher à définir précisément, ni même tenter de catégoriser le Wargame. Une vision restrictive aurait pour conséquence de ne pas exploiter tout le potentiel de cet outil. En effet, les attentes d’un jeune lieutenant sont différentes de celles d’un colonel ancien en état-major. À chaque niveau correspondent un besoin particulier et donc un type de Wargame adapté. Il peut s’agir aussi bien d’une solution numérique connectée que d’une discussion ouverte sans grand formalisme. Cette approche continue et ouverte répond aussi bien à l’évolution de la conflictualité que des besoins des autorités militaires et politiques.
Afin de favoriser l’appropriation des zones potentielles de conflits et être en phase avec la dégradation du contexte sécuritaire, il serait par ailleurs souhaitable de bannir autant que possible les scénarios fictifs du type Amazonia vs Oliveland que l’on retrouve encore dans de nombreux exercices. Au contraire, s’appuyer sur les données réelles disponibles en utilisant notamment l’Open Source Intelligence (OSINT), domaine en pleine expansion, permettrait de s’approprier pleinement les sujets avec le niveau requis de connaissances.
Enfin, le haut commandement pourra s’attacher à favoriser la pénétration du numérique et de l’IA en encourageant les passerelles entre les unités dédiées au Wargame et à la simulation.
En termes organisationnels, la création d’un centre référent pour le Wargame au niveau interarmées est fortement souhaitable. Ce centre serait constitué d’une structure réactive, flexible et adaptée aux besoins des plus hautes autorités du ministère. S’appuyant sur une équipe légère de quelques permanents et s’inspirant du modèle du JWC de Stavanger (Norvège), cette cellule agrégerait les compétences nécessaires à la mise en place du scénario souhaité et assister le haut commandement des armées dans son rôle de stratège. Elle serait rattachée dans un premier temps directement au commandement de l’État-major des armées, afin d’assurer une phase d’adaptation réactive dans son organisation. Cette place particulière assurerait sa promotion et sa visibilité, avant – sans doute – de rejoindre le Commandement pour les opérations interarmées (CPOIA) dans un tempo à définir.
Ce centre permettrait de piloter la rédaction de la doctrine qui reste à écrire mais dont le Wargaming Handbook britannique peut utilement constituer l’ossature. En valorisant les initiatives issues des armées et en effectuant la promotion des différents modèles qui seront plus adaptés au besoin de chaque institution, il fusionnerait et valoriserait les initiatives des armées.
Doté d’une architecture ouverte, ce centre aurait pour objectif de dynamiser et fédérer la communauté du Wargame en animant l’écosystème nécessaire à son fonctionnement. Celui-ci serait constitué aussi bien d’experts du monde industriel que d’universitaires ou encore de diplomates. Un lien avec la Red Team de l’Agence de l’innovation Défense (AID) pourrait par ailleurs constituer un axe intéressant dans la construction des scénarios envisagés, en rapprochant la vision prospective de l’étude des opérations actuelles. Les narratifs développés au cours des différentes séances nourriraient les axes de communication stratégique tout en favorisant la synergie des différents acteurs.
En mesure de contractualiser rapidement les projets, le centre devrait disposer d’infrastructures dédiées afin d’accueillir les groupes constitués. Le site de l’École militaire, de par la multiplicité des organismes qu’il héberge et son accessibilité, semble tout à fait indiqué. Le centre devrait néanmoins conserver une capacité de projection rapide afin d’exporter facilement l’outil au plus près des multiples autorités concernées.
Enfin, ce centre aurait en charge d’assurer l’interface avec les unités internationales dédiées au Wargame (Otan, États-Unis, Grande-Bretagne…) en tirant profit des meilleures pratiques et en favorisant la participation à des exercices d’ampleur ou la mise en place d’événement de type « convention », potentiellement en marge de la Fabrique Défense.
Si les attentes vis-à-vis de cette structure en devenir sont grandes, il conviendra de combiner ambition et réalisme à travers notamment les critères d’adaptabilité et d’évolutivité. Il est par ailleurs recommandé de ne pas créer une entité uniquement constituée de spécialistes du Wargame, mais privilégier une diversité d’origine afin de ne pas sombrer dans ce qui constitue parfois le travers de cette activité, à savoir une tendance à la complexification. Le Wargame doit conserver ses qualités fondamentales, à savoir un outil simple d’accès, dont la mise en œuvre est rapide et peu onéreuse.
Les domaines d’études sont aujourd’hui multiples, mais une étude approfondie sur le C2 interarmées (33) semble un point d’application unanimement recherché. Dans le contexte du durcissement stratégique et du retour de la guerre de haute intensité aux portes de l’Europe, les prochains affrontements seront multi-milieux et multi-champs. Dans ce cadre, notre modèle de C2, facteur de supériorité opérationnelle (34) reconnu, doit être soumis à un véritable stress-test. La méthodologie du Wargame semble tout à fait indiquée, à commencer par l’exercice Orion 23 (35).
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« Nous ne pourrons jamais résoudre les problèmes de demain
avec la pensée d’aujourd’hui. »
Albert Einstein
Le Wargame constitue ainsi un outil pédagogique qui permet d’embrasser les enjeux dans toute leur complexité et se les approprier de manière active. Il s’agit d’une méthode éprouvée et complémentaire des méthodes de planification actuellement utilisées en France. Aussi bien dans le cadre de la formation que de la prospective, il offre une alternative peu coûteuse, flexible et évolutive. Si la phase de modélisation et de conceptualisation est sans doute aussi importante que celle de jeu en elle-même, c’est bien dans la possibilité de décloisonner sa pensée dans un environnement sécurisé que réside la véritable plus-value de cette méthodologie qui rejoint par de nombreux aspects les processus d’innovation. Ainsi, en réduisant son aversion au risque et en se confrontant aux conséquences de ses propres décisions dans un temps contraint, le joueur développe son agilité intellectuelle, qualité indispensable au futur haut responsable militaire.
Encourager la pratique du Jeu de guerre, c’est permettre de vivre une expérience individuelle et collective singulière qui n’a pour autre objectif que d’assurer le succès de nos opérations et d’éprouver la pertinence de nos structures de commandement. En ayant pleinement conscience de la plus-value mais également des limites de la pratique du Wargame, la mise en place d’une organisation cohérente en France est une condition préalable indispensable au développement et à l’optimisation de cet outil.
Éléments de bibliographie
Bihan Benoist, « Le Wargame, oui, mais pour quoi faire ? », Guerre & Histoire n° 63, octobre 2021, p. 12.
Bourguilleau Antoine, Jouer la guerre – Histoire du Wargame, Passés/Composés, 2020, 272 pages.
Caffrey Matthew B., On Wargaming: How Wargames have shaped History and how they may shape the Future?, U.S. Naval War College (NWC) Newport papers, 2019, 479 pages.
Centre de doctrine et d’emploi des forces (CDEF), Cahier de la simulation – La simulation pour la préparation opérationnelle, décembre 2012 [accès restreint].
Development, Concepts and Doctrine Centre, Wargaming Handbook, Ministry of Defence of the United Kingdom, août 2017, 112 pages (https://assets.publishing.service.gov.uk/).
Kahneman Daniel, Système 1/Système 2, les deux vitesses de la pensée, Éditions Flammarion, 2012, 560 pages.
Levasseur Guillaume, « De l’utilité du Wargaming », Note de recherche n° 47, Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), 20 octobre 2017, 7 pages (https://www.irsem.fr/media/podcast/nr-irsem-n47-2017.pdf).
Perla Peter P., The Art of Wargaming, Naval Institute Press, 1990, 416 pages.
Peyret (de) Sébastien, « Du jeu, de la guerre et du jeu de guerre dans le processus de formation des élites militaires », Stratégique n° 116, mars 2017.
McChrystal Stanley, Silverman David, Collins Tantum et Fussell Chris, Team of Teams: New Rules of Engagement for a Complex World, Penguin Books Ltd, 2015, 304 pages.
Ruestchmann Patrick, NATO Analytical War Gaming – Innovative Approaches for Data Capture, Analysis and Exploitation, 16 décembre 2021.
Woodward Bob, Obama’s War, Simon & Schuster, 2010, 464 pages. ♦
(1) Clausewitz (von) Carl, De la guerre, Tempus, 2006, p. 53.
(2) Burkhard Thierry, Vision stratégique du Chef d’état-major des armées, octobre 2021, p. 16 (https://www.defense.gouv.fr/).
(3) Peyret (de) Sébastien, « Du jeu, de la guerre et du jeu de guerre dans le processus de formation des élites militaires », Stratégique n° 116, mars 2017, p. 141-149.
(4) Razoux Pierre, « De l’utilité du Wargaming », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n° 65, décembre 2021 (https://www.areion24.news/2022/04/14/de-lutilite-du-wargaming/).
(5) Risk dont la version initiale, sous le nom de La Conquête du Monde, a été créée par un Français en 1957, et Stratego Legends (1999), produit par la société Avalon Hill fondée en 1953.
(6) Enseignement de l’exercice Warfighter, entretien avec le Lt-col. Steve Pengilly.
(7) Bourguilleau Antoine, Jouer la guerre – Histoire du Wargame ; Passés/Composés, 2020, p. 33.
(8) Kriegsspiel dont la traduction littérale est « Jeu de guerre » en allemand.
(9) Général von Müffling, chef d’état-major de l’armée prusse : « This is not a game. This is training for war. I must recommend it to the whole Army! », 1815. Cité notamment dans Bourguilleau Antoine, Jouer la guerre – Histoire du Wargame, Passé-composé, 2020.
(10) Commandant en chef de la Flotte du Pacifique (CINCPAC) en décembre 1941, puis Commandant en chef inter-armées des zones de l’océan Pacifique (CINCPOA) en avril 1942. De retour devant cette institution en 1965, l’amiral Nimitz déclare : « Notre maîtrise du sujet était devenue si grande que lorsque la guerre du Pacifique a vraiment commencé, rien de ce qui s’y est déroulé ne nous a surpris le moins du monde, à l’exception des attaques kamikazes, ces attaques suicides que les Japonais ont lancé à la fin de la guerre. Pour le reste, tout s’est à peu près déroulé comme nous l’imaginions. »
(11) Development, Concepts and Doctrine Centre, Wargaming Handbook, Ministry of Defence of the United Kingdom, 4 août 2017, 112 pages, p. 17-20 (https://assets.publishing.service.gov.uk/).
(12) Ruestchmann Patrick, « Chap. 5 – Applying AI and Automation to Wargaming: an Overview of Opportunities with a Focus on Intelligent components », NATO Analytical War Gaming – Innovative Approaches for Data Capture, Analysis and Exploitation, 16 décembre 2021.
(13) L’industrie des jeux vidéo en France a réalisé en 2020 un chiffre d’affaires de 5,3 milliards d’euros. À l’échelle mondiale, l’estimation est de 180 Md$, soit environ l’équivalent de l’ensemble des richesses créées en Nouvelle-Zélande.
(14) Cohen Eliot A., Supreme Command: Soldiers, Statemen and Leadership in Wartime, Anchor, 2003, 320 pages.
(15) Huntington Samuel P., The Soldier and the State, the Theory and Politics of Civil-Military Relations, Harvard University Press, 1957, 560 pages.
(16) Bloch Marc, L’étrange défaite : témoignage écrit en 1940 ; Gallimard, 1990 p. 27 : « Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre. Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs militaires et civils, ou ceux qui agissaient en leur nom, n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe allemand fut essentiellement une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a en lui de plus grave. »
(17) Keohane Robert Owen et Nye Joseph S., Power and Interdependence: World Politics in Transition, Boston, Little Brown, 1977, 273 pages.
(18) Ministère des Armées, Actualisation stratégique 2021, janvier 2021 (https://www.defense.gouv.fr/).
(19) Sabin Philipp, Simulating War, Studying Conflict throught Simulation Games, Bloomsbury Academic, 2014, 416 pages.
(20) Kahneman Daniel, Système 1/Système 2, les deux vitesses de la pensée, Éditions Flammarion, 2012, p. 341. Spécialiste de psychologie cognitive et d’économie comportementale, l’auteur démontre par ses observations que « les pertes l’emportent sur les gains » et la majorité des gens éprouvent naturellement une aversion à la perte.
(21) Vandier Pierre (amiral), Lettre aux équipages du 7 mars 2022 : « Il vaut mieux avoir essayé et appris quelque chose que de rester confiné dans la fausse quiétude de l’aversion au risque. Seule la compréhension collective de ces enjeux permettra de gagner les moyens qui nous manquent, d’inventer les solutions face aux difficultés. »
(22) Copp Tara, « ‘It Failed Miserably’: After Wargaming Loss, Joint Chiefs Are Overhauling How the US Military Will Fight », Defense One, 26 juillet 2021 (https://www.defenseone.com/).
(23) M2MC = 5 milieux de confrontation (air, terre, mer, cyber, Espace) et 2 champs (informationnel, électromagnétique).
(24) Entretien avec le colonel Sébastien de Peyret, directeur du Battle Lab Terre, 2 février 2022.
(25) Taleb Nassim Nicholas et Rimoldy Christine, Le Cygne noir : la puissance de l’imprévisible. Suivi de Force et fragilité : réflexions philosophiques et empiriques ; Les Belles Lettres, 2020. Les cygnes sont tous blancs jusqu’à la découverte d’un spécimen noir qu’aucune modélisation n’avait envisagé.
(26) Joint Chiefs of Staff Vision : Developing Today’s Joint Officers for Tomorrow’s Ways of War, 1er mai 2020 : « Develop Practical Warfighting Skills. The driving mindset behind our reforms must be that we are preparing for war. In future wars we envision all-domain operations to generate effective joint command and control, globally integrate effects, and conduct cross-domain fires and maneuver. Curricula should leverage live, virtual, constructive, and gaming methodologies with Wargames and exercises involving multiple sets and repetitions to develop deeper insight and ingenuity. We must resource and develop a library of case studies, colloquia, games, and exercises for use across the PME enterprise and incentivize collaboration and synergy between schools » (https://www.jcs.mil/).
(27) Lacey James, Barrick Tim et Barrick Nathan, « The wargame before the war : Russia attacks Ukraine », War on the Rocks, 2 mars 2022 (https://warontherocks.com/2022/03/the-Wargame-before-the-war-russia-attacks-ukraine/).
(28) Joon Bae Sebastian et Kearney Paul M., « Use Wargaming to Sharpen the Tactical Edge », The RAND Blog, 8 mars 2021 (https://www.rand.org/blog/2021/03/use-wargaming-to-sharpen-the-tactical-edge.html).
(29) Allied Command Transformation (ACT), NATO Warfighting Capstone Concept (https://www.act.nato.int/nwcc).
(30) Defence Science and Technology Laboratory : « Dstl Unveils UK’s First Defence Wargaming Centre » in Gov.uk Press Release, 15 janvier 2020 (https://www.gov.uk/government/news/dstl-unveils-uks-first-defence-wargaming-centre).
(31) Vision stratégique, op. cit., p. 16. Voir aussi la feuille de route « Wargame » de l’État-major des armées.
(32) Quelques exemples : Crise olympique (à propos des jeux de Paris 2024) aux éditions Pytharec, Fitna ou encore Suprématie 2050 chez Nuts Publishing, l’éditeur Hexasim, le magazine des jeux d’histoire Vae Victis…
(33) Vision stratégique du Céma, op. cit., p. 20 « L’excellence de la chaîne de commandement repose sur la plasticité et la réactivité de son organisation ainsi que sur la faculté à appréhender les situations, à décider vite et juste et à synchroniser les effets dans un champ très large, en s’appuyant notamment sur les possibilités portées par le cyber et l’intelligence artificielle. La simplification doit permettre de reconquérir du temps utile, à tous les niveaux, contribuant ainsi à la liberté d’action au quotidien et favorisant l’anticipation. »
(34) Centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE), CIA 01 Concept d’emploi des forces, 2020, p. 5 : « principe clé de l’intégration, entendue comme le démultiplicateur indispensable des effets opérationnels, par l’instauration d’un cadre commun à tous les acteurs » (https://www.cicde.defense.gouv.fr/).
(35) Exercice interarmées majeur souhaité par le Céma, Orion devrait voir l’engagement d’environ 10 000 soldats des armées, directions et services, dans tous les milieux, en vue de préparer un engagement de haute intensité sur un scénario mettant en œuvre les menaces identifiées par les analyses stratégiques.