Dans l’inconscient collectif, le Général symbolise autant, sinon davantage, l’engagement politique au service de la France que la vocation militaire au service de ses Armées. Pourtant, à travers sa carrière au sein de l’institution militaire, il incarne aussi l’ensemble des qualités qui font l’étoffe des plus grands chefs. De Gaulle, en effet, c’est d’abord l’expérience de l’action. Quand il entre à l’École supérieure de guerre, en 1922, il a comme beaucoup d’entre vous connu la réalité de l’engagement opérationnel. Il a vécu les combats, les gaz et la captivité. C’est un soldat expérimenté, un chef tactique aguerri, un homme marqué dans sa chair. C’est riche de cette expérience et de cette profondeur humaine qu’il décide d’entrer à l’École supérieure de guerre. Car il sait qu’il lui faut désormais acquérir une vision stratégique et politique :
– Vision qui s’appuie sur l’indispensable culture générale, « véritable école du commandement » (in Le Fil de l’Épée).
– Vision qui lui permettra, en 1940, de mettre en perspective la défaite de la France et de comprendre que notre pays n’a perdu qu’une bataille, dans une guerre qu’il pressent déjà comme un conflit mondial.
– Vision qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au moment où s’ébauche la confrontation des deux blocs, le conduit à créer la force de dissuasion française, qui assurera à notre pays au sein de l’Alliance atlantique et de l’Europe une autonomie stratégique et le rang de puissance.
De Gaulle, c’est aussi l’esprit d’audace. Audace du théoricien, d’abord, qui, s’inspirant du général Estienne et de Sir Liddell Hard, affirme dans Le Fil de l’Épée, puis dans Vers l’armée de métier, la nécessité d’une guerre de mouvement s’appuyant sur l’emploi des blindés, en complément de la guerre statique. Et qui en déduit l’exigence, à côté de l’armée de conscription indispensable pour défendre la ligne Maginot, de créer une armée de métier. Audace du praticien également, de l’homme d’action ancré dans le réel qui, en 1940 s’illustre à Montcornet et à Abbeville à la tête de la 4e division cuirassée.
Il est l’homme qui a connu les deux grands conflits mondiaux. L’homme qui a mis fin aux guerres de décolonisation. L’homme qui a ouvert la voie à une évolution profonde de nos Armées, de leur finalité même, de l’emploi délibéré de la force, conçu comme un mode acceptable de règlement des conflits entre les nations, ouvert la voie aussi au projet d’interdire la guerre par la dissuasion nucléaire. Pour autant, jamais le général de Gaulle n’a imaginé que cette guerre interdite nous mettrait définitivement à l’abri de la renaissance de phénomènes guerriers, quelle que soit leur forme. Jamais il n’a imaginé que ces « luttes armées et sanglantes entre groupements organisés » pour reprendre la définition du philosophe Gaston Bouthoul (in Traité de polémologie), disparaîtraient de l’histoire des hommes.
Aujourd’hui, c’est vrai, en Europe et au-delà, nous ne connaissons plus de guerres au sens traditionnel du terme. Mais au-delà des querelles de mots et des controverses de spécialistes, la réalité, c’est qu’aujourd’hui, nos forces sont parfois conduites à engager au niveau tactique et micro-tactique des combats d’une intensité comparable aux affrontements extrêmes des grandes guerres du siècle passé.
C’est la raison pour laquelle j’ai voulu que votre école reprenne le nom d’École de guerre. Ce changement n’est pas de pure forme. Ce n’est pas un simple retour en arrière. Il a plusieurs objectifs.
Le premier, le plus important, c’est de réaffirmer la place particulière des militaires, et en particulier des officiers, dans notre société, en rappelant que le métier que vous avez choisi est un métier à part, un métier qui fait de vous les dépositaires du monopole de la violence légitime de l’État et peut vous conduire à donner jusqu’à votre vie. Le deuxième objectif, c’est de renouer avec la tradition d’excellence qui a fait des Écoles supérieures de guerre les viviers de la pensée militaire et stratégique française. Je pense au maréchal Foch, rappelant à ses élèves que « les improvisations géniales sur le champ de bataille ne sont que le résultat de méditations antérieures », à l’amiral Castex, théoricien du lien entre guerre terrestre et guerre navale et fondateur de l’Institut des hautes études de défense nationale ou encore au général Gallois, père de la dissuasion nucléaire. Le troisième objectif, c’est de donner une meilleure visibilité à l’École, au sein de la communauté nationale, avec un nom ancré dans le subconscient des Français, mais aussi sur le plan international, grâce à une harmonisation avec les Écoles de guerre des puissances militaires alliées ; je pense notamment au War College américain. Enfin, quatrième objectif, tourner la page du chantier de l’interarmisation qui, s’il constituait un défi majeur au lendemain de la guerre du Golfe, au moment de la fusion des Écoles supérieures de guerre des quatre forces armées, est désormais derrière nous. J’ai pu le constater au moment des fêtes, lors de ma visite aux forces déployées en Afghanistan.
Cette École, j’attends qu’elle fasse de vous les Officiers d’élite dont la France a besoin. Des Officiers capables d’abord de tirer le meilleur de nos moyens actuels et de penser notre outil de défense de demain. Pour relever ce défi, n’oubliez jamais la nécessité d’inscrire votre réflexion dans le cadre de l’ensemble de nos institutions. N’oubliez jamais de prendre en compte les grands enjeux de notre société, qu’ils soient politiques, sociaux, économiques ou culturels, mais aussi du bouleversement du monde qui nous entoure.
Vous devrez également être capables de penser nos relations de défense de demain. Profitez des opportunités qui vous sont offertes pour échanger, créer des liens et faire de ces relations des partenariats toujours plus étroits, toujours plus innovants, dans cet esprit d’autonomie qui doit rester celui de nos Armées. Profitez-en également pour confronter vos expériences et vos visions du monde dans lequel vous évoluerez, lorsque vous serez les décideurs en charge de vos forces armées respectives.
Vous devez enfin être capables de penser les conflits de demain. Cela suppose d’abord d’inventer les concepts qui permettront de faire face aux menaces déjà répertoriées par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et contre lesquelles nous n’avons pas encore élaboré de capacités d’action ni défini de doctrines. Comment conduirons-nous demain la défense antimissiles balistique ? Comment mènerons-nous les actions offensives et défensives de la cyberguerre ? Comment lutterons- nous contre les nouvelles formes de prolifération ?
Le Livre blanc ne limite évidemment pas le champ de la spéculation intellectuelle que vous devrez conduire. Qui peut aujourd’hui définir de manière certaine ou même probable ce que sera la donne stratégique ? Bien sûr, nous disposons du concept de « surprise stratégique » officialisé par le Livre blanc. Mais ce concept reste flou. Aujourd’hui, je vous donne mandat d’imaginer non pas une, mais dix « surprises stratégiques », de construire des hypothèses crédibles et concrètes, d’élaborer les réponses doctrinales et capacitaires qui fonderont les choix de défense essentiels que les militaires ont le devoir de proposer aux plus hautes autorités politiques de notre pays. « (Le) caractère de contingence propre à l’action de guerre, écrivait le Général, fait la difficulté et la grandeur de la conception. Sous une apparence de sommaire simplicité, elle offre à l’esprit humain le plus ardu des problèmes, car, pour le résoudre, il lui faut sortir des voies ordinaires, forcer sa propre nature » (in Le Fil de l’Épée).
Sachez, vous aussi, sortir des voies ordinaires pour mener une réflexion originale et audacieuse. Sachez, vous aussi, forcer votre propre nature pour permettre à la France de conserver un outil de défense digne d’une grande puissance militaire.
|
136 pages