L’Heure des prédateurs (published in English as The Hour of the Predator)
L’Heure des prédateurs
Voici un court essai qui se lit d’une traite. L’œuvre d’un observateur avisé d’un monde politique où les ascensions les plus fulgurantes côtoient les chutes les plus rudes. Un observateur qui nous raconte, par l’intermédiaire de quelques chapitres qui sont autant de « choses vues », la soumission plus ou moins consciente du monde politique aux « conquistadores de la tech » et, surtout, le remplacement de l’élite politique traditionnelle par une génération de leaders « borgiens » qui fondent leur pouvoir sur leur capacité de sidération et leur mépris des règles. Au gré des pages noircies par cet écrivain et conseiller politique européen, se déploie ainsi une analyse aussi lucide que pertinente sur le retour – car il s’agit bien d’un retour et non d’une nouveauté à l’échelle du temps long – des « prédateurs », sous deux visages.
Côté pile, des hommes politiques qui ont su capter le mécontentement d’une bonne partie d’un électorat fatigué des promesses non tenues par les élites de l’ancien monde, et qui ont judicieusement remis l’action en première ligne pour résoudre des problèmes en apparence insolubles… au prix du passage par pertes et profits d’un certain nombre de règles que l’on croyait immuables mais qui corsetaient ceux qui les respectaient. On y voit ici le destin du président américain Donald Trump, du président du Salvador Nayib Bukele, de l’actuel leader argentin Javier Milei ou encore du nouveau monarque saoudien Salmane ben Abdelaziz Al Saoud. Des dirigeants qui ont « renversé la vapeur » en utilisant, selon l’auteur, le chaos non comme fin, mais comme moyen d’exercer leur pouvoir. Côté face, des géants de la tech désormais assez forts pour ne plus avoir besoin de faire semblant de respecter des règles vues comme le fruit d’un complot d’élites jugées illégitimes. On retrouve ici toutes les grandes figures à la tête des mastodontes de la tech, dont certains, comme Elon Musk, ont également un pied en politique.
Face à ce Janus, Giuliano da Empoli estime que nous vivons, comme cela est souvent arrivé dans l’histoire, un moment machiavélien. Pour appuyer son propos au gré des épisodes qu’il relate, depuis Riyad jusqu’au siège de l’ONU à New York en passant par d’autres forums internationaux autour de la planète, l’écrivain pose sur les événements un regard d’érudit qui a longtemps médité sur le sens de l’action politique. Loin de porter un jugement hâtif et convenu sur cette évolution dont les causes ne sauraient nous surprendre (désaffection pour une classe politique décrédibilisée et incapable d’agir, sentiment d’effacement de la majorité face à la dictature de quelques minorités choyées par les régimes libéraux, etc.), l’auteur du Mage du Kremlin (Gallimard, 2022) nous ouvre plutôt sur ce que nous dit cette inflexion du monde qui vient. Un monde où l’intelligence politique est totalement découplée de la puissance intellectuelle. Un monde où la sidération est la nouvelle norme pour s’imposer. Bref, un monde à l’image de l’époque des Borgia et de Machiavel.
Parmi les riches réflexions qui jalonnent cet ouvrage, on appréciera notamment l’approche de Giuliano da Empoli sur les conséquences politiques de l’Intelligence artificielle (IA), qui n’est pas un simple facteur d’accélération du pouvoir, mais bien une nouvelle forme de pouvoir. Tout en reconnaissant ne pas être versé dans les sous-jacents techniques de l’IA, l’auteur pointe néanmoins quelques changements profonds portés par ce nouveau paradigme. Citons-en deux. D’abord, le passage d’un clivage État versus marché au XXe siècle à un clivage humain vs machine au XXIe siècle. Ensuite, le remplacement du savoir par la foi, l’IA sonnant l’avènement du « je vois ce que je crois ».
Loin d’être un traité de politique, cet essai est plutôt une forme de respiration qui incite à lever le nez. Qu’on adhère ou non à toutes les analyses de son auteur, on y saluera dans tous les cas un pas de côté bienvenu. ♦