La question russe, car c’est d’elle dont il s’agit, ne cesse de nous interpeller, alimentée constamment par le durcissement des relations entre l’Occident et la Russie, à laquelle celle-ci répond par le perfectionnement constant de son outil militaire et son rapprochement de plus en plus prononcé avec la Chine. Les Européens, l’Otan et les États-Unis ont les yeux rivés sur la frontière russo-ukrainienne, où leurs grands yeux ont perçu les préparatifs d’une guerre dont le déclenchement, qui ayant suscité scepticisme, de part et d’autre, a bien eu lieu et ce d’une manière aussi massive qu’inattendue ! La France, appuyée en cela par l’UE, a cherché à prévenir la Société militaire privée (SMP) Wagner d’intervenir à Bamako, à l’encontre de laquelle Bruxelles vient d’édicter un train de sanctions, mais sans résultat, ce qui a été l’une des raisons du départ de Barkhane du Mali. Ajoutons les agissements du « satellite » biélorusse, dépendant de plus en plus de Moscou, la présence russe en Syrie, ses ambitions africaines, la liste des contentieux s’allonge et les imprévus s’approfondissent.
Alors que lors de sa rencontre avec Vladimir Poutine, du 16 juin 2021 à Genève, le président Biden avait souhaité l’instauration de relations « stables et prévisibles », il semble avoir pris acte du non-accomplissement de son vœu en menaçant à titre dissuasif de sévères sanctions la Russie au cas où celle-ci recourait aux armes contre l’Ukraine. En Europe les tensions ont brusquement monté, ce dont a tenu compte le Congrès américain en allongeant encore de 25 milliards de dollars le gigantesque budget militaire américain, dont 14 milliards consacrés au théâtre et aux pays européens y compris les 300 millions de dollars alloués au renforcement du potentiel militaire ukrainien.
C’est bien en ayant toutes ces questions, dont pourtant il n’a pas pu, comme tout un chacun, mesurer l’ampleur et bien d’autres encore à l’esprit que David Teurtrie a rédigé sa puissante synthèse, qui passe en revue les éléments et facteurs expliquant le retour de la puissance russe. C’est un tour d’horizon des divers éléments bien connus de cette puissance russe (immensité du territoire, abondances de ressources énergétiques et minérales, renouveau de l’outil militaire, essor du secteur agricole…). Ce retour de la Russie au rang des grandes puissances apparaît au vu de quelques indicateurs. La Russie est le premier exportateur mondial de pétrole (12 %), le premier de blé, le premier exportateur de centrales nucléaires, le deuxième d’armements, elle fait partie des trois premières puissances spatiales. Pourtant les années de vaches grasses dans le domaine des hydrocarbures semblent derrière elle. On sait, c’est l’un des grands succès de Poutine, que l’armée russe en une dizaine d’années s’est considérablement modernisée. Elle est devenue plus flexible. Elle est dotée de matériels performant comme l’avion de combat multifonctionnel Su-57, du système antimissile S-500, du char T-14 Armat et avec l’arme hypersonique, elle détient une arme redoutable. Cependant, si la Russie reste le deuxième exportateur d’armes dans le monde, ses exportations, qui sont passées de 3,4 milliards dans les années 1990 à 15,76 milliards en 2013, plafonnent actuellement à 15 milliards, et la part de la Russie est passée de 26 % à 20 % du total mondial. En matière de gestion macroéconomique, en dehors d’une inflation devenue préoccupante, les performances russes apparaissant fort honorables. En 2020, son PIB n’a chuté que de 3 % contre 4,9 % pour l’Allemagne et 8,2 % pour la France. La Russie sera l’une des seules grandes économies (en dehors de la Chine) à connaître un exercice 2020-2021 positif. N’a-t-elle pas réussi l’exploit à contenir sa dette publique passée de 13,6 % à 19 % du PIB et à avoir accru ses réserves monétaires de 400 à 620 milliards de dollars, dont 120 milliards en or ? Si en valeur nominale, le PIB russe se situe à la onzième place entre celui de la Corée du Sud et celui du Brésil, en revanche, en termes de parité de pouvoir d’achat (PPA), il est le sixième mondial. C’est dans le domaine démographique que les faiblesses sont les plus apparentes et préoccupantes. En trente ans, en dépit de l’intégration de la Crimée, avec ses 2,4 millions d’habitants, sa population est restée au même niveau de 145 millions. S’agissant des décès dus à la Covid-19, l’auteur s’en tient aux chiffres de Rossât, 400 000 entre avril 2020 et août 2021, d’autres évaluations pointent un bilan proche de 800 000 actuellement. Il est vrai que la Russie ne consacre que 3,6 % de son PIB aux dépenses de santé contre une moyenne de 9,8 % pour l’UE. C’est en matière de défense (2,8 % contre 1,3 %) et de sécurité (2,2 % contre 1,7 %) que les indicateurs russes dépassent les Européens.
David Teurtrie consacre des développements fournis aux divers volets de la politique extérieure de Moscou. Mais ce qu’il écrit surtout sur l’Ukraine, « en définitive le principal échec russe », est bien décalé. Qui aurait pu prévoir cette brusque accélération de l’histoire ? Également que la Russie entend apparaître comme un facteur d’équilibre entre l’Eurasie et l’Occident ; une position qui paraît datée. Que la Russie ait cherché à restaurer son rang, défendu ses intérêts et étendu son influence sur son étranger proche, cela paraît conforme à la nature des choses. Mais désormais une nouvelle page a été ouverte et on n’en connaît pas encore l’issue. La Russie actuelle se résume-t-elle à ce seul aspect géopolitique et géostratégique, au moment où Dmitri Mouratov vient de recevoir le Nobel de la Paix en posant ses pas sur ceux de ses prédécesseurs Andreï Sakharov et Mikhaïl Gorbatchev ? Dmitri Mouratov, cinquante-neuf ans, a été, en 1993, l’un des fondateurs du journal russe Novaïa Gazeta. Depuis 1995, il en est le rédacteur en chef. Il est considéré comme étant le seul journal critique avec une influence nationale en Russie aujourd’hui. Il dénonce la corruption de l’État, les violences policières, la fraude électorale et les violations des droits de l’homme. Depuis des décennies, il défend la liberté d’expression en Russie dans des conditions de plus en plus exigeantes. Mais il semble bien isolé.
En conclusion, David Teurtrie s’interroge sur la période actuelle, marquée par les interrogations sur l’après-Poutine. On avait interrogé, un jour, le général de Gaulle, sur « l’après » et celui-ci en lançant ses longs bras en l’air, avait déclaré que ce sera le trop-plein. Nul ne sait ce que sera l’après Poutine ni quand même cela interviendra. On sait ce qu’il en fut des successions de Staline, de Khrouchtchev, de Brejnev et de Gorbatchev. Assurer la pérennité, la continuité et la stabilité du régime actuel, quelles que soient ses insuffisances, tel est le vœu des élites russes, en particulier des siloviki. Il reste à voir désormais, ce qu’il adviendra de ce nouveau chapitre, ouvert par l’intervention militaire russe en Ukraine. En tout cas, la période de la post-guerre froide, qui avait succédé à l’effondrement de l’URSS, est bel et bien enterrée. ♦