Grand spécialiste des frontières et des fronts, dont il a renouvelé et approfondi l’analyse en se rendant dans bien des coins de la planète, le géographe Michel Foucher s’est très tôt trempé dans les réalités internationales concrètes en intégrant des cabinets ministériels au Quai d’Orsay, en prenant la tête du CAP (Centre d’analyse et de prévision) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, avant d’être nommé ambassadeur en Lettonie entre 2002 et 2006. Au cours de cette carrière riche et variée, il n’a cessé d’écrire ouvrages et articles, d’entretenir des dialogues suivis avec des personnalités comme Bronislaw Geremek, éminent médiéviste devenu conseiller du président Lech Walesa puis ministre des Affaires étrangères de Pologne entre 1997 et 2000.
Michel Foucher a surtout pris part au bouillonnement politique et intellectuel qui a suivi la chute du mur de Berlin (9 novembre 1989), le processus d’unification allemande puis la disparition de l’Union soviétique, double mouvement marquant le démantèlement du camp socialiste mondial et le démembrement d’un empire continental séculaire. Cette chute, qui s’est opérée pratiquement sans effusion de sang, a provoqué des ondes de choc que l’on perçoit toujours à ce jour. Les responsables politiques de l’époque lui ont demandé à cette occasion de réfléchir et de dresser la carte et les contours de la nouvelle Europe qui, selon les vœux du président François Mitterrand du 31 décembre 1989, « dépendant des deux superpuissances, va, comme on rentre chez soi, rentrer dans son histoire et sa géographie. » Déjà à l’époque, voire depuis toujours, cette grande Europe, que Charles de Gaulle rêvait d’organiser de l’Atlantique à l’Oural, hésitait entre son intégration dans la famille euro-atlantique ou un grand continent élargi. Convenait-il donc de bâtir une Maison commune, comme l’avait préconisé Mikhaïl Gorbatchev dans un discours en 1989 à Strasbourg, ou François Mitterrand dans son projet de Confédération européenne, sans les États-Unis, mais avec l’URSS/Russie ou fallait-il continuer de vivre sous le parapluie américain ? Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, toutes ces questions n’ont pas réellement resurgi, car la Russie et sa féale, le Belarus, ont « quitté » l’Europe des démocraties, des droits de l’homme, des libertés. Néanmoins, celles-ci restent sous-jacentes puisqu’elles ne se sont pas évaporées. À l’issue de l’élection présidentielle américaine et de la fin de la guerre en Ukraine, qui ne saurait se poursuivre indéfiniment, il conviendra bien de reprendre le taureau par les cornes et d’imaginer une nouvelle architecture de sécurité européenne, prenant en compte toute l’histoire des tentatives et des propositions du passé.
C’est à cet exercice de conseiller de l’ombre que n’a cessé de se livrer Michel Foucher. Ayant été intimement associé à la préparation des Assises de la Confédération de Prague de juin 1991, sous l’égide de François Mitterrand et de son homologue tchécoslovaque Václav Havel, il apparaît aujourd’hui comme un des pères du projet de Communauté politique européenne. La première réunion pour cette Communauté politique, lancée par le président Emmanuel Macron, s’est tenue à Prague le 6 octobre 2022, pour montrer la centralité de la Tchécoslovaquie, déjà soulignée par Mikhaïl Gorbatchev. L’intérêt de cet ouvrage, au-delà de ces utiles rappels historiques, est que son auteur se livre à une sorte de relecture critique de ses écrits, qu’il restitue parfois dans leur intégralité : en quoi ses hypothèses, ses indications et ses prévisions se sont avérées justes ou pour quelles raisons elles ont manqué leur cible. Les sujets qu’il aborde, presque toujours liés à ces domaines d’excellence (frontières, fronts, configurations et recompositions spatiales), sont vastes allant de la pensée géopolitique brésilienne, avec laquelle il a été confronté à ses débuts, à la Grande Europe, au Proche-Orient, sans oublier le Sahel et une bonne partie du continent africain. Ainsi en mars 2016, le Chef d’état-major des armées de l’époque, le général Pierre de Villiers, l’a convié à proposer aux quatre-vingts officiers généraux qu’il avait réunis, des éclairages géopolitiques sur les différentes régions critiques qui sont autant de théâtres d’opérations pour notre pays et nos rares alliés. Cet exposé fourni a donné lieu à un substantiel article dans la revue Le Débat qui ausculte la situation dans la Bande sahélo-saharienne (BSS), au Maghreb et au Machrek, après les révolutions arabes et dans l’Orient arabe. Alors la société civile tunisienne, dont ses représentants les plus emblématiques reçurent le Prix Nobel de la paix en 2015 (1), était pleine de vigueur ; elle a été remise au pas depuis… Si Michel Foucher a vu juste sur le « Yalta régional entre Arabie saoudite et Iran », en revanche sa perception de la faiblesse de la Turquie et de sa rupture durable avec la Russie s’est avérée démentie par les faits. C’est dire la souplesse de la diplomatie du président Erdogan. Une cinquantaine de pages sont consacrées à « Israël-Palestine, quelles géographies » (chapitre VI) et « Remodeler l’Orient » (chapitre VII). Dans une note adressée au ministre des Affaires étrangères, il relevait l’absence de réflexion géographique concrète, conduite aux échelles pertinentes, qui a longtemps été une faiblesse du mouvement national palestinien, et peut y voir une des causes du déchaînement de violences consécutif aux attaques terroristes du Hamas du 7 octobre 2023. Michel Foucher en déduit très vite l'impossibilité pratique de la solution de création d’un État palestinien, lui préférant le scénario d’une association israélo-palestinienne, qui se concentre aujourd’hui sur la seule composante israélo-palestinienne. De fait, l’ignorance géographique de Yasser Arafat (1929-2004), dirigeant de l’Organisation de libération palestinienne (OLP) trop longtemps éloigné du terrain et se référant à l’échelle du « monde arabe », s’est avérée une durable faiblesse. L’avenir impose, conclut aujourd’hui Michel Foucher, de redessiner la géographie d’une politique clairvoyante, porteuse d’un horizon politique pour les Palestiniens. Horizon, voilà un terme qui apparaît souvent sous sa plume que l’on retrouve tant à propos de l’Ukraine, de l’Europe, que du Sahel, comme pour s’affranchir momentanément des zones d’influence et États tampons, des évolutions et ruptures, des configurations ethniques et linguistiques, religieuses et idéologiques, économiques et politiques.
L’exercice du conseiller du prince exige une connaissance du réel. Toutefois, comme l’a écrit le philosophe français Vladimir Jankélévitch, qu’il cite en épilogue : « le courage n’est pas un savoir, mais une décision » (Traités des vertus, 1949, II, 1). ♦
(1) Le Prix Nobel de la paix a été décerné au « Quartet du dialogue national » en Tunisie pour sa contribution à la construction d’une démocratie pluraliste à la suite de la révolution de Jasmin en 2011. Ce Quartet est composé de quatre grandes organisations : le syndicat UGTT (Union générale tunisienne du travail), l’organisation patronale UTICA (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat), la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH) et l’Ordre national des avocats de Tunisie.
