Stratégie théorique II
L’œuvre de Lucien Poirier est la référence obligatoire de toute réflexion stratégique. Qui la néglige sera, quoi qu’il en ait, jugé selon les critères qu’elle a posés. Les temps que nous vivons, de doute et d’errance, nous incitent à y revenir. C’est à point nommé que les éditions Économica publient, dans leur « Bibliothèque stratégique », un regroupement de quatre textes essentiels.
Le premier, et le plus long, est inédit. Il se place au centre exact de la recherche austère à laquelle s’applique, depuis de nombreuses années, Lucien Poirier : établir une « théorie de l’agir » qui soit « nécessaire » ; répondre, s’il se peut, aux deux questions inséparables, que faire ? comment le faire ? Intitulé « Langage et structure de la stratégie », l’essai dépasse son objet. Cherchant à construire une rigoureuse logique de l’action, l’auteur sent que sa visée n’est pas neutre. Il sait que l’esprit paresseux, entraîné par le courant de la reposante déduction (comment faire), tend à négliger les prémisses, « définition des fins suprêmes de l’individu et de l’espèce » (que faire). Allons au bout. Cette « idée de l’homme » à laquelle nulle politique n’échappe, est-elle choix du prince, révélation divine, soumission à quelque loi naturelle ou création collective, fruit d’une histoire et concentré de culture ? Logicien scrupuleux, le général Poirier prend en compte cette incertitude sur les fins dernières et remet la stratégie à sa place : « Le véritable problème est de déterminer le domaine qui doit échapper à une emprise dont on devine les dangers ».
Des trois autres essais qui composent l’ouvrage, je retiens deux thèmes, choix personnel que l’actualité inspire. Le premier est la « dérive » que subit la doctrine de dissuasion nucléaire, dérive signalée par Lucien Poirier dès la fin de la décennie 1970. Il s’étonnait alors de la virulence du révisionnisme stratégique et des écoles qui le soutiennent. Il s’est lui-même longtemps efforcé de « sauver la terreur nucléaire des inventions de l’intelligence guerrière qu’une stratégie aussi négative, bloquant l’action, scandalisait ». Peut-être est-il moins ferme aujourd’hui sur ces premiers engagements.
Mais heureusement, souligne-t-il, « le recul devant l’aventurisme n’est pas imputable au seul blocage nucléaire ». C’est là le dernier thème que nous voulions proposer au lecteur. Indépendamment des volontés étatiques, par le seul effet de la modernité envahissante, le monde se met en forme, informé, uniforme. Dans la brume de nos perceptions se lève un maître indistinct : « le Tout-qui-n’a-pas-de-nom ». Pour anonyme qu’il soit, le maître est efficace, « ça parle et ça agit ». Le Tout impose aux États les règles de leur coexistence. Il rend impuissants les surpuissants. Il met en cause la notion, qui nous était familière, de conflit mondial induit par les deux Grands : qui suivrait ? De l’émergence progressive de ce Tout modérateur, notre petit continent, toujours exemplaire, fournit le modèle ; il se pourrait que « le magma, l’informe européen pèse plus qu’une Europe structurée dans les spéculations et les comportements des deux Grands ».
C’est pourtant par un hymne à « la bombe » (Synecdoque – le saviez-vous ? – ici dûment justifiée) que se termine le livre. Est-il nécessaire de tant en parler ? « Es ist so !… Désormais installée parmi nous et en nous, la bombe est là, en permanence, veilleur sourcilleux à la porte close de notre histoire ».
Cet homme-là, l’espace d’une lecture, vous rend intelligent. C’est une aubaine à ne pas manquer.