Introduction – Strategic Change in Africa: from Geopolitical Recompositions to the Quest for Independence
Introduction – L’Afrique face aux mutations stratégiques : entre recompositions géopolitiques et quête d’autonomie
Le continent africain connaît aujourd’hui d’importantes mutations géopolitiques qui redéfinissent en profondeur ses relations internationales ainsi que ses dynamiques sécuritaires internes. Longtemps considéré comme un simple terrain d’influence des puissances occidentales, l’Afrique s’impose désormais comme un espace stratégique convoité, au cœur d’une compétition mondiale renouvelée. La multiplication des forums internationaux impliquant l’Afrique (divers sommets « Afrique » (1), G20, BRICS +, etc.) témoigne ainsi de cette centralité retrouvée du continent dans les relations internationales contemporaines.
Néanmoins, le recours de plus en plus fréquent aux sommets et forums pour encadrer les relations diplomatiques interroge la place et les représentations de l’Afrique dans le monde. Au-delà de la simple concurrence entre puissances, ces événements frappent par la récurrence des thématiques abordées : aide au développement, coopération, construction de partenariats stratégiques, accès aux ressources naturelles, sans oublier l’influence culturelle, diplomatique, voire religieuse. Dans la lignée des pratiques diplomatiques occidentales de la seconde moitié du XXe siècle – à commencer par la Conférence de La Baule en juin 1990 – ces « grandes messes » de la coopération traduisent, avant tout, une relation asymétrique entre une puissance, traditionnelle ou émergente, et un continent composé de 54 États. Leur prolifération s’inscrit, quant à elle, dans la continuité d’une histoire africaine de l’extraversion, chaque événement présentant une ressource stratégique pour les sociétés africaines (2), qui y perçoivent une opportunité de développer de nouvelles dynamiques, soutenues par des enjeux de souveraineté, la diversification des partenariats et la reconfiguration des équilibres sécuritaires (3).
Qu’autant d’États s’intéressent aujourd’hui à l’Afrique transforme le continent en un révélateur – voire un miroir – des grandes évolutions géopolitiques contemporaines. Le continent devient ainsi le théâtre de dynamiques majeures, où l’émergence de nouvelles puissances contestant l’ordre international établi se conjugue à l’essoufflement des puissances traditionnelles, illustré par le retrait progressif des forces militaires françaises et le désengagement croissant des États-Unis, notamment par la suppression de l’aide extérieure depuis le récent retour de Donald Trump à la présidence américaine. Ces mutations ont bien évidemment des répercussions dans les sociétés africaines où les perceptions, les discours et les opportunités évoluent. Une nouvelle génération de dirigeants et d’intellectuels africains, plus critique à l’égard des héritages coloniaux et plus déterminée à défendre les intérêts de leur pays ou du continent, redéfinit les termes du débat géopolitique (4). Ces évolutions, porteuses d’opportunités, d’espoirs mais également de risques, appellent à un renouvellement profond des grilles d’analyses et des modalités d’engagement.
Ce dossier de la RDN, consacré à l’Afrique, propose d’examiner les mutations stratégiques à l’œuvre sur le continent dans toute leur complexité et leur diversité. En croisant les perspectives de chercheurs, diplomates, praticiens du développement et militaires – venus de France, d’Europe et d’Afrique –, ce numéro réunit une série d’analyses qui interrogent les nouvelles configurations du pouvoir (5), les stratégies mises en œuvre par les acteurs africains et internationaux, ainsi que les répercussions de ces évolutions sur la sécurité régionale et mondiale. Sans prétendre à l’exhaustivité, les contributions ici rassemblées offrent des éclairages complémentaires sur les dynamiques en cours à différentes échelles géographiques. Certains articles portent sur des études de cas nationales, comme ceux consacrés à l’Égypte ou à l’Éthiopie, tandis que d’autres s’intéressent aux dynamiques régionales – notamment au Sahel ou dans la région des Grands Lacs –, voire continentales, à travers l’analyse des relations entre l’Afrique et ses « partenaires stratégiques ».
D’emblée, ces variations géographiques soulignent l’importance des jeux d’échelle pour comprendre les mutations à l’œuvre sur le continent africain, à commencer par la transformation de son paysage sécuritaire (6). Face à l’évolution des menaces – de la lutte contre le terrorisme aux guerres civiles, en passant par les conflits frontaliers et régionaux – les États africains composent en fonction des opportunités, multipliant les « partenariats stratégiques ». Ces réponses variées soulèvent néanmoins une question de fond : quelle est la nature des différentes offres sécuritaires internationales, et en quoi leurs spécificités impactent-elles ou influencent-elles les sociétés africaines ? Tandis que certains États continuent de s’aligner sur une puissance extérieure dominante, d’autres privilégient une politique de non-alignement actif et de diversification de leurs alliances. Là où certains optent pour une approche individuelle, reflet d’une volonté d’affirmation en tant que puissance émergente, d’autres misent sur l’intégration régionale à travers des organisations telles que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), l’Alliance des États du Sahel (AES) ou encore l’Union africaine (UA). Ces structures, bien qu’animées par l’ambition d’apporter « des solutions africaines aux problèmes africains » (7), peinent toutefois à obtenir des résultats durables. Cette efficacité contrastée peut s’expliquer, en partie, par la prolifération des partenariats bilatéraux et par l’ingérence d’acteurs extérieurs, qui viennent parfois brouiller les dynamiques de coopération régionale.
La multiplication des partenariats stratégiques, qu’ils soient bilatéraux ou noués entre une puissance extérieure et le continent africain, semble repositionner l’Afrique sur la scène mondiale. Longtemps perçue comme un simple « objet » des politiques étrangères, reléguée à l’arrière-plan diplomatique et considérée comme faiblement influente, l’Afrique s’affirme désormais comme un espace stratégique convoité par les puissances, tant traditionnelles qu’émergentes, du système-monde. Bien que de plus en plus diversifiés, ces partenariats continuent de soulever la question de la dépendance et des formes d’aliénation qui peuvent en découler. Plus de deux décennies après son retour en force sur le continent, la Chine – aujourd’hui qualifiée de « puissance africaine » (8) – s’est imposée comme un acteur indispensable pour de nombreux États. Pékin propose un modèle de développement alternatif à celui longtemps promu par l’Occident, séduisant une partie des dirigeants africains par son pragmatisme et l’absence apparente de conditionnalités politiques (9). Pourtant, la montée en flèche de l’endettement à l’égard de la Chine suscite des interrogations croissantes. D’autres puissances, comme la Russie, investissent également le continent, en misant sur des stratégies d’influence hybrides associant présence paramilitaire, exploitation des ressources naturelles et campagnes de désinformation, tout en capitalisant sur le sentiment anti-occidental grandissant dans plusieurs pays africains.
La diversification des partenariats stratégiques s’inscrit dans une dynamique plus large d’affirmation souverainiste sur le continent africain, une dynamique qui, paradoxalement, se nourrit de la persistance des crises. Si ces dernières révèlent fréquemment les tensions existantes entre les pouvoirs en place, l’enjeu réside moins dans leur simple constat que dans la compréhension de ce qu’elles induisent : des transformations conjoncturelles, structurelles, voire culturelles. Le terme « crise », dans son acception grecque, renvoie d’ailleurs à cette double signification : celle d’un moment de rupture et de basculement (krisis), mais aussi celle d’une opportunité d’agir au bon moment (kairos) (10). La récurrence des crises en Afrique ouvre ainsi un champ d’analyse sur les recompositions profondes des rapports de pouvoir. Après près d’une décennie d’instabilité au Sahel, les coups d’État militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger illustrent à la fois une crise de légitimité et l’émergence de nouvelles élites politico-militaires désireuses de rompre avec les schémas d’influence traditionnels, à commencer par le modèle interventionniste français. Ces bouleversements ne sauraient toutefois être réduits à de simples réajustements diplomatiques : ils s’inscrivent dans un « enchevêtrement des crises » (11) mêlant défaillances étatiques, tensions intercommunautaires, vulnérabilités climatiques et économiques, montée de l’extrémisme violent et aspirations populaires à un avenir meilleur.
Face à ces aspirations, il importe d’examiner les marges, les détours et les dynamiques périphériques des conflits, en s’intéressant aux enjeux qui en découlent sans nécessairement les inscrire dans le cadre des études dites « stratégiques ». Des questions urbaines aux migrations intra- et extra-africaines, en passant par l’aide publique au développement, il s’agit de rappeler que les sociétés africaines se transforment avant tout à des échelles locales et humaines. Loin de se résumer à un théâtre de conflits (12), le continent africain invite aussi à repenser notre manière d’appréhender un monde en constante mutation. ♦
(1) En plus des « classiques » Sommets France-Afrique organisés tous les deux ans, on compte désormais les Sommets sino-africains tous les trois ans depuis 2000, les Sommets Inde-Afrique depuis 2008, les Sommets Russie-Afrique lancés en 2019, les Sommets Japon-Afrique ou encore les Sommets Europe-Afrique. Notons également que le premier Sommet Arabie saoudite-Afrique a été organisé en 2023 et qu’un prochain Sommet Turquie-Afrique (le 5e du genre) est prévu en 2026.
(2) Bayart Jean-François, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale, 1999/4, n° 5, p. 97-120 (https://www.persee.fr/doc/criti_1290-7839_1999_num_5_1_1505).
(3) Edozie Kiki Rita et Khisa Mose, Africa’s New Global Politics: Regionalism in International Relations, Lynne Rienner Publishers, Boulder, 2022, 221 pages.
(4) On pense notamment aux travaux d’Achille Mbembe – Sortir de la grande nuit : Essai sur l’Afrique décolonisée, (La Découverte, 2010), Politiques de l’inimitié (La Découverte, 2016) ou encore Brutalisme (La Découverte, 2020) – ou ceux de Felwine Sarr – Afrotopia (Philippe Rey, 2016) ou (avec Bénédice Savoy) Restituer le patrimoine africain (Philippe Rey, 2018).
(5) Roitman Janet, Guyet Rachel et Hibou Béatrice, « Le pouvoir n’est pas souverain », p. 163-196 in Hibou B. (dir.), La privatisation des États, Karthala, 1999.
(6) Taylor William A., Contemporary Security Issues in Africa, Bloomsbury Academic, 2024, 258 pages.
(7) « À l’ONU, l’Égypte plaide pour des “solutions africaines aux problèmes africains” », ONU info, 25 septembre 2019 (https://news.un.org/fr/story/2019/09/1052502).
(8) Aurégan Xavier, Chine, puissance africaine. Géopolitique des relations sino-africaines, Armand Colin, 2024, 272 pages.
(9) Shinn David H. et Eisenman Joshua, China’s Relations with Africa: A New Era of Strategic Engagement, Columbia University Press, 2023, 504 pages.
(10) Hartog François, Chronos : l’Occident aux prises avec le temps, Gallimard, 2020 [Cité dans] Lauret Alexandre, « Des migrants contre des armes. Routes et trafics illicites dans la Corne de l’Afrique et au Yémen », Hérodote, n° 196, 2025, p. 99-116 (https://www.herodote.org/IMG/pdf/lauret.pdf).
(11) Hugon Philippe, Géopolitique de l’Afrique (4e édition), Armand Colin, 2016, 132 pages.
(12) Le Gouriellec Sonia, « “Des Afriques” : gestion de crises et résolution des conflits en Afrique subsaharienne », RDN, n° 792, Été 2016, p. 15-19 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=21198&cidrevue=792).