« Les Balkans produisent plus d’histoire qu’ils ne peuvent en absorber »
Formule longtemps attribuée, sans confirmation, à Sir Winston Churchill

Le 14 décembre 1995, il y a trente ans, la signature à Paris de l’Accord-cadre pour la paix ⁽¹⁾ portait l’ambition de mettre un terme définitif au conflit qui a ensanglanté la Bosnie-Herzégovine et l’ex-Yougoslavie pendant près de quatre ans, depuis le mois de mars 1992. L’embrasement de ce qui était alors un tout nouvel État résultait de l’éclatement de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, communément appelée Yougoslavie. Les affrontements avaient d’abord surgi, brièvement, en Slovénie à l’été 1991, pour se propager ensuite en Croatie puis en Bosnie-Herzégovine et, de manière très limitée, en Macédoine.

Sans revenir ici sur les origines du conflit, celui-ci se concentre en Bosnie-Herzégovine où s’affrontent trois groupes belligérants, les Bosno-Croates, les Bosno-Serbes et les Musulmans (Bosniaques). Chaque faction cherche à s’imposer dans un espace géographique montagneux et réduit, en ayant souvent recours aux méthodes les plus extrêmes. L’imbroglio est total et la communauté internationale aussi désemparée qu’impuissante. La Communauté (bientôt Union) européenne est marginalisée et les Nations unies déploient une mission de paix qui ne parvient à aucun résultat tangible malgré le secours, épisodique, de l’Otan. La diplomatie internationale s’active en vain jusqu’au moment où les États-Unis s’engagent avec détermination. C’est ainsi que les Américains vont réunir tous les protagonistes sur une base militaire voisine de Dayton (Ohio) pour les conduire à s’accorder sur un certain nombre de dispositions menant à une paix que chacun s’efforce de croire équilibrée et durable.

Trente ans ont passé et il semble aussi opportun que pertinent de parcourir rétrospectivement le processus qui s’échelonne depuis l’émergence du principe de ces accords jusqu’à leur mise en œuvre. Par contraste, et toute comparaison appelant beaucoup de prudence, la guerre sans discussion ni ouverture que livre la Russie en Ukraine depuis le 24 février 2022 éclaire les Accords de Dayton, leur contexte et leurs suites. Ainsi, la RDN a l’insigne honneur de donner la parole à six intervenants qui font revivre aux lecteurs de la revue ces moments cruciaux qui ont permis la fin d’une guerre et le début d’une paix dont on mesure encore la fragilité. Chaque contributeur a vécu cette séquence dans des positions variées selon qu’ils sont diplomates ou militaires et leurs témoignages sont autant d’éclairages complémentaires. La vue kaléidoscopique qui en ressort est captivante.

L’ambassadeur Henry Jacolin représentait la France en Bosnie-Herzégovine de début 1993 à fin 1995. Dans son entretien, il livre un récit vivant où l’approche humaine se mêle à l’action diplomatique. Il souligne le tragique d’un quotidien en guerre et n’esquive pas la question des responsabilités.

Le général d’armée Hervé Gobilliard commandait la Force de protection des Nations unies (Forpronu) à Sarajevo de septembre 1994 à août 1995. Il a assisté à la montée des tensions du printemps 1995 et ordonné la fameuse opération militaire de la reprise du pont de Vrbanja où allait s’illustrer le futur chef d’état-major des armées (2017-2021), le capitaine François Lecointre.

Le général d’armée Jean-René Bachelet lui a succédé jusqu’à fin 1995. Il a été confronté à la reprise des attaques bosno-serbes sur Sarajevo et a dû traiter leurs suites en coopération avec la Force de réaction rapide et l’Otan.

Le général d’armée Louis Zeller a assuré dans le secteur de Sarajevo la relève de la Forpronu par l’Otan en août 1995 et y a été le premier commandant début 1996. Il est le témoin privilégié et un acteur de premier rang de cette transition sans précédent.

Le général de division aérienne Frédéric Chiffot, pilote de combat, a pris part aux raids aériens lors de l’opération Deliberate Force de l’Otan en août 1995 contre les Bosno-Serbes. Après que son avion ait été abattu, il est resté leur prisonnier jusqu’en décembre suivant.

L’ambassadeur Jacques Blot a conduit la délégation française lors des négociations à Dayton. Son témoignage, émaillé d’anecdotes, éclaire, par l’intérieur, leur déroulement. Avec lui, nous participons et comprenons mieux ces discussions décisives.

Avec ces six auteurs, le lecteur visite la même séquence qui va de début 1995 à début 1996 ; chaque auteur nous la présente avec son approche personnelle, selon ses responsabilités et son engagement dans l’action, en nous faisant vivre ce qu’il a vécu et comment il l’a vécu. Ces six angles de vue sont autant de témoignages fascinants et complémentaires qui offrent au lecteur une vision tout à la fois macroscopique et fouillée. Chaque contribution constitue une leçon pour aujourd’hui en nous livrant ses propres perspectives sur le futur, toujours en cours, souvent discuté, des Accords de Dayton.

Ce dossier replonge le lecteur de la RDN dans une histoire récente que beaucoup ont encore en mémoire. Certains, comme l’auteur de ces lignes, l’ont vécu directement in situ. Ainsi que nos auteurs le laissent entendre plus ou moins explicitement, l’histoire n’a pas dit son dernier mot, dans les Balkans comme ailleurs… C’est ce que nous enseigne, plus largement, Raymond Aron : « L’histoire humaine est faite, indéfiniment, d’actions dont chacune est explicable en particulier, mais dont le résultat paraît presque sans rapport avec les hommes, individuellement ou collectivement ⁽²⁾. »

Post-scriptum : En complément de la lecture du présent dossier, le lecteur attiré par le sujet relira avec grand intérêt les articles parus dans la RDN de mars 1998 (n° 596). En particulier, il s’attardera avec beaucoup d’attention sur le témoignage du général d’armée Bertrand de La Presle qui a assuré les plus hautes responsabilités militaires internationales sur le théâtre d’opérations, lors des discussions à Dayton auprès de l’ambassadeur Jacques Blot, puis aux côtés du haut représentant, Carl Bildt. Il a notamment participé à la rédaction de l’annexe militaire de l’accord de paix ; il tire de son expérience de terrain incomparable des leçons très percutantes. Les deux autres auteurs, Francine Boidevaix et Paul-Marie de La Gorce, se penchent davantage sur le contexte politico-historique de l’ex-Yougoslavie d’alors et les processus politico-diplomatiques qui ont conduit, souvent de manière tortueuse, jusqu’aux Accords de Dayton. La date de parution de ces articles ne permet aux auteurs que de tirer des conclusions circonstanciées sur leurs conséquences, bénéfiques ou défavorables ; toutefois, ils décrivent avec justesse et pertinence les trajectoires des différents acteurs politiques, nationaux et internationaux. Les relire aujourd’hui, tout comme la lecture du présent dossier, replonge le lecteur dans une histoire récente aux multiples rebondissements dont tous les enseignements n’ont peut-être pas été tirés. ♦

(1) Dénomination officielle, en anglo-américain : General Framework Agreement for Peace (GFAP) ; appelés communément « Accords de Dayton ».
(2) Aron Raymond, Introduction à la philosophie politique, Le Livre de poche, 1997, p. 225.