Politique et diplomatie - La Russie, un État comme les autres ?
L’un des traits majeurs de cette fin de siècle résiderait dans l’effacement des « exceptionnalismes ». Il s’agit de tous ces ensembles de caractères, donnés ou créés, par lesquels on (individu, groupe, État…) se convainc d’être à part, mais aussi est reconnu comme tel, cet « à part » suggérant une supériorité sinon ouverte, du moins cachée. Pour un État, cette situation est le produit d’une chimie complexe, combinant toutes sortes d’éléments (configuration géographique, histoire, rapports avec le monde extérieur, réussites ou échecs remarquables, sentiment d’exclusion, conviction d’être désigné par Dieu pour une mission, éventuellement identification avec une religion ou une idéologie). À cet égard, qui n’est pas et ne se croit pas exceptionnel ? L’identité d’une personne, d’une communauté peut-elle se construire sans la certitude intime d’une vocation à un destin unique ?
Aujourd’hui, la décomposition des « exceptionnalismes » apparaît comme la conclusion logique du XXe siècle. Les grands rêves, et d’abord celui de la révolution communiste, se sont effondrés sous le poids de leurs propres contradictions (l’URSS, phare du socialisme, mourant de momification). Il n’est pas d’État dit exemplaire qui ne se révèle finalement « comme les autres » : les États-Unis d’après le Vietnam, découvrant qu’il leur faut choisir entre la puissance et l’adaptation à la compétition économique, se heurtant au défi d’une pauvreté massive ; le Japon, futur supergrand dans les années 70 et 80, frappé, dans les années 90, par un krach immobilier et financier ; l’Allemagne, l’autre modèle économique, ankylosée par un système social rigide et coûteux. La mondialisation, en soumettant les individus, les sociétés, les cultures à une mise en comparaison et donc à une concurrence permanente, fait de tout avantage un atout précaire et à l’inverse d’un retard une chance, celle d’avoir la vigueur, l’énergie que n’ont souvent plus ceux qui se sont installés aux premières places.
La Russie, elle, peut-elle devenir un État « comme les autres », c’est-à-dire un pays ayant une certaine aisance, démocratique, commerçant, acceptant spontanément des règles du jeu, bref prévisible ? Tout, dans la Russie, est exceptionnel : son immensité enclavée, coupée de la liberté des mers ; des siècles de tyrannie impitoyable ; la souffrance du peuple russe, cultivée, exaltée ; la situation à la charnière de l’Europe et de l’Asie, le retard jamais comblé par rapport à l’Europe, signe certes d’une incapacité à se couler dans la modernité occidentale, mais aussi d’une pureté irréductible, refusant de se perdre au nom du progrès et de l’individualisme.
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