Le 13 mars 2018, le Chef de l’état-major des forces armées russes, le général Valeri Gerassimov, mettait en garde les États-Unis contre d’éventuelles frappes américaines à l’encontre de Damas, évoquées la veille par Nikki Haley, l’ambassadrice américaine à l’ONU. Si Washington désire employer la force militaire à l’encontre des autorités syriennes à Damas, où réside également une partie des militaires russes sur place, Gerassimov promet des mesures de riposte aussi bien « contre les missiles que contre leurs porteurs » (cf. Kommersant).

Ces déclarations interviennent quelques jours après l’adresse annuelle de Vladimir Poutine devant l’Assemblée fédérale lors de laquelle il a présenté les toutes nouvelles technologies militaires, notamment le missile hypersonique Kinjal (« poignard »), le missile balistique intercontinental Sarmat et le supersonique Avangard (pour plus d’informations concernant ces armements, voir Yuri Avdeev). Les essais continuent d’ailleurs cette semaine précisément autour de Sarmat (cf. Roman Birjulin) censé entrer en production de série très prochainement selon la déclaration de Viktor Bondarev, chef du comité « sécurité et défense » au sein du Conseil de sécurité.⁽¹⁾ (cité par Leonid Xajremdinov). La mise en avant de la force militaire, qui constitue par ailleurs un pilier fondateur de la légitimité actuelle du président russe (voir les différents sondages autour de la perception de la personnalité de Vladimir Poutine publié par Levada Center), est ici doublée d’une offensive discursive médiatique qu’il est intéressant de relever. Les déclarations du général Gerassimov accusent les rebelles syriens, qui luttent dans la Ghouta orientale – les terres cultivées proches de Damas (Goutha signifiant « oasis ») – contre les forces armées du régime, de préparer « une mise en scène de l’utilisation, par les forces régulières, de l’arme chimique contre les populations civiles » (cf. ministère de la Défense russe), le tout orchestré sous la couverture de casques blancs équipés, notamment, de tout le matériel nécessaire afin de retranscrire médiatiquement cette mise en scène. Il s’agit donc, selon l’analyse de Gerassimov, d’une preuve fabriquée qui permettra de légitimer le recours aux frappes aériennes contre Damas. Ces déclarations sont massivement relayées en Russie par les médias d’État, comme Pervyj Kanal, et en dehors de la Russie, par Russia Today et Sputniknews.

Sans porter de jugement sur la véracité des arguments évoqués, il convient de souligner que les autorités russes mettent tout en œuvre pour présenter une réalité syrienne proportionnellement inverse à ce qui est mis en avant par la communauté internationale, comme au travers d’une chambre noire. L’espace informationnel relève, en effet, de la passerelle avec le champ de bataille physique dans la doctrine militaire russe dont le général Gerassimov a largement contribué à redéfinir les contours. Les autorités russes dépeignent de façon systématique une « réalité alternative » aux événements où leur action prend forme et où leur légitimité est faible. Cette stratégie s’avère payante pour consolider l’opinion publique russe, dont 90 % est informée uniquement par les médias d’État, sachant que ces derniers influencent de façon déterminante la perception de la politique étrangère (sur l’influence des informations diffusées et la perception de l’intervention russe en Syrie, voir Aleksej Gorba?ev). Inversement, cela renforce l’imperméabilité de l’opinion publique russe quant aux informations et déclarations des chancelleries occidentales vis-à-vis de la Russie. Par voie de conséquence, les accusations portées à l’encontre des autorités russes risquent d’avoir un impact direct, dans la manière dont elles seront retransmises, sur les Russes de façon générale. Cet élément doit être pris en compte dans l’action diplomatique et stratégique des États qui interagissent avec la Russie sur la scène internationale. Et, s’ils désirent atteindre l’opinion publique russe, au-delà des autorités qui participent en grande partie à la modeler, la force et la ruse doivent être accompagnées d’une grande dose de pédagogie et s’efforcer de justifier de façon systématique l’argumentaire qui remet en cause « la réalité alternative » dans laquelle se trouvent la plupart des Russes.
 

Éléments de bibliographie
 

Avdeev Yuri, « Dans le chargeur – “Sarmat”, “Kinjal”, “Avanguard”… »], Krasnaïa Zvezda, 12 mars 2018 (www.redstar.ru/index.php/component/k2/item/36438-v-obojme-sarmat-kinzhal-avangard).
Birjulin Roman, [« Les contre-mesures ne se feront pas attendre »], Krasnaïa Zvezda, 13 mars 2018 (http://redstar.ru/index.php/component/k2/item/36457-otvetnye-mery-vozdejstviya-ne-zastavyat-sebya-dolgo-zhdat).
Gorba?ev Aleksej, [« Le téléspectateur moyen est contre la participation de la Russie à la guerre en Syrie »], Nezavisimaya Gazeta, 5 septembre 2017 (www.ng.ru/politics/2017-09-05/1_7066_interview.html).
[L’État-major russe des forces armées déclare être prêt à riposter en cas d’attaque missile des États-Unis sur Damas], Kommersant, 13 mars 2018 (www.kommersant.ru/doc/3570337).
Levada Center, sondages autour de la perception de la personnalité de Vladimir Poutine), réalisé entre le 20 et le 24 octobre 2017, publié le 20 novembre 2017 (www.levada.ru/2017/11/20/vladimir-putin-5/).
Ministère de la Défense russe,  [« Le chef d’état-major de la Fédération de Russie, le général Valeri Gerassimov, a évalué la situation en Syrie »], 13 mars 2018 (https://function.mil.ru).
Xajremdinov Leonid,  [« “Sarmat” se prépare à la production en série »], Krasnaïa Zvezda, 4 mars 2018 (www.redstar.ru).

(1) Organe constitutionnel consultatif rattaché auprès du président de la Fédération de Russie qui prépare des résolutions en matière de sécurité nationale au sens large (intérieure, extérieure, économique, etc.). Présidé par le chef de l’État, il réunit les responsables institutionnels des sommets de l’État.