L'auteur revient sur la première visite du président des États-Unis Joe Biden les 15 et 16 juillet 2022 en Arabie saoudite.
La visite de Joe Biden et la place des États-Unis dans le Golfe (T 1412)
Réunion États-Unis–Conseil de coopération du Golfe
Il aura fallu attendre près de dix-huit mois pour que cela ne se produise. Le président américain Joe Biden a réalisé en juillet 2022 son premier voyage dans le Golfe, rencontrant par cette occasion plusieurs dirigeants réunis en sommet. Alors que les relations entre Washington et les monarchies du Golfe (à l’exception du Qatar) furent particulièrement intenses sous Donald Trump, l’actuel locataire de la Maison-Blanche effectua un voyage très attendu mais sous tension. Cette tribune se propose de faire un état des lieux du positionnement de Washington dans la région.
Un « retrait » américain du Moyen-Orient ?
Nombre d’analystes voient dans les tensions américano-golfiennes observées le signe d’un déclin de l’influence américaine dans la région, lequel serait structurel et au profit des nouvelles puissances ascendantes, Russie et Chine en tête. Cette affirmation n’est pas sans fondement. Les deux rivaux de Washington ont à plusieurs reprises témoigné d’un intérêt certain pour la région. Important une grande partie de son pétrole du Moyen-Orient, Pékin a ouvert à Djibouti en 2017 sa première base militaire à l’étranger, a réalisé d’importants investissements à la fois dans le domaine des hydrocarbures et des infrastructures, et a signé des accords de coopération stratégique avec plusieurs des pétromonarchies. La Russie, quant à elle, puissance réémergente, a démontré par son engagement en Syrie que sa volonté de se réimpliquer dans les affaires du Moyen-Orient était bien réelle, et que Moscou était désormais un partenaire potentiel pour ses monarchies. On se souvient qu’il y a quelques années, la Fédération et les Émirats avaient engagé un projet de co-développement d’un avion de combat de cinquième génération, alternative au refus américain d’alors de commercialiser le très convoité chasseur Lockheed Martin F-35.
Toutefois, ces différentes ambitions chinoises et russes ne doivent pas faire oublier que Washington demeure la seule véritable garantie de sécurité pour les États du Golfe. Même si le sauvetage d’al-Assad par Moscou a pu rehausser le prestige militaire et politique de la Russie, vue comme capable de défendre ses alliés, aucun des deux rivaux des États-Unis ne dispose des moyens militaires effectifs pour garantir dans la durée la stabilité régionale. Rappelons que la 5e Flotte américaine a son quartier général à Bahreïn, en plein cœur du Golfe, et que la base d’Al-Udeid au Qatar accueille près de dix mille soldats américains (sans compter les bases et facilités dans les autres États de la région). Par ailleurs, ni la Chine ni la Russie ne souhaitent vraiment remplacer Washington comme gardien de la région. Pékin a en effet conscience que la puissance coûte cher, et semble se satisfaire que les États-Unis continuent à assumer la charge que représente la sécurisation de la région. De même que pour les États du Golfe, on sait que nul n’est en mesure de remplacer la puissance américaine.
Du côté de Washington, même si la volonté de réduire le coût de l’implication américaine dans la région au profit d’une autonomisation souhaitée des politiques de défense des États du Golfe est réelle, aucun retrait ou même simple diminution des forces militaires américaines n’a été constaté. Même l’ancien président Donald Trump (2017-2021), qui avait à travers son slogan « America First » témoigné d’une volonté de ne plus continuer à supporter les charges associées à la sécurité de ses alliés, n’a pas daigné réduire la présence américaine dans le Golfe. Comme l’a mentionné Joe Biden lors de son voyage, les États-Unis sont bien conscients que la région est convoitée par des rivaux, et même si comme évoqué ces derniers ont une ambition limitée, il serait périlleux de laisser un espace disposant d’autant de ressources (en pétrole et en gaz) sous le contrôle potentiel de puissances vis-à-vis desquelles les tensions sont fortes et récurrentes. Dans un contexte de rivalités croissantes avec Pékin concernant les contentieux en mer de Chine, et suite à l’invasion russe de l’Ukraine, s’assurer que ces deux puissances révisionnistes ne puissent pas exercer la moindre pression sur les approvisionnements en provenance du Golfe est un impératif stratégique.
Un scénario déjà observé sous l’ère Obama
Il est impératif de souligner que les tensions américano-golfiennes, même si elles semblent avoir atteint un degré inégalé, ne sont pas nouvelles. Sous le second mandat de Barack Obama (2013-2017), les tensions entre Washington et les monarchies de la région furent particulièrement fortes. Dans un contexte où le Président américain était accusé d’avoir « lâché » le président égyptien Moubarak, confronté à des protestations populaires sans précédent, où il avait refusé de bombarder la Syrie à l’été 2013 suite au franchissement de la « ligne rouge » qu’il avait lui-même fixée, où fut conclu avec l’Iran en juillet 2015 un accord sur son programme nucléaire permettant (temporairement) de le réintégrer sur la scène internationale, et où Barack Obama appela les pétromonarchies à « partager » le Golfe avec Téhéran, Washington apparaissait comme un allié peu fiable aux yeux de ses partenaires historiques. Cela se manifesta notamment par le boycott du Sommet de Washington de 2015 par plusieurs dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG), lesquels envoyèrent des représentants. Une stratégie de diversification des alliances fut de ce fait déployée, François Hollande, alors président de la République, devenant ainsi la même année le premier chef d’État étranger à participer à un sommet du CCG. Le projet russo-émirati de développement d’un avion de combat précédemment mentionné témoigne également de cette ambition golfienne de réduire la dépendance à Washington sur les aspects stratégiques. Cela n’empêcha toutefois pas ces mêmes dirigeants de saluer avec enthousiasme l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump, lequel effectua son premier voyage à l’étranger dans le Golfe, une première pour un Président américain, et signant par la même occasion des contrats pour plusieurs dizaines de milliards de dollars. Ceci témoignant du fait que malgré les tensions, les États-Unis demeurent un partenaire sans aucun équivalent dans la région.
Ceci nous incite ainsi à observer avec prudence les évolutions géopolitiques régionales. Il est certain qu’en présence d’une Administration démocrate ayant initialement décidé de réévaluer ses relations avec certains États du Golfe, notamment l’Arabie saoudite (qualifiée de « paria » par le président Biden) et les Émirats arabes unis, ces derniers vont chercher à diversifier davantage leurs alliances, particulièrement avec des acteurs de plus en plus actifs dans la région, tels que la Russie et la Chine. Même si ces diversifications vont progressivement réduire la dépendance des pétromonarchies à Washington, l’heure n’est toutefois pas à une rupture définitive. Par exemple, dans le cas saoudien, où l’on sait avec certitude que les États-Unis demeurent l’allié stratégique numéro un du Royaume.
En ce sens, on peut estimer que même si les rapprochements potentiels opérés avec les rivaux de Washington (on a pu observer l’abstention des Émirats au Conseil de sécurité sur le vote du projet de résolution condamnant l’invasion russe de l’Ukraine) peuvent générer des bénéfices concrets pour les États du Golfe, ils servent surtout de levier ou de moyen de pression dans les négociations face à Washington. On peut en effet se souvenir du communiqué publié en 2018 par la Maison-Blanche, alors sous Donald Trump, indiquant qu’une suspension des ventes d’armes à l’Arabie saoudite suite au meurtre de Jamal Kashoggi serait contreproductive, Moscou et Pékin seraient alors les heureux bénéficiaires d’une telle décision.
Cependant, dans tous les cas, nul dans le Golfe arabe ne peut se prévaloir d’une absence de nécessité quant au soutien de la première puissance mondiale. Dans un climat d’incertitude quant aux liens Golfe–États-Unis, Riyad et Abu Dhabi en tête multiplient les alliances et les partenariats, dans l’attente de jours meilleurs. Si la situation devait toutefois perdurer au-delà de 2024 avec un nouveau mandat démocrate suivant la même ligne, peut-être alors que les monarchies du Golfe envisageraient de revoir sérieusement l’importance des États-Unis dans l’architecture régionale de sécurité.
Quel bilan de la visite ?
Partant de ces éléments, la visite de Joe Biden dans le Golfe pouvait avoir plusieurs objectifs politiques. Le premier, réaffirmer l’engagement américain dans la région. Alors que les spéculations étaient nombreuses sur le sujet, le Président a souhaité faire passer le message qu’il n’était pas question pour lui de céder la place aux puissances rivales de Washington. Le deuxième fut de rétablir le lien avec les personnalités de la région, notamment le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (MBS), mis au ban par Joe Biden depuis les accusations notamment formulées par la CIA quant à sa responsabilité présumée dans l’assassinat du journaliste Kashoggi, le 2 octobre 2018 au consulat saoudien à Istanbul. Par ailleurs, le Président américain voulait également obtenir de ses alliés du Golfe qu’ils contribuent par l’accroissement de leur production à la baisse des prix du pétrole, qui pourraient fortement peser sur la croissance mondiale, qui commençait à peine à se relever des effets de la pandémie de la Covid-19. Sur le dernier point, Joe Biden s’est dit confiant, même si aucune annonce ne fut faite par les dirigeants du Golfe sur la question. Quant aux deux premiers aspects, il y a matière à estimer que les monarques arabes exigeront de Washington du concret quant à sa volonté de demeurer un allié fiable. Le dossier du nucléaire iranien, dans une impasse, tout comme la reprise de ventes de certains armements, suspendues par Joe Biden dès ses premières semaines à la Maison-Blanche en raison des conséquences humanitaires de la crise au Yémen, pourraient être des occasions pour les États-Unis de témoigner de leur soutien aux monarques du Golfe. D’une certaine manière, on pourrait estimer que même si cette visite américaine va dans le sens d’un rapprochement avec ses alliés régionaux, le Président américain devra « faire ses preuves », au risque de voir s’éloigner davantage ceux qui sont aujourd’hui convoités par les principaux adversaires de Washington. ♦