Dans sa nouvelle chronique Cinéma & Séries, Johann Lempereur analyse le film Le Quatrième mur de David Oelhoffen, sorti en salles le 15 janvier dernier. Adapté du roman de Sorj Chalandon, Le Quatrième mur se déroule pendant la guerre au Liban et interroge sur le sens de la guerre, utilisant le mythe d'Antigone pour essayer de faire la paix entre les communautés.
Cinéma & Séries – Le Quatrième mur, la culture pour réconcilier les communautés du Proche-Orient ? (T 1680)
Le Quatrième mur – Un film de David Oelhoffen Au cinéma le 15 janvier 2025 Copyright photo : © 2023 ELIPH PRODUCTIONS-RHAMSA PRODUCTIONS-MOVE MOVIE-AMOUR FOU LUXEMBOURG-PANACHE PRODUCTIONS-LA COMPAGNIE CINÉMATOGRAPHIQUE-L’ÉMISSAIRE DE BAAL Crédit photo : Le 4eme Mur_21 Sep_15.21.44 - © Sarmad Louis
Cinema & Series Chronicles – Le Quatrième mur, culture to reconcile communities in the Middle East?
In his new Cinema & Series column, Johann Lempereur analyzes the film Le Quatrième mur by David Oelhoffen, released in theaters on January 15. Adapted from the novel by Sorj Chalandon, Le Quatrième mur takes place during the war in Lebanon and questions the meaning of war, using the myth of Antigone to try to make peace between communities.
Georges (Laurent Lafitte), hérite d’un rêve plutôt étrange de son ami Samuel (Bernard Bloch) : suspendre la guerre civile libanaise le temps d’un instant afin de jouer une pièce de théâtre. Tel est le scénario du nouveau film Le Quatrième mur de David Oelhoffen (Les Derniers Hommes (1), Loin des hommes) sorti en salle le 15 janvier dernier. Adapté du roman éponyme de Sorj Chalandon, le film suit les péripéties de Georges, un Français se rendant dans un Liban déchiré par la guerre civile pour mettre en scène la pièce de théâtre Antigone adaptée par Jean Anouilh que son ami Samuel avait commencé à préparer. Antigone est cette jeune fille qui brave l’interdit royal de donner une digne sépulture à son frère Polynice et qui, de ce fait, se retrouve elle-même condamnée à mort. Écrite entre 1941 et 1942 par Jean Anouilh, Antigone est le visage de la Résistance française qui se dresse courageusement face à l’envahisseur : c’est l’incarnation du combat de l’individu contre l’oppression injuste. L’Antigone politique a ainsi été reprise maintes fois : par Pierre Corneille (1635) pour explorer la tension entre devoir familial et loi de l’État ; par Wajdi Mouawad (2001) qui fait appel aux thèmes de l’exil, de la guerre et de l’identité ; par Stavros Tornes (2019) pour évoquer la politique, les droits de l’homme et l’immigration (2)… Elle l’est une nouvelle fois par David Oelhoffen.
Le film se situe au Liban dans les années 1970, le pays du Proche-Orient organisé autour du Mont-Liban, une grande montagne s’étendant sur 170 kilomètres le long de la Méditerranée. Ce sont d’ailleurs ses cimes blanches de neige qui lui ont donné son nom : qualifiant d’abord la montagne, leban en arabe (lait) a par la suite désigné le pays lui-même (« le pays blanc »). Cette montagne est caractéristique de l’histoire du pays car elle a été le refuge de nombreuses communautés culturelles et religieuses dans l’histoire, à commencer par les chrétiens maronites, les musulmans chiites ou encore les druzes. Aujourd’hui, de nombreuses communautés vivent à Beyrouth et la mosaïque de revendications qui les accompagnent ont mené à de nombreux affrontements dans la courte histoire de cet État-nation. La guerre civile qui éclate en 1975 (et qui est le contexte historique du film) voit notamment s’opposer les milices chrétiennes à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) – accompagnée de certaines communautés musulmanes – jusqu’à l’intervention israélienne en 1982. C’est dans ce contexte historique que se déroule le film.
1982, 2024 : miroir du passé
Lors de l’avant-première le 8 octobre 2024 au festival War on Screen (3), l’on pouvait sentir que l’actualité du Liban résonnait avec les événements du film s’étant déroulés plus de quarante ans auparavant. Tout d’abord, la date du festival résonne tragiquement (et ce n’est pas volontaire) avec l’attentat du 7 octobre 2023 qui a vu les terroristes du Hamas tuer 1 200 Israéliens – dont la majorité est civile – et prendre en otage environ 250 personnes. Surtout, c’est le sort incertain des Libanais ayant participé à la réalisation du Quatrième mur qui pouvait inquiéter l’équipe du film. En effet, l’équipe technique est en majorité libanaise et se « retrouvent dans la même situation que les personnages » selon les mots de David Oelhoffen pendant l’avant-première, qui s’est dit être « très inquiet pour eux ». D’ailleurs, aucune projection d’équipe n’avait encore été réalisé étant donné que beaucoup des membres étaient bloqués par la guerre.
Aussi, le sujet principal du film ne semble pas avoir disparu depuis 1982 : les tensions intercommunautaires existent toujours à Beyrouth. Si la plupart des acteurs sont eux-mêmes issus des communautés libanaises, le réalisateur aurait voulu dépasser cela en leur demandant de jouer d’autres communautés que la leur. Ce faisant, le film tente de créer, par essence, l’objectif de son personnage principal : dépasser les limites du communautarisme. Toutefois, malgré la fiction, le réalisateur a affirmé que « les stigmates [étaient] encore présents ». Selon Laurent Lafitte, l’actrice franco-libanaise Manal Issa (Imane) était très impliquée dans le tournage pour faire respecter la « précision » du film, témoignant de son attache émotionnelle au Liban et aux événements décrits. Aussi, pour l’acteur Simon Abkarian (Marwan), un franco-arménien ayant grandi au Liban, ce retour dans le pays qui l’a vu grandir l’aurait vraiment ému (4). Enfin, outre dans l’esprit des acteurs, c’est dans la ville de Beyrouth elle-même que les stigmates sont les plus présents, car David Oelhoffen a tenu à jouer dans la capitale alors qu’elle est d’habitude souvent évitée par les équipes de tournage. Ainsi, lors du festival, le réalisateur a affirmé que la scène du massacre de Chatila avait été tournée entre deux commémorations, illustrant d’autant plus de la sensibilité du sujet traité par ce film.
Représenter la guerre au Liban
Tourné dans Beyrouth-même et retraçant les événements ayant réellement eu lieu en 1976, le film semble parfois être un documentaire tant le spectateur peut ressentir les tensions de la situation qui anime la capitale divisée du Liban. Cependant, jamais le film ne prendra la responsabilité d’expliquer la situation du pays. Le personnage principal traverse les décors sans jamais qu’un cours de géopolitique sur le Liban ne soit fait au spectateur. David Oelhoffen a déclaré lors du festival War on Screen ne pas vouloir « que le film soit une explication de la guerre », mais plutôt une vision « subjective » de Georges, un petit bourgeois parisien se retrouvant téléporté en pleine guerre civile au Liban et n’y comprenant rien. De ce fait, le spectateur ne fait que percevoir les horreurs de la guerre tel qu’un civil ou un innocent peut le ressentir : le réalisateur affirme avoir « filmé la guerre du côté de ceux qui la subissent ».
Le résultat de cette volonté de ne pas expliquer la guerre donne l’impression chaotique que chacun est en guerre avec son voisin et cette impression semble volontaire chez David Oelhoffen qui fait dire d’emblée à son personnage Sam que « personne ne comprend cette guerre ». Cette idée sera reprise plus tard par Marwan qui déclarera que c’est « le Liban qui tire sur le Liban ». Pour autant, le film arrive parfaitement à introduire les différentes communautés et à montrer ce qui les différencie. L’un va expliquer sa croisade contre l’islam tandis que l’autre va trouver haram (impie) de « jouer la vie ». Georges va placer méthodiquement les laisser-passer de chaque communauté dans diverses poches afin de ne pas se tromper là où Marwan va mettre un keffieh pour rentrer dans le quartier palestinien et l’enlever en sortant. En bref, bien que le film ne prenne pas le temps d’expliquer la situation chaotique du pays, il réussit à faire comprendre les différents camps ainsi que leurs revendications.
Sorj Chalandon et son roman
Enfin, il est nécessaire d’aborder la genèse du roman qui est à l’origine de ce film. Le Quatrième mur est un roman paru en 2013 et écrit par Sorj Chalandon, un écrivain et journaliste, né le 17 novembre 1952 en Tunisie. Son premier roman, Le Petit Traître (2000), est inspiré de ses racines tunisiennes et de l’histoire de son père. Cependant, c’est avec son deuxième roman, Retour à Killybegs (2011), qu’il acquiert une reconnaissance internationale. Ce livre, qui retrace l’histoire d’un traître pendant la guerre civile en Irlande, obtient le grand prix du roman de l’Académie française. Ses fictions abordent généralement des thèmes comme l’amitié, la guerre, la souffrance humaine ou encore la quête de sens, des sujets que l’on retrouve d’ailleurs dans Le Quatrième mur. Avant de se consacrer à l’écriture, Chalandon a mené une carrière de journaliste, notamment pour Libération ou encore Le Canard enchaîné, où il a travaillé pendant de nombreuses années.
Rencontré en 2016, Sorj Chalandon m’avait témoigné du caractère thérapeutique de son écriture. Il s’était rendu lui-même au Liban pendant la guerre civile en tant que journaliste pour le compte de Libération. Il expliquait avoir été happé par la guerre, incapable de rentrer chez lui sans être confronté à l’« absurde de la vie quotidienne en France ». Comme Georges, il est obligé d’y retourner (5). Le rapport du journaliste de guerre face à l’horreur de la guerre, évoqué dans une précédente chronique (6), est la raison principale de l’existence de ce livre. Lui, comme Georges, ont déambulé dans les camps. L’horreur à laquelle il a été confronté – et que le film retranscrit parfaitement –, il n’a pas pu l’écrire ailleurs. Il explique qu’« un journaliste doit parler de la douleur des autres et non de la sienne » (7), l’enfermant dans un rôle de témoin muet alors qu’il est lui-même victime. Georges, son double, est son exutoire. Ainsi, il est important pour le spectateur du film de comprendre que les horreurs représentées sur le grand écran sont réelles et qu’elles ont été inspirées de la vie de Sorj Chalandon.
Conclusion
Avec ce film, David Oelhoffen envoie un message fort sur le vivre-ensemble des communautés libanaises et sur la guerre ; un message qui résonne tristement avec l’actualité du Proche-Orient. La culture apparaît ici comme le moyen de s’émanciper des rivalités entre les communautés libanaises. Comme Antigone, les personnages du Quatrième mur refusent l’ordre établi par leurs pères et montent, ensemble, cette pièce. Néanmoins, si Georges a réussi à réconcilier les communautés sur la scène, la réalité des conflits le rattrape rapidement et la guerre détruit son rêve. Sa mort marque l’anéantissement final de son projet. À la fin, la « guerre corrompt la pièce » (8). Tragiquement, le réalisateur répond à notre interrogation initiale : pour lui, « non, on n’arrête pas la guerre avec le théâtre, on n’arrête pas la guerre avec des films ».
Alors que 2025 commence, le Liban peine à renaître. Le cessez-le-feu signé le 27 novembre 2024 entre le Hezbollah et Israël devrait permettre aux Forces armées libanaises (FAL) de reprendre le contrôle du Sud-Liban (9). Aussi, l’élection du président Joseph Aoun après plusieurs années de vacance du poste pourrait peut-être lancer une dynamique de reconstruction du jeune État-nation (10). Les espoirs sont grands pour le Liban, mais les fractures le sont elles aussi. Si la culture n’a pas réussi à arrêter les balles, elle peut peut-être, en revanche, être un vecteur pour faciliter la réconciliation des communautés et permettre l’appropriation par chacun des Libanais de cette histoire commune. ♦
(1) Lempereur Johann, « Cinéma & séries – Les Derniers Hommes (2024), la Légion étrangère et l’Indochine de retour dans les salles obscures », RDN, n° 870, mai 2024, p. 120-126 (www.defnat.com/).
(2) Fraisse Simone, Le Mythe d’Antigone, Armand Colin, 1976.
(3) Lempereur Johann, « Festival international du cinéma de guerre War on Screen », RDN, 12 octobre (https://www.defnat.com/e-RDN/affiche_breve.php?cid=831).
(4) Richard François-Xavier, « Laurent Lafitte dans Le Quatrième mur : “La ville de Beyrouth est devenue un personnage à part entière du film” », Télérama, 20 janvier 2025 (www.telerama.fr/).
(5) « Échange émouvant entre l’écrivain reporter Sorj Chalandon et des lycéens saint-lois », Ouest-France, 14 octobre 2016 (www.ouest-france.fr/).
(6) Lempereur Johann, « Cinéma & Séries – Civil War, le journalisme de guerre sur la pellicule du grand écran », RDN, Tribune n° 1611, 13 juin 2024 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1721).
(7) Makhlouf Georgia, « Sorj Chalandon dans le vertige de la guerre », L’Orient Littéraire, septembre 2013.
(8) David Oelhoffen lors de l’avant-première du film.
(9) Agence France Presse (AFP), « Ce que l’on sait sur l’accord de cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah au Liban, entré en vigueur cette nuit », Le Monde, 27 novembre 2024 (www.lemonde.fr/).
(10) Stephan Laure, « Le Liban se dote enfin d’un président, après une élection sous la pression occidentale et arabe », Le Monde, 10 janvier 2025 (www.lemonde.fr/).