Dans sa nouvelle chronique Cinéma et séries, Johann Lempereur analyse le documentaire Surfaces. La Marine face à la recomposition du monde, sorti le 27 mars dernier et créé par la Marine nationale.
Cinéma & séries – Surfaces : navigation en eaux troubles pour la Marine nationale (T 1704)
Affiche du documentaire : Surfaces, la Marine face à la recomposition du monde (© Marine Nationale)
Cinema & Series — Surfaces: navigation in troubled waters for the French Navy
In his new column on Cinema and Series, Johann Lempereur analyzes the documentary Surfaces. La Marine face à la recomposition du monde, released on March 27 and created by the French Navy.
Souvent reléguée au second plan, la mer est pourtant un théâtre d’opérations de haute importance. Dès l’Antiquité, Xerxès Ier n’a-t-il pas été définitivement battu par les Grecs à Salamine ? L’empire espagnol n’a-t-il pas prospéré grâce à sa marine commerciale ? Et « Britannia » ne règne-t-elle pas sur les flots (1) ? La mer est en réalité un territoire de rivalité et de confrontation aussi déterminant que la terre. Face à l’émergence des nouvelles menaces et à la compétition entre les puissances, ce théâtre est (re)devenu central dans la conception stratégique des États. Dans cette optique, l’US Marine Corps (USMC), la force expéditionnaire de crise des États-Unis, a repensé son organisation en 2022 pour se focaliser de nouveau sur sa composante maritime au détriment de ses forces terrestres, jusque-là priorisées (2). La France n’échappe pas à ce constat. Plus grande marine de l’Union européenne en termes de tonnage et seul pays avec les États-Unis à posséder un porte-avions à propulsion nucléaire, elle est aussi le seul pays européen avec un porte-avions CATOBAR (Catapult-Assisted Take-Off But Arrested Recovery) (3). Avec la seconde Zone économique exclusive (ZEE) au monde, une grande façade maritime et des territoires aux quatre coins du globe, la sécurité des intérêts français passe par sa Marine nationale. Dans Surfaces, documentaire sorti le 27 mars 2025, cette dernière explique ses missions du quotidien et expose comment ses marins se préparent pour faire face à toutes les menaces contemporaines.
Instabilité, rivalité et adaptation stratégique, la place de la Marine nationale dans le nouvel ordre géopolitique
L’année 2025 a déjà connu de nombreux bouleversements géopolitiques. À l’ouest de l’Europe, la guerre commerciale avec la Chine lancée par Donald Trump pourrait avoir un impact considérable pour le commerce mondial, tandis qu’à l’est, les velléités chinoises continuent de déstabiliser le Pacifique (4). Au sud, la situation n’est pas mieux : les Houthis tentent de couler chaque bâtiment appartenant aux Occidentaux qui traverse la mer Rouge. Enfin, au nord, les fonds marins souffrent de la menace russe, qui déploie ses sous-marins pour espionner les alliés de l’Otan, cartographier les fonds et probablement préparer des attaques contre les câbles Internet. Dans toutes ces crises, la mer joue un rôle pivot. À l’épicentre d’un ordre international basé sur la mondialisation, des flux maritimes dépendent la stabilité et la prospérité de nos sociétés. « Les larmes de nos souverains ont le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée », nous prévenait déjà le cardinal de Richelieu (5).
Pouvoir assurer la sécurité de ses actifs en mer est ainsi une nécessité vitale pour les États. Alors que la France évolue dans « cet environnement complexe de compétition de puissance » où l’on « n’est pas vraiment en guerre, mais [où l’on] sent qu’il y a des tensions très fortes entre les différents blocs » (6), les missions de la Marine nationale revêtent une importance vitale pour les intérêts supérieurs de la nation. À l’instar du cyber et de l’Espace, cet état de polarisation des camps amène à une tension des plus extrêmes dans les territoires sans souveraineté nationale telles que sont les eaux internationales. Ainsi, la Chine utilise sa vaste flotte de pêche pour collecter des informations capitales d’intérêt militaire, économique et politique aux quatre coins du globe (7), tout en l’utilisant pour faire pression aux États rivaux, notamment le Japon (8). Le contre-amiral Jacques Mallard, commandant du groupe aéronaval, commente cet état en affirmant que « la haute mer se trouve être, de facto, le théâtre de confrontations dans un espace où la liberté régnait, mais où certains cherchent à l’entraver ».
Cette radicalisation de la mer laisse présager un potentiel retour du « combat maritime » selon Patrick Sauce, chef du service international de BFMTV, qui « observe un changement de paradigme sur les marines ». Le 10 juin 2020, la frégate française Courbet alors sous mandat de l’Otan, se fait illuminer par la frégate turque l’Oruçreis, afin de l’empêcher d’approcher d’un cargo turc soupçonné de participer au trafic d’armes en provenance de Libye (9). Cet usage délibéré de la violence pour imposer sa volonté coercitive sur une nation pourtant alliée illustre ce que plusieurs des intervenants évoquent dans le documentaire, à savoir l’usage de plus en plus commun de la violence en mer. Pour le capitaine de corvette Aymeric, commandant du commando Jaubert – une des seules unités françaises à intervenir tant dans la dimension terre, mer et air – cette « expression de la violence […] amène ce qu’on appelle la zone grise ». Il ajoute que « notamment en mer, [cela] nous ouvre pas mal d’options ».
La mer, un théâtre d’opérations furtif et dangereux
Depuis la Première Guerre mondiale, la guerre en mer se déroule tant sur que sous la surface de l’eau. Le développement des sous-marins a fait émerger une nouvelle menace aux bâtiments civils et militaires de surface. Cette arme porte la destruction et la mort sans se faire repérer. Pour effectuer cette mission, le principal objectif du sous-marin est de se camoufler. Pour le lieutenant de vaisseau Thibault, coordinateur tactique de l’hélicoptère Caïman Marine NH90, traquer un sous-marin s’apparente au jeu du « chat et de la souris ». La traque se fait sur le temps long, le chasseur attendant que la proie se dévoile. « C’est une guerre à l’usure, c’est beaucoup de jours d’attente » affirme le second-maître Étienne, détecteur anti-sous-marin sur la Frégate multi-mission (FREMM) Aquitaine. En revanche, il y a un véritable « changement de mentalité » chez tout l’équipage une fois que la cible est repérée. Il explique qu’il va y « avoir une sorte de silence dans le bateau. On va se mettre dans une situation acoustique ». Car si l’objectif de la frégate est de trouver et d’engager le sous-marin, l’inverse est tout à fait possible aussi. À la fin, « il suffit d’une fois, d’une mauvaise inclinaison de ce sous-marin, [et], il est pingué [repéré] », conclut-il. Dès lors, l’on comprend mieux pourquoi les Russes passent ces dernières années à cartographier les fonds marins dans la mer Baltique (10).
La capacité de furtivité du sous-marin fait peser une épée de Damoclès au-dessus de l’état-major ennemi. En ignorant où se situe la menace, la crainte de la voir surgir à tout moment fait peser un sentiment d’insécurité constant à la marine ennemie. Pour le lieutenant de vaisseau Paul-Henri, chef du service Lutte sous la mer sur la FREMM Aquitaine, le sous-marin est le « moyen privilégié d’empêcher la liberté d’action d’un compétiteur ». Il explique : « Là où vous aurez besoin de beaucoup de frégates pour contrôler un espace maritime – parce qu’on voit où est la frégate et quand elle est à un endroit, elle ne peut pas être à un autre endroit – un sous-marin, s’il est à un endroit, en fait, vous ne le savez pas. Potentiellement, il est peut-être à l’autre bout de votre espace maritime. Donc, il contrôle beaucoup plus d’espace ». En outre, la capacité de projection d’un sous-marin, qui plus est, s’il est à propulsion nucléaire, fait peser cette menace à tout l’espace immergé sans contrainte de distance. L’importance pour les marins de connaître la topographie des fonds marins est alors capitale car, si l’équipage connaît les lieux, il sera plus à même de repérer une irrégularité et donc, un potentiel sous-marin.
Projeter sa puissance en mer : la Marine nationale pour soutenir la volonté politique
De la crédibilité de la Marine nationale dépend la capacité du pays à appuyer ses volontés politiques. Grâce à ses moyens capacitaires, la Marine peut projeter sa puissance dans tous les océans. La technologie de propulsion nucléaire ainsi que le réseau de base navale mondiale offrent à la France la capacité d’intervenir quasi partout. Aussi, la France possédant la seconde plus grande ZEE et de nombreuses façades maritimes (18 450 km de côtes (11)), sa capacité à se déployer rapidement sur un théâtre d’opérations en réaction à une menace est donc vitale. Pour cela, le dispositif français est composé du groupe aéronaval (GAN) s’articulant autour du porte-avions nucléaire (PAN) Charles de Gaulle. Ce bâtiment se comporte comme une base avancée très mobile et déployable sur une très grande distance. Le GAN aurait une capacité de mouvement de 1 000 km par jour selon le documentaire. Centrale dans notre environnement stratégique, la Marine nationale est aussi une composante de la dissuasion nucléaire française. Elle est capable d’effectuer des tirs d’engins nucléaires grâce à sa flotte de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et grâce aux Rafale Marine du PAN Charles de Gaulle. Ainsi, outre la protection active, la Marine est un acteur clé du parapluie nucléaire français, car elle permet de tirer à tout moment une ogive nucléaire à seulement quelques kilomètres des côtes des pays ennemis.
Cette puissance ne serait rien sans le niveau d’exigence opérationnel imposé aux marins. Des entraînements réguliers, intenses et réalistes garantissent à la Marine nationale une disponibilité et une efficacité constantes pour être prête à faire face à toutes les menaces. Le capitaine de frégate Owen, commandant du Sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Suffren, explique que les exercices menés « consiste[nt] à aller couler un bateau ou à aller couler un sous-marin. Il n’y a pas de demi-mesure ». Cet état de préparation fait que les marins sont « en permanence prêts pour cet état de risque supérieur, dont on peut parler aujourd’hui », selon ses mots.
Enfin, pour assurer une projection de force efficace et durable loin des côtes françaises, l’interopérabilité des moyens est un enjeu central. La lutte anti-sous-marine, par exemple, mobilise l’ensemble des vecteurs de combat : navires de surface, aéronefs et sous-marins. Le lieutenant de vaisseau Thibault insiste sur l’intérêt de cette approche multidimensionnelle : « L’avantage d’avoir ces moyens en œuvre au même moment, c’est de travailler dans [leur] complémentarité […] ». L’hélicoptère NH90, dont la mission principale s’inscrit dans le cadre du soutien à la Force océanique stratégique (Fost), joue un rôle crucial dans cette coordination. En effet, les FREMM, dotées de capteurs performants comme leurs sonars, sont capables de détecter à longue distance, mais avec une incertitude parfois significative quant à la nature des contacts. C’est là qu’intervient le NH90 : sa rapidité et sa capacité de projection, « l’élongation », en font un vecteur idéal pour aller investiguer un contact suspect. Une fois sur place, il déploie son sonar trempé, bien plus précis, permettant d’identifier de manière fiable la présence d’un sous-marin. Cette complémentarité entre les moyens permet à la Marine nationale d’assurer une vigilance constante et efficace dans la traque de menaces sous-marines, garantissant ainsi la liberté d’action de la France sur toutes les mers du globe
Conclusion
Dans un environnement international marqué par l’incertitude, la montée des tensions interétatiques et l’émergence de nouvelles formes de conflictualité, la mer s’impose plus que jamais comme un espace stratégique majeur. La Marine nationale, par sa présence constante sur tous les océans, incarne une réponse concrète aux défis posés par ce monde fragmenté. Elle n’est pas seulement un outil de projection de puissance ou de protection des intérêts économiques : elle est un pilier de la souveraineté française, une composante essentielle de la dissuasion et un acteur central dans la gestion des crises.
Depuis ces dernières années, la prise de conscience de l’instabilité du monde et de la fragilité de l’équilibre sécuritaire a montré l’importance de la Marine nationale. L’augmentation des budgets militaires dans le cadre de la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 malgré les restrictions budgétaires, en témoigne. Depuis 2017, le budget du ministère des Armées (MINARM) a crû de 56 % et de nombreux projets sont lancés pour moderniser la flotte française (12). L’intégration croissante de systèmes autonomes (drones de surface, aériens et sous-marins) témoigne d’une volonté claire d’adapter la Marine aux guerres de demain. La transformation numérique, l’intelligence artificielle embarquée et la connectivité interarmées constituent autant de leviers qui renforceront son efficacité opérationnelle. L’année 2025 devrait d’ailleurs être consacrée, pour la Marine, au lancement en réalisation du Porte-avions de nouvelle génération (PANG), à la commande d’une Frégate de défense et d’intervention (FDI), ainsi qu’à des bâtiments hydrographiques de nouvelle génération et des systèmes de drone Chof (Capacité hydro-océanographique future). Aussi, une FDI devrait être livrée à la Marine cette année (13).
Ainsi, dans un ordre international où les rivalités s’expriment de plus en plus en mer – qu’il s’agisse de la militarisation des routes commerciales, de la course aux ressources sous-marines ou de la surveillance des câbles stratégiques – la Marine nationale apparaît comme un instrument décisif pour garantir la liberté d’action de la France, défendre ses intérêts vitaux et préserver son rang sur la scène mondiale. ♦
(1) En référence au chant patriotique anglais Rule Britannia du poème de James Thomson (1740).
(2) « Force Design 2030, Annual Update », Département de la Navy, mai 2022 (www.marines.mil/).
(3) Le Royaume-Uni et l’Italie possèdent deux porte-avions STOVL (Short Take-Off Vertical Landing), l’Espagne un et la Russie possède un porte-avions STOBAR (Short Take-Off But Arrested Recovery).
(4) Gan Nectar et Cheung Eric, « China’s military launches live-fire exercise in escalation of blockade drills near Taiwan », CNN, 2 avril 2025 (https://edition.cnn.com/).
(5) D’après une formule attribuée au cardinal de Richelieu.
(6) Capitaine de corvette Aymeric, commandant du Commando Jaubert, Surfaces, 2025.
(7) Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM), « La flotte de pêche chinoise : un instrument de puissance en expansion » Ministère des Armées (www.defense.gouv.fr/).
(8) Lagneau Laurent, « Des navires chinois accusés d’avoir pourchassé un bateau de pêche près de l’archipel japonais Senkaku », Zone Militaire, 11 mai 2020 (https://www.opex360.com/).
(9) Groizeleau Vincent, « Incident franco-turc en Méditerranée : “il ne peut pas y avoir la moindre complaisance” », Mer et Marine, 19 juin 2020.
(10) Bertram Boris, Des espions en mer Baltique, Arte, 2023 (https://www.arte.tv/fr/videos/115177-000-A/russie-la-guerre-de-l-ombre/).
(11) Dobelle Jean-François, « La France, puissance maritime », Questions internationales, n° 107-108, mai-août 2021 (https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/281092-la-france-une-puissance-maritime).
(12) Groizeleau Vincent, « PLF 2025 : livraisons et commandes prévues pour la marine française », Mer et Marine, 21 octobre 2024.
(13) Ministère des Armées, Projet de loi de finances des Armées 2025 – LPM année 2, 2024 (www.defense.gouv.fr/).