Alors que la charge de la dette de l’État devrait atteindre 72 milliards d'euros en 2027, l’effort budgétaire de la France en faveur de la Défense est censé passer de 2 à 3 % du PIB. L'auteur propose des pistes pour ce financement.
Financer la défense en situation de surendettement : quelles solutions ? (T 1715)
abcvector, Adobe stock
L’objectif consiste à porter l’effort budgétaire en faveur de la Défense de 2 à 3 % du PIB sur une durée d’environ cinq ans, soit une augmentation de l’ordre de 30 milliards d’euros par rapport à la Loi de finances initiale 2025 (LFI 2025). Pour parvenir à ce résultat, les montants alloués à la « mission Défense » – hors pensions et anciens combattants – doivent augmenter d’environ 7 Mds€ en 2026, puis 11, 15, 20, 24 Mds€ chacune des années suivantes par rapport aux montants de la LFI 2025, pour se stabiliser ensuite autour de 100 Mds€.
L’équation se complique de trois contraintes : ne pas remettre en cause le « modèle social » français afin de ne pas déstabiliser les fragiles équilibres internes, ne pas augmenter les impôts afin de ne pas détruire ce qui reste de l’appareil productif du pays et, enfin, ne pas accroître la charge de la dette de l’État, qui devrait atteindre 72 Mds en 2027 d’après un rapport de la Commission de finances du Sénat (1). Nous ne traiterons pas ici de la perspective d’une défense européenne dont les commandes seraient conjointes, cohérentes et réfléchies dans la perspective d’une autonomie stratégique du continent : les alliés européens semblent davantage enclins à s’acheter les bonnes grâces de l’administration américaine par des achats massifs d’armements aux États-Unis, en espérant que la tempête finisse par s’éloigner.
Le plan ReArm Europe (2) de la Commission européenne est d’une faible utilité pour la France, puisque la situation de ses finances publiques l’empêche de s’endetter pour passer les commandes indispensables au développement de sa Base industrielle et technologique de défense (BITD) ; seule l’Allemagne bénéficie réellement de ce « plan » conçu pour elle et ses sous-traitants. L’Italie, qui renforce habilement les liens de son industrie de défense avec celle de l’Allemagne, ainsi que la Suède, peuvent espérer quelques retombées. Quant aux autres pays de l’Union, dépourvus de toute industrie de défense significative, ils sont économiquement indifférents à l’origine des fournitures. Si la Commission avait voulu faire preuve de sérieux sur ce sujet, elle aurait choisi d’œuvrer pour exonérer le secteur de la défense européen des myriades de normes qu’elle a suscitées et qui l’entravent.
Le contexte étant esquissé, la question du financement doit être divisée en plusieurs éléments qui requièrent chacun un traitement différent. Insistons sur le fait que, faute de commandes fermes sur le moyen-long terme de la part des Armées, il est inutile de résoudre le problème du financement d’une BITD dépourvue de clients assurés, et sans une BITD à la pointe de l’innovation, sous réserve des rapports de puissance, il n’y a rien à exporter, ce qui rend excessif le coût unitaire de séries trop courtes. Il est donc indispensable de traiter ensemble, et de façon coordonnée, les quatre segments essentiels de la question du financement de la défense, faute de quoi l’équipement demeurera « échantillonnaire » ou sera acquis hors d’Europe :
• Le financement de l’acquisition d’équipements ne peut résulter que d’un « déplacement intertemporel » d’une partie de l’effort budgétaire, afin de le répartir sur une plus longue durée pour donner le temps à l’État de retrouver des marges financières. N’ayant aucun flux de trésorerie entrant, les armées ne peuvent être financées par une entité privée.
• Le financement des infrastructures nécessaires à la défense (distribution d’eau, production d’énergie, logements, entrepôts, etc.), peut être soutenu par le secteur privé sur le fondement de contrats de location, d’usage ou de consommation.
• Le financement de l’innovation, qui est fondamental pour nourrir la BITD, élargir l’écosystème de défense, réduire les coûts par accélération des courbes d’apprentissage et gagner en autonomie stratégique.
• Le financement de la BITD, qui fournit matériels et services aux armées, mais n’allège l’effort financier de l’État que si le coût du capital s’en trouve optimisé, si ses produits sont vendus à davantage d’exemplaires et si l’État réduit l’incertitude des débouchés.
Rappelons que les externalités positives de ces financements – autonomie stratégique, retombées technologiques civiles, coût et qualité des équipements, exportations… – n’ont pas de traduction financière immédiate ou exactement identifiable, mais n’en existent pas moins et, pour certaines, se traduisent in fine par des recettes fiscales supplémentaires. Nous ne traiterons ici que des trois premiers segments, le financement de la BITD méritant un développement séparé.
Le financement d’un déplacement intertemporel de l’effort budgétaire
La Loi de programmation militaire (LPM), conçue pour planifier les engagements requis par la politique de défense malgré l’annualité budgétaire, doit être transposée chaque année dans une Loi de finances initiale (LFI), elle-même corrigée par une loi de règlement du budget pour allouer les montants définitifs. Entre 1984 et 2008, les Crédits de paiement (CP) définitifs ont été systématiquement inférieurs aux objectifs budgétaires de la LPM. La Défense a été une variable d’ajustement des choix de finances publiques, et il est à craindre que toute baisse de tension sur le front est-européen ou toute parole réconfortante d’un futur Président des États-Unis n’aient des effets similaires. Si la LPM 2019-2025 a constitué une louable exception, un investisseur ou un prêteur ne saurait faire fond sur des orientations qui se sont trop souvent avérées velléitaires (3).
Les « investissements » sur les équipements représentent 10,6 Mds€ de paiements dans la LFI 2025, étant entendu qu’il ne s’agit d’investissements que de manière métaphorique puisqu’ils n’ont aucune rentabilité financière. Il est cependant possible de répartir les paiements dans le temps en finançant ce décalage afin d’atténuer l’effort initial. Divers mécanismes peuvent être imaginés, dont on ne donnera ici que quelques exemples.
Des contrats d’armement comportant des clauses de résiliation suffisamment robustes assorties de garanties publiques pourraient permettre de procéder à des cessions de créances à un véhicule financé par de la dette privée, par exemple avec une tranche first loss prise par l’État, s’agissant de matériels très standardisés où le risque d’exécution est quasi nul. L’État a aussi la possibilité de réinjecter d’autres créances dans un tel véhicule. De telles cessions auraient pour effet de rallonger les délais de paiement par l’État.
Le ministre de l’Économie a évoqué un livret pour la Défense et le réarmement, géré par Bpifrance (banque publique d’investissement), destiné à canaliser une part de l’épargne vers le financement des entreprises de la BITD. Ce produit, qui ne semble pas devoir proposer de rendement garanti, pourrait être logé dans des enveloppes existantes telles que contrats d’assurance-vie ou Plan d’épargne en actions (PEA). Si cette initiative est intéressante, elle ne répond pas à la question centrale : comment financer les dépenses d’armement d’un État qui s’est placé sur une trajectoire financière insoutenable, et dont nul ne peut dire s’il sera en mesure de passer les commandes nécessaires à l’horizon du livret ? Quant à l’idée d’un « grand emprunt européen », qui a l’avantage de déplacer le problème hors de la scène politique nationale, elle se heurte à trois inconvénients : la France ne pourra en contrôler le fléchage puisque l’emprunt serait mutualisé ; la question du remboursement de cet emprunt s’ajouterait à celle, non résolue, du remboursement de l’emprunt post -Covid qui commencera en 2028 ; ces remboursements se traduiront à terme, soit par une augmentation des ressources propres de l’Union, sujet peu consensuel, soit par un sacrifice partiel des politiques agricoles ou régionales.
En complément de ces idées, il faut lisser l’effort sur le long terme, ce lissage devant être crédibilisé de préférence par un plan sérieux de réduction du déficit public qui suppose lui-même l’existence d’un gouvernement doté d’une majorité élue sur le fondement de cette trajectoire.
Une option consiste à créer un produit probablement défiscalisé dont le taux, le plafond, le profil de risque et les modalités fiscales sont définis en cohérence avec ceux du Livret A et du Livret de développement durable et solidaire (LDDS), faute de quoi le produit le plus avantageux cannibaliserait les autres. Les soldes moyens des Livrets A et LDDS étant nettement inférieurs aux plafonds de chacun d’entre eux, on voit mal comment l’ajout d’un livret supplémentaire aux mêmes conditions drainerait davantage d’épargne. Ce produit d’épargne réglementée, qu’on appellera « livret » par commodité, constituerait en pratique un emprunt d’État. Les livrets présentent le triple avantage que (i) la collecte est généralement supérieure aux retraits, (ii) l’assise en est très large, et (iii) leur taux réel est bas, l’épargnant recherchant principalement une protection contre l’inflation. On peut ainsi « fabriquer » un emprunt potentiellement perpétuel dont il suffirait de moduler le taux à la baisse pour en susciter la demande de remboursement. Il conviendrait de fixer un ensemble de taux liés à des durées de détention minimales et légèrement inférieures à ceux résultant de la courbe des rendements des obligations d’État. Le taux et le plafond seraient modulés en fonction du succès de la collecte. Dans la mesure où les épargnants sont réticents à s’engager sur de longues durées, mais reconduiraient sans doute tout ou partie de leur épargne, ce produit aurait pour effet d’« aplatir » la courbe des taux. Chacun pourrait retirer ses fonds à tout moment et bénéficier du rendement correspondant à leur durée de placement effective, les retraits effectués avant un délai minimum ne donnant droit qu’à la valeur réelle du capital.
On pourrait également attirer les épargnants avec un instrument ouvrant, comme le Plan épargne logement (PEL), un droit ultérieur à emprunter à un taux favorable pour effectuer, par exemple, des travaux de rénovation ou de réduction de la consommation énergétique, ce qui aurait pour effet de réduire le besoin d’emprunt de l’État pendant quelques années, avant qu’il ne « restitue » aux particuliers le montant du livret portant intérêt, plus une incitation à définir qui serait ensuite remboursée au fil du temps à un taux bonifié. Dans ce cas, l’État pourrait affecter à la Défense les montants immobilisés jusqu’à la date de l’emprunt, après un délai minimum de détention.
Un tel produit pourrait aussi comporter un droit à investir après 3 ou 4 ans de détention dans des actifs qui sont hors de portée de l’épargnant, mais qu’une masse critique permet d’atteindre – par exemple des infrastructures d’intérêt national – l’État servant alors à l’investisseur un intérêt s’ajoutant au rendement « naturel » de l’infrastructure pendant une longue période. Cet intérêt additionnel compenserait un remboursement seulement partiel de l’épargne initiale, et rendrait l’investissement lui-même peu risqué pour l’épargnant. Si, pour 1 000 € collectés, qui auront été canalisés vers la Défense, je peux en recevoir après quatre ans 400 de l’État à la condition d’en rajouter 250 (une part des intérêts reçus), et d’investir ces 650 $ avec la perspective d’un intérêt élevé sur une assez longue période, ce détour aura permis de financer (i) la Défense à un coût budgétaire comparable à celui d’une Obligation assimilable du Trésor (OAT) mais sans remboursement in fine, mais aussi (ii) une autre infrastructure vers laquelle son épargne n’aurait pas été autrement dirigée.
Ces emplois peuvent être d’une autre nature, y compris des obligations émises par des sociétés de la BITD française, ou des parts de fonds spécialisés dans des domaines d’intérêt national, avec des « poches » d’investissement différentes. Les incitations peuvent être calibrées de telle sorte que la collecte s’accroisse, se maintienne ou décroisse en fonction de l’état des finances publiques et des besoins de la mission Défense. L’État maîtrisant les taux réglementés – et cette dette étant placée auprès de résidents –, les risques liés aux fluctuations des marchés de capitaux sont contenus.
Le financement des infrastructures
On mentionne ce « segment » pour mémoire, car les Armées ont déjà recours à des financements de type Partenariat public-privé (PPP). Les infrastructures qui contribuent à la fourniture d’énergie ou d’eau, au logement des personnels, ou à l’entreposage, peuvent être financées en partie par des entités privées selon diverses formules de PPP ou de contrats de « construction – opération – transfert » (mieux connus sous l’acronyme de BOT en anglais). On peut constituer divers « paquets » d’infrastructures et les loger dans des sociétés de projets ad hoc, de droit privé, qui portent le financement et sont cessionnaires des droits contractuels ; ces sociétés perçoivent les loyers ou paiements de fournitures de tous ordres qui sont employés au service de la dette. Celle-ci ne serait pas nécessairement bancaire, mais pourrait être apportée par d’autres prêteurs de long terme (fonds de pension, fonds de dette…), voire faire l’objet d’émissions obligataires, pour autant que la répartition des risques soit correctement calibrée. Les produits ou services générés par ces infrastructures ont une valeur de marché indépendamment de leur usage militaire, ce qui contribue à la sécurité des montages en cas de garantie seulement partielle de l’État.
Dans le cas des PPP, une solution moins coûteuse en fonds publics passe par l’octroi de garanties d’un flux minimal de revenus ; le refinancement offre par ailleurs à l’État des occasions d’optimisation. La LFI 2025 prévoit 3 Mds€ de commandes en infrastructures ; il serait opportun d’examiner plus attentivement ce qui pourrait ou non relever de financements privés. Notons que les engagements liés aux PPP sont reconnus dans les comptes publics, mais les décaissements sont échelonnés sur la longue durée.
De même, des matériels standardisés sont susceptibles d’être acquis en leasing (ordinateurs, climatiseurs, camions, voitures de fonction…). Tous ces moyens doivent être employés de manière complémentaire et à grande échelle, afin de minimiser les coûts de transaction.
Le financement de l’innovation
Le financement de l’innovation est une variable stratégique de premier ordre, qui est loin d’être prise en compte au niveau requis malgré la montée en puissance du Fonds innovation Défense doté initialement, en 2020, de 200 millions €, et de Definvest (4) doté de 100 M. On peut ajouter à ces outils des initiatives telles que SouvTech Invest, première plateforme de financement participatif spécialisée dans la défense, un exemple qui doit être imité. Rappelons que le budget de Recherche & Développement (R&D) du ministère de la Défense des États-Unis approche les 100 Mds de dollars pour un PNB dix fois supérieur à celui de la France, ce qui représenterait pour celle-ci un effort de l’ordre de 10 Mds ; nous en sommes loin. Or, la technologie est un facteur essentiel de la puissance, qui irrigue également la sphère civile.
On connaît le succès et l’activisme du fonds In-Q-Tel créé et géré par la CIA, dont la mission consiste à repérer et financer des entreprises développant des technologies commerciales originales susceptibles d’être adaptées à la communauté américaine du renseignement. Ce fonds n’est pas sous contrainte de rentabilité, et ne se prive pas, directement ou indirectement, de prendre des participations dans des sociétés étrangères afin d’en influencer la gouvernance ou d’en capter les technologies. Cet excellent exemple doit être imité, sans qu’un tel fonds soit affecté au seul renseignement, et transposé à l’environnement juridique et administratif national.
Eu égard à la rentabilité attendue des investissements en capital-risque convenablement diversifiés, notamment dans les segments Série C ou growth (5), il est possible d’attirer des financements participatifs dans des véhicules qui agrègent des montants unitaires relativement modestes, ces véhicules (ou feeders ) investissant ensuite « en bloc » dans des fonds consacrés aux technologies de la sécurité et de la défense, pour autant que l’État accepte un certain niveau de déductibilité fiscale. Ce fut le cas, sous diverses formes juridiques, avec les fonds créés pour canaliser vers les Petites et moyennes entreprises (PME) les montants dus au titre de l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ; le coût fiscal éventuel sera toujours moindre qu’un financement budgétaire direct et largement moindre qu’une absence d’innovation. Le maintien sous contrôle national d’entreprises utiles à la sécurité et à la souveraineté nationales a lui-même une valeur sociale bien plus considérable que l’incitation.
Éléments de conclusion
Un financement diversifié de la Base industrielle et technologique de défense, tant en dettes qu’en fonds propres, et exempt de contraintes normatives non pertinentes à son objet, doit faire l’objet de toutes les attentions. Cependant, ces efforts ne porteront leurs fruits qu’à deux conditions :
• En amont, les financements requis à chaque étape, depuis le capital-amorçage jusqu’au capital-développement, doivent permettre d’irriguer le tissu des entreprises capables de maintenir la BITD au plus haut niveau mondial.
• En aval, la commande publique doit être pleinement cohérente sur le moyen terme avec les objectifs affichés, ce qui est rendu plus crédible – eu égard à la situation d’endettement du pays et à l’expérience passée – si des instruments de financement capables de « lisser » ou de « moduler » l’effort budgétaire sont activés. ♦
(1) Commission des finances, « Charge de la dette : de la divergence avec nos partenaires européens jusqu’à l’explosion ? », Sénat, 2024 (https://www.senat.fr/).
(2) NDLR : Voir la présentation du plan sur Vie publique, « Défense européenne : un plan de 800 milliards d’euros pour “réarmer l’Europe” », 5 mars 2025 (https://www.vie-publique.fr/) ou Commission européenne, « Questions and answers on ReArm Europe Plan/Readiness 2030 », 19 mars 2025 (https://ec.europa.eu/).
(3) NDLR : Voir David Christophe, « Histoire des Lois de programmation militaire (LPM) », Cahier de la RDN « Au(x) défi(s) de la puissance - Regards du CHEM - 72e session », 2023, p. 191-208 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=603&cidcahier=1320).
(4) Bpifrance, « Fonds spécialisés - Fonds Innovation Défense » (https://www.bpifrance.fr/) et « Fonds spécialisés – Definvest » (https://www.bpifrance.fr/).
(5) La série C correspond au tour de financement d’une entreprise qui dispose déjà d’un marché établi et souhaite développer de nouveaux produits ou s’étendre sur de nouveaux marchés, avec une valorisation médiane de l’ordre de 30 à 50 millions d'euros. Les investisseurs en série C recherchent plus de deux fois le montant investi, et les investisseurs des séries précédentes une sortie. C’est donc un moment charnière où l’entreprise est potentiellement sujette à d’importants changements d’actionnariat et où les investisseurs initiaux sont souvent fortement dilués.
L’étape « growth » (parfois appelée série D ou E) comporte des financements de montants importants octroyés à des sociétés déjà profitables qui souhaitent changer d’échelle ou préparer une introduction sur le marché. Plus l’étape est « tardive », moins le rendement attendu par l’investisseur est élevé.