Entre lutte contre-terroriste en Asie centrale, recherch d'influence et pivot asiatique de la Russie dans un contexte régional tendu, Moscou a reconnu officiellement le régime des Taliban en Afghanistan. Pour la RDN, Didier Chaudet analyse cette décision créant un précédent qui pourrait faire des émules.
Pourquoi la Russie a-t-elle reconnu le régime des Taliban en Afghanistan ? (T 1728)
Why did Russia recognize the Taliban regime in Afghanistan?
Amidst the fight against terrorism in Central Asia, the quest for influence, and Russia's Asian pivot in a tense regional context, Moscow has officially recognized the Taliban regime in Afghanistan. Didier Chaudet analyzes this decision, which sets a precedent that could be emulated.
Suivre la politique étrangère du Kremlin en Asie est une expérience radicalement différente de celle des spécialistes des rapports russo-occidentaux. En Asie du Sud en particulier, l’auteur de ces lignes a pu constater, au fil d’entretiens avec des diplomates et universitaires russes de passage, en Afghanistan et au Pakistan, que dans cette partie du monde, la Russie fonctionnait sans parti pris idéologique particulier. Elle est, au contraire, réaliste, flexible, acceptant même des débats internes. C’est sans doute ce qui explique l’évolution, a priori surprenante, de la réflexion russe sur l’Afghanistan, jusqu’à reconnaître officiellement, avant tout autre État, le régime des Taliban, le 3 juillet 2025. Pourquoi un tel choix ?
L’importance de la question contre-terroriste
Il s’agit d’abord d’une réponse au danger sécuritaire que représente l’Afghanistan : une donnée constante pour l’Asie centrale et la Russie, depuis un quart de siècle au moins, mais devenu un sujet brûlant.
On a oublié la pression que fit peser un groupe djihadiste comme le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) sur trois pays de la région (Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan) à la fin des années 1990, à partir de l’Afghanistan où le groupe avait été exilé en novembre 1999. Placé sous la protection du mollah Omar, le mouvement djihadiste a pu pénétrer les territoires kirghiz et ouzbek en août et septembre 2000. À cette période, pour certains en Asie centrale, le but du MIO était de déstabiliser des voisins qui pouvaient s’opposer à une victoire totale des Taliban sur l’Alliance du Nord de Massoud (1). Par la suite, les craintes d’un danger djihadiste trouvant dans le voisinage afghan une base de repli et des soutiens a toujours été une réalité (2). Aujourd’hui, c’est l’État islamique au Khorasan (EI-K) qui représente un risque sécuritaire autrement plus important, pour la Russie elle-même (3). Le groupe a été capable de frapper durement le pays, à proximité de Moscou – au Crocus City Hall, le 22 mars 2024, faisant 145 morts. Cette attaque a notamment été possible par un intensif travail de propagande visant les Centrasiatiques, en particulier des Tadjiks : l’idée que demain, l’EI-K puisse être un facteur d’instabilité en Asie centrale n’est donc pas à exclure.
Un autre aspect de la question sécuritaire sera sans doute mis en avant par certains analystes : la question tchétchène. Le problème de ce sujet est qu’il est en partie contaminé par la désinformation. Ainsi, officiels russes (4) mais aussi américains et Afghans de l’Alliance du Nord, ont défendu le mythe d’une présence tchétchène importante dans les rangs des Taliban ; avec un point commun : l’incapacité d’apporter aucune preuve matérielle, aucun prisonnier tchétchène, aucun réseau d’importance découvert sur place (5). Avant la « guerre contre le terrorisme », la supposée « ambassade tchétchène » acceptée en janvier 2000 ne représentait en fait que l’activisme d’un partisan des islamistes du Caucase du Nord, sans lien avec les autorités indépendantistes. Même à cette période, l’entente entre islamistes tchétchènes et Taliban était limitée. Les exagérations sur ce sujet n’auront guère servi que la propagande du Kremlin, réduisant toute revendication dans le Caucase du Nord au djihadisme transnational.
Le « problème » tchétchène pourrait toutefois devenir une réalité liée indirectement à l’Afghanistan, aujourd’hui, par le biais de Daech, en général, et de sa branche la plus opérationnelle actuellement, l’EI-K, en particulier. L’émergence d’un djihadisme caucasien à partir d’une base en Syrie semble impossible, les leaders du nouveau régime n’ayant pas hésité à écraser un groupe radical à majorité tchétchène, Jound al-Cham, et d’autres forces associées à Daech. Les Caucasiens en Syrie vont avoir le choix entre une intégration individuelle dans la nouvelle Syrie, ou le départ. Départ possible vers l’Ukraine pour certains, mais pour un nombre forcément limité, vu la difficulté du déplacement (6). En revanche, on constate un retour de la violence djihadiste dans le Caucase du Nord depuis 2024, notamment avec soutien de la branche de Daech pour la région, l’« État islamique “Vilayat Kavkaz” ». Ses attaques coordonnées au Daghestan le 23 juin 2024, ciblant les deux principales villes du territoire (Makhachkala et Derbent), ont été spécifiquement promues par la section « médias » de l’EI-K (7).
L’année dernière, la même mouvance qui a frappé la Russie au cœur a été capable de mener des attaques dans le Caucase du Nord, région dont la pacification par la répression a été un des piliers du régime de Vladimir Poutine. Toujours en 2024, la fin de la guerre civile syrienne a rendu disponible un certain nombre de djihadistes russophones, orphelins de structures unificatrices et d’une guerre à mener. Ce faisceau d’informations fait craindre, depuis 2025, le renforcement d’un terrorisme anti-russe dirigé par l’EI-K. Face à un tel risque, les Taliban apparaissent, pour Moscou, comme un allié indispensable.
Cela explique le choix d’accepter un attaché militaire envoyé par les Taliban, Ahmad Zmarak Yaser, en mars 2025, à Moscou. Cela ouvrait la porte à des contrats d’armement mais aussi à des contacts militaires avec l’Émirat. Surtout, il s’agissait de la première étape sérieuse vers une reconnaissance du régime des Taliban.
Une décision conforme aux orientations diplomatiques russes en Asie
La question sécuritaire explique, en partie, la décision russe de reconnaissance, mais en partie seulement. Il faut aussi prendre en compte le problème associé au trafic de drogues venant d’Afghanistan : c’est une question qui a contribué à envenimer la relation russo-américaine au milieu de la précédente décennie (8). Cela pour des raisons évidentes : en 2020, la Russie avait le triste record du nombre de consommateurs d’héroïne au monde, de 4 millions à 6 millions de dépendants, dont 30 000 meurent chaque année (9). Le problème était particulièrement lourd alors que les Américains et leurs alliés étaient présents sur place : entre 2001 et 2014, un demi-million de Russes sont morts à cause de l’héroïne afghane (10). Il reste toujours d’actualité, au point d’inquiéter, également, les pays d’Asie centrale : malgré l’interdiction imposée par les Taliban de cultiver le pavot, il semblerait que le trafic de drogues venant d’Afghanistan et passant par l’Asie centrale ait augmenté. Cette « route du Nord » est aujourd’hui le principal point de trafic de l’Asie vers l’Europe, Russie incluse (11). Pour gérer ce problème qui peut en générer d’autres (corruption, blanchiment d’argent, influence de groupes criminels), particulièrement dangereux pour la stabilité en Asie centrale, voire en Russie même, la coopération des Taliban est capitale.
Cependant, peut-être plus encore que la question du terrorisme et du trafic de drogues, le désir de se positionner en acteur géopolitique et géoéconomique (12) important en Asie a pu motiver la décision du Kremlin. L’un des piliers de cette politique asiatique est incontestablement le projet de Corridor de transport international Nord-Sud devant réduire les coûts commerciaux entre la Russie et l’Inde de 55 % et le temps de transport entre les deux extrêmes de 45-60 jours à seulement 20 à 25 jours. Le corridor est devenu véritablement une priorité avec la guerre russo-ukrainienne ; il peut profiter du soutien d’une Chine qui le considère comme un complément utile à ses propres projets, et du fait que l’alternative pour l’Inde, le corridor Inde-Moyen-Orient-Europe, n’apparaît pas comme particulièrement crédible (13). Néanmoins, une difficulté du projet russe a vite été l’incapacité financière de l’Iran, élément essentiel du projet, de financer les infrastructures nécessaires, forçant Moscou à offrir des prêts à Téhéran (14). Plus gênant encore, depuis 2024, les affrontements directs entre Iraniens et Israéliens mettent en danger la stabilité même du pays pour l’avenir. D’où l’intérêt de développer le versant oriental du corridor Nord-Sud, par le biais de la construction d’une ligne de chemin de fer transafghane prolongée jusqu’au Pakistan. Le 25 novembre 2024, le sujet a été abordé lors de la rencontre de Sergueï Choïgou, secrétaire du Conseil de sécurité de Russie, et le vice-premier ministre afghan Abdul Ghani Baradar (15). La décision du 17 avril dernier, par la Cour suprême de Russie, de ne plus désigner les Taliban comme des terroristes, a rendu possible un dialogue direct entre institutions russes et afghanes, essentiel pour les projets d’infrastructure nécessaires pour intégrer l’Afghanistan au projet régional russe.
Retirer les Taliban de la liste des groupes terroristes était la deuxième étape prouvant un rapprochement diplomatique sérieux entre Moscou et Kaboul : la troisième et dernière étape était, forcément, la reconnaissance.
Cette évolution s’est imposée d’autant plus naturellement au Kremlin qu’en complément de la défense de ses intérêts sécuritaires et géopolitiques, elle est profondément liée à la politique centrasiatique de Moscou. La décision du 17 avril vient après des choix similaires par les autorités au Kazakhstan et au Kirghizistan ; le chemin de fer transafghan est pensé de concert avec l’Ouzbékistan (16) ; et la Russie a réaffirmé un soutien de sécurisation de la frontière entre Tadjikistan et Afghanistan via l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) en avril 2025 (17). Par sa politique afghane, Moscou reprend un rôle leader qui semblait avoir été perdu par le Kremlin en Asie centrale, entre guerre en Ukraine et affirmation de l’influence chinoise dans la région. En reconnaissant le régime des Taliban avant tout le monde, Moscou suit une tendance lourde dans la région, tout en s’affirmant comme un intermédiaire et un protecteur essentiel pour son « Étranger proche » face à Kaboul.
Le fait que Pékin ait applaudi le choix russe pourrait signifier, au moins, un désir chinois de suivre les Russes dans un rapprochement plus clair encore avec l’Émirat. On évoque déjà, dans la région, un renforcement des relations entre services russe, chinois et afghan dans la lutte contre-terroriste, notamment contre l’EI-K. Cette coopération tripartite aurait permis les arrestations de commandants du groupe terroriste, notamment dans la localité de Daman, district de Bihsud, province de Nangarhar, à l’est du pays, les 1er et 2 juillet derniers (18). Si cette coordination se confirme, la reconnaissance pourrait alors aussi être vue comme un élément d’une stratégie visant à renforcer les liens de Kaboul avec le couple sino-russe avant un possible retour diplomatique américain (19). On remarquera qu’en 2025, alors que les Russes préparaient une reconnaissance de l’Émirat, les Occidentaux menaient une politique relativement similaire avec la Syrie d’Ahmad al-Sharaa (20). Preuve que Washington et ses alliés pourraient, demain, mener une politique tout aussi réaliste avec Kaboul. Prendre de vitesse ses adversaires comme ses partenaires sur le dossier afghan, dans ce cas, pouvait apparaître comme la meilleure façon de défendre l’influence russe à Kaboul.
Conclusion
La stratégie russe n’est donc pas particulièrement surprenante : elle a suivi un processus progressif ouvrant la voie à la reconnaissance, une reconnaissance allant dans le sens des intérêts nationaux russes tels que défini par le Kremlin.
Ce qui va compter, dans les mois à venir, c’est si la décision russe va pousser d’autres pays à reconnaître officiellement l’Émirat afghan. Cela signifierait, pour les Taliban, une consolidation de leur régime et, pour Moscou, une capacité d’influence durable à Kaboul, mais aussi en Asie centrale post-soviétique ainsi qu’au Pakistan : une preuve claire qu’un pivot asiatique de la puissance russe n’est pas forcément voué à l’échec. ♦
(1) Voir, sur ce point, Naumkin Vitaly V., Radical Islam in Central Asia. Between Pen and Rifle, Rowman & Littlefield, 2005, p. 96. Une idée qui n’a jamais été confirmée mais qui fait sens : la pression mise par le MIO avait déjà fait monter les tensions entre l’Ouzbékistan et l’ensemble de ses voisins, ainsi qu’entre Moscou et Tachkent, rendant une réponse commune peu probable. Sans l’intervention américaine, cette pression sécuritaire aurait continué, forçant sans doute les pays centrasiatiques à chercher un terrain d’entente avec les Taliban.
(2) Réalité défendue notamment ici : Balci Bayram et Chaudet Didier, « Jihadism in Central Asia: A Credible Threat After the Western Withdrawal From Afghanistan? », Carnegie Endowment for International Peace, 13 août 2014.
(3) Voir, pour le détail, Chaudet Didier, « L’État islamique au Khorasan (EI-K) : le djihadisme adapté au monde multipolaire », RDN, Tribune n° 1616, 16 juillet 2024 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1726).
(4) Pas les experts russes du Caucase, en général très critiques d’un discours américain jugé trop complaisant sur cette question au début de la guerre contre le terrorisme. Voir Abdullaev Nabi, « Are Chechens in Afghanistan? », The Moscow Times, 14 décembre 2001.
(5) Bleuer Christian, « Chechen in Afghanistan: A Battlefield Myth That Will Not Die », Afghanistan Analysts Network, 27 juin 2016.
(6) Hauer Neil, « What future for Chechen and North Caucasian fighters in Syria? », Riddle, 31 janvier 2025.
(7) Bartosiewicz Millosz, « Increasing radicalisation: terrorist attacks in Dagestan », Osrodek Studiow Wschodnich [Centre d’Études de l’Est, think tank polonais], 25 juin 2024.
(8) Ramani Samuel, « Russia’s Anti-Drug Crusade in Afghanistan », The Diplomat, 28 décembre 2017.
(9) Lemarchal Ombeline, « Tackling the Illicit Drug Trade: Perspectives from Russia », Reuters, 14 septembre 2020 (https://russiancouncil.ru/).
(10) « Russian Official Blames Afghan Heroin For 500,000 Deaths », RadioFree Europe/ RadioLiberty, 15 mai 2014 (https://www.rferl.org/a/russian-official-blames-afghan-heroin-for-500000-deaths/25385583.html).
(11) Fazl-e-Haider Syed, « Central Asia Cracks Down on Drug Trafficking », Eurasia Daily Monitor (Jamestown Foundation), Vol. 21, n° 58, 16 avril 2024.
(12) La géoéconomie est « l’utilisation des instruments économiques pour promouvoir les intérêts nationaux » (Blackwill Robert et Harris Jennifer, War by Other Means. Geoeconomics and Statecraft, Harvard University Press, 2016).
(13) Suri Moksh et Tiwari Shashank, « Can IMEC Transition From Vision to Reality? », The Diplomat, 12 mars 2025.
(14) Smagin Nikita, « A North–South Corridor on Putin’s Dime: Why Russia Is Bankrolling Iran’s Infrastructure », Carnegie Politika, 15 juin 2023.
(15) Umarova Nargiva, « Russia Seeks to Extend Transport Routes to Afghanistan », Eurasia Daily Monitor, Vol. 22, n° 3, 15 janvier 2025.
(16) Kwan Sergey, « Uzbekistan and Russia Advance Trans-Afghan Railway Project to Pakistan », Times of Central Asia, 24 avril 2025.
(17) Bifolchi Giuliano, « CSTO Strategic Reinforcement of the Tajik-Afghan Border », SpecialEurasia, 19 avril 2024.
(18) Entretiens téléphoniques de l’auteur après de spécialistes basés au Pakistan, 13 juillet 2025.
(19) Marquardt Alex, « The Taliban senses an opening as it pushes for diplomatic recognition in talks with the Trump administration », CNN, 2 avril 2025 (https://edition.cnn.com/2025/04/02/politics/taliban-talks-trump-administration).
(20) Cela au detriment de la Russie : Smagin Nikita, « As the New Syrian Regime Gains Legitimacy, It Is Pushing Russia Out », Carnegie Politika, 17 juin 2025.