Le droit de l’environnement, utilisé pour protéger les Chagos (océan Indien), a aussi servi à renforcer la souveraineté britannique sur cet archipel stratégique. La création d’une aire marine protégée en 2010, présentée comme écologique, a bloqué le retour des Chagosiens et consolidé la base militaire de Diego Garcia, illustrant le lawfare environnemental.
L’instrumentalisation du droit de la protection de l’environnement : l’exemple de l’archipel des Chagos (T 1771)
Île de Diego Garcia / NASA Johnson / Flickr
The instrumentalization of environmental protection law: the example of the Chagos Archipelago
Environmental law, used to protect the Chagos Islands (Indian Ocean), has also served to strengthen British sovereignty over this strategic archipelago. The creation of a marine protected area in 2010, presented as ecological, has blocked the return of the Chagosians and consolidated the military base on Diego Garcia, illustrating environmental lawfare.
Le droit de l’environnement est au cœur de la gouvernance des espaces maritimes. Ses instruments visent à encadrer les usages humains et à préserver la biodiversité. Ces outils, loin d’être neutres, peuvent parfois modifier les équilibres de souveraineté qu’ils prétendent ignorer. La création, en 2010, d’une aire marine protégée « no-take » dans l’archipel des Chagos en plein cœur de l’océan Indien en offre l’un des exemples les plus éclairants : un dispositif conçu pour préserver un écosystème fragile a également eu pour effet de stabiliser juridiquement un espace stratégique disputé.
L’analyse de ce cas, à la frontière du droit de l’environnement et du droit international, met en lumière une forme contemporaine de manœuvre juridique : une « stratégie d’utiliser ou de mal utiliser le droit comme un substitut à des moyens militaires traditionnels pour réaliser un objectif opérationnel » (1), le lawfare.
L’archipel des Chagos, un espace stratégique au cœur de l’océan Indien
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’océan Indien est un espace de rivalités entre puissances navales. Le contrôle des routes énergétiques, la protection du trafic maritime et la surveillance des détroits majeurs – Ormuz, Bab el-Mandeb, Malacca – conditionnent la liberté d’action des puissances (2).
Après la crise du canal de Suez (3), Londres et Washington cherchent à maintenir des points d’appui stratégiques pour défendre la liberté de navigation et la profondeur stratégique de leurs dispositifs navals dans l’océan Indien (4). Leur choix se porte sur un territoire du Royaume-Uni isolé, l’archipel des Chagos et, tout particulièrement, sa plus grande île, Diego Garcia (5), en raison de sa position stratégique au carrefour de l’Afrique, l’Asie, l’Antarctique et l’Australie, qui lui confère une valeur logistique et militaire exceptionnelle.
La création de la base de Diego Garcia
Le Royaume-Uni et les États-Unis rédigèrent en ce sens un accord secret permettant aux Américains de construire une base militaire sur l’île de Diego Garcia. Ce projet est d’abord appelé « installation de communications navales » pour ne pas éveiller les soupçons et les critiques des États riverains (6). L’Union soviétique, bien informée, dénonce aussitôt l’initiative comme une militarisation dissimulée de l’océan Indien. L’accord, signé en 1966, donna à bail l’île aux États-Unis pour une période de 50 ans sous réserve que le territoire reste un territoire britannique (7) et que la population présente soit entièrement évacuée (8).
Dès 1965, le Royaume-Uni avait détaché les Chagos de la colonie de Maurice, créant le British Indian Ocean Territory (BIOT). Maurice, qui réclamait son indépendance, accepte ce détachement en contrepartie du versement de 3 millions de livres sterling et de la reconnaissance de conditions d’indépendance plus favorables (9). Les habitants des Chagos furent déplacés aux Seychelles, à Maurice et au Royaume-Uni entre 1966 et 1973.
Les travaux de la base navale commencèrent en 1971 et celle-ci fut inaugurée en 1973. Elle constitue rapidement l’un des maillons essentiels de la présence militaire américaine dans la région et fut régulièrement agrandie et modernisée. Outre sa piste d’aviation capable d’accueillir les plus gros appareils de l’US Air Force (les bombardiers stratégiques B52) (10), elle abrite un important centre de communications sous-marines, un dépôt de munitions et des installations portuaires pour les bâtiments de la 5e et de la 7e flotte. Le dispositif permet également d’assurer la surveillance des lignes d’approvisionnement énergétiques reliant le Golfe arabo-persique à l’Asie orientale, tout en offrant un point d’appui logistique pour les opérations menées en Asie du Sud-Est ou au Moyen-Orient.
Pendant la guerre froide, Diego Garcia est intégrée au dispositif de Containment américain destiné à prévenir toute expansion soviétique vers l’océan Indien (11).
« Le porte-avions de corail » (12) sert ensuite à l’appui des opérations Desert Storm en 1991, puis Enduring Freedom en 2001 (13). Elle devient, de facto, l’une des rares plateformes militaires capables de soutenir des opérations aériennes à longue distance sans dépendre de pays tiers. Cette permanence militaire confère à l’archipel une valeur géopolitique exceptionnelle ce qui explique la réticence de Londres et de Washington à en modifier le statut.
Les revendications mauriciennes et la situation politique sensible de l’archipel
En 1976, Maurice, alors indépendante, revint sur sa décision et se mit à revendiquer la restitution de l’archipel (14). Les anciens habitants des Chagos militèrent également pour leur retour dans l’archipel et portèrent leur cas devant les tribunaux britanniques. En novembre 2000, la Haute Cour de Londres leur donna finalement raison en estimant que le dépeuplement de l’archipel des Chagos était illégal car cette décision violait la Charte des Nations unies concernant la décolonisation. La Haute Cour autorisa alors les Chagosiens à se rendre en visite dans certaines îles de l’archipel, à l’exception de Diego Garcia (15).
Deux Orders in Council adoptés par le BIOT en 2004 viennent confirmer l’interdiction de résidence permanente. La mesure sera validée par la Chambre des Lords en 2008 (16). Cette série de décisions traduit un équilibre complexe : reconnaissance partielle de l’illégalité du déplacement de population, mais préservation de la souveraineté et des impératifs stratégiques. C’est dans ce contexte, politiquement sensible, qu’apparaît en 2010 un nouvel instrument de gestion territoriale : l’aire marine protégée (AMP).
La création d’une AMP No Take : instrument à double effet
En 2010, Le Royaume-Uni annonce la création d’une aire marine protégée englobant l’intégralité de la zone économique exclusive de l’archipel des Chagos (soit plus de 640 000 km²) à l’exception d’une zone restreinte autour de Diego Garcia (17).
Le texte établissant cette AMP la classe dans la catégorie dite intégrale ou No-Take, au nom de la préservation de la biodiversité et de la protection des écosystèmes coralliens. En pratique une aire marine protégée intégrale est une zone où toute forme de prélèvement biologique ou minéral est prohibée : pêche, exploitation de coraux, prospection sismique ou forage. Ce niveau maximal de protection est défini par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
La création de cette AMP s’inscrit dans le cadre d’une campagne de publicité et une pétition pour la création d’une AMP intégrale conduite par le Chagos Environnement Network (CEN), organisme qui regroupe neuf organisations dédiées à la conservation de l’environnement ou à la science sous l’égide de la Pew Foundation (18). Selon des données publiques, cette fondation aurait consacré au moins 700 000 livres sterling à ce projet (19). La campagne de promotion autour de la création de l’aire marine protégée des Chagos connut une résonnance mondiale et permit à des célébrités et d’autres organisations non gouvernementale (20) de rejoindre cette initiative.
La décision est présentée comme une avancée écologique majeure. Or, sur le plan juridique, ce projet transforme totalement les usages dans l’archipel. L’interdiction de toute activité en mer rend de facto impossible le retour des Chagosiens, peuple vivant essentiellement de la mer et du produit de leur pêche.
Mesure écologique ou verrou territorial ?
Derrière la rhétorique environnementale, plusieurs éléments laissent entrevoir la dimension géopolitique du projet. L’initiative de l’AMP s’inscrit dans un contexte international marqué par la montée en puissance des aires marines protégées comme instrument de diplomatie écologique. En 2010, la Conférence de Nagoya fixe un objectif ambitieux de 10 % d’AMP dans les zones côtières et marines (objectif n° 11). Dans ce climat, le Royaume-Uni se positionne en État exemplaire en matière de gouvernance environnementale, alors même que son contrôle sur le BIOT est contesté par Maurice et que le différend sur la décolonisation n’est pas clos…
La création d’une AMP de très grande ampleur dans cette zone produit un double effet : elle offre à Londres une image de puissance vertueuse tout en consolidant la maîtrise administrative et réglementaire d’un espace contesté. Quelques mois plus tard, des documents rendus publics par Wikileaks font apparaître le rôle et les intentions réelles : « Le Royaume-Uni et les États-Unis devraient soigneusement négocier les détails de la réserve marine pour s’assurer que les intérêts américains soient sauvegardés et que la valeur stratégique du BIOT soit maintenue. […] Les anciens habitants trouveraient difficile, sinon impossible, de poursuivre leurs revendications de réinstallation si l’archipel des Chagos devenait une réserve marine. (21) »
L’action environnementale est vue comme un outil de verrouillage territorial permettant de stabiliser la zone et d’interdire les usages concurrents. La création de l’AMP fut rapidement contestée par Maurice et soumise à arbitrage international. La Cour permanente d’arbitrage déclara que l’AMP violait plusieurs dispositions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDEM aussi appelée Convention de Montego Bay) (22), notamment celles relatives à la consultation des États voisins et à la prise en compte de leurs intérêts légitimes.
La Cour ne constate pas, pour autant, d’interdiction de création d’une telle AMP et n’a pas le pouvoir d’annuler la décision ; la zone protégée demeure donc en vigueur. De plus, malgré les condamnations internationales, le bail américain sur Diego Garcia a été prolongé en 2016 pour vingt ans (23).
Lawfare environnemental : une manœuvre du droit à visée stratégique
Le terme lawfare, créé par le général américain Charles Dunlap, désigne la stratégie consistant à transformer la règle juridique en arme d’influence, qu’il s’agisse de freiner l’action d’un adversaire ou de légitimer une position de puissance (24). Dans le domaine maritime, cette approche connaît un regain d’intérêt avec la multiplication des régimes spéciaux – zones économiques exclusives, aires marines protégées, couloirs de navigation – qui redéfinissent la portée concrète de la souveraineté, bien que l’un des premiers exemples de lawfare puisse remonter au XVIe siècle (25).
Le cas des Chagos illustre une tendance : celle du lawfare environnemental, ou l’usage du droit de l’environnement comme instrument de puissance. En l’espèce, l’utilisation détournée d’une AMP. Sous couvert de protection écologique, le Royaume-Uni a instauré un cadre juridique qui verrouille l’accès à un espace clé tout en bénéficiant de la légitimité morale attachée à la conservation. La base de Diego Garcia se trouve ainsi sanctuarisée dans un environnement dont la réglementation internationale écarte toute activité extérieure.
La force du droit remplace la force militaire : l’AMP agit comme un bouclier juridique conférant stabilité et reconnaissance internationale à une situation de fait. Cette utilisation du droit n’est pas uniquement le fait des États, certains auteurs documentent une émergence d’une « diplomatie verte » à géométrie variable où les grandes fondations environnementales jouent un rôle déterminant, notamment auprès des petits États du Pacifique (26).
Aujourd’hui, le traité international pour la protection de la haute mer et de la biodiversité
À l’heure du Traité international pour la protection de la haute mer et de la biodiversité (BBNJ), il est à craindre que d’autres utilisations détournées du droit de l’environnement et du droit international de l’environnement puissent voir le jour dans les zones en tension : zones de pêches, zones de contestée – même si le traité BBNJ exclut l’utilisation du traité dans des conflits de délimitation.
Cette instrumentalisation pourrait alors se faire à l’initiative d’un État ou par le truchement d’une organisation non gouvernementale (ONG) de protection de l’environnement, consciente ou non de l’effet final recherché. Il convient, dès lors, de faire preuve de la plus grande vigilance pour s’assurer que les conditions de mise en œuvre de ce traité échappent à ce type d’instrumentalisation et que celui-ci serve bien ce pour quoi il a été signé : la biodiversité et non la souveraineté.
Conclusion : Le droit comme outil de puissance maritime
Le cas des Chagos illustre la manière dont la protection de l’environnement peut devenir un instrument de contrôle spatial. Pour la France, forte de la deuxième Zone économique exclusive (ZEE) mondiale en termes de superficie, l’enjeu est de prévenir de tels détournements en maintenant un pilotage souverain de la gouvernance maritime. La montée en puissance d’acteurs privés et d’ONG transnationales dans la gestion des aires marines protégées impose une vigilance accrue : derrière la vertu écologique, se jouent parfois des rapports de force juridiques et stratégiques. Maîtriser le droit, c’est désormais affirmer sa puissance en mer. ♦
(1) Ancelin Julien et Férey Amélie, « Vers une théorie du lawfare ? », Raisons politiques, 2022/1, n° 85, Presses de Sciences Po, p. 5-15.
(2) Yi Zhun Yuan, Grant Tom, Ekins Richard, Why the UK should not cede the Chagos Islands to Mauritius, Policy exchange, 2023, 66 pages (https://policyexchange.org.uk/).
(3) Oraison André, Diego Garcia : enjeux de la présence américaine dans l’océan Indien, Afrique contemporaine 2003/3, n° 207, p. 115-132 (https://shs.cairn.info/revue-afrique-contemporaine1-2003-3-page-115?lang=fr).
(4) Ibidem.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) L’archipel des Chagos restera britannique tandis que Maurice obtiendra son indépendance en 1968.
(8) L’information est révélée par Wikileaks, les câbles fuités sont disponibles en utilisant les archives d’Internet : https://web.archive.org/web/20190514220857/https://wikileaks.org/plusd/cables/09LONDON1156_a.html
(9) Grégoire Emmanuel, « Les Chagos, l’archipel convoité », Politique africaine, 2005/1 (N° 97), p. 151-159 (https://shs.cairn.info/revue-politique-africaine-2005-1-page-151?lang=fr).
(10) Ibidem.
(11) Oraison André, « Histoire et actualité de la base militaire de Diego Garcia. Les circonstances de la création et de la militarisation du British Ociean Territory (BIOT) », Outre-Mers, 2005/348-349, p. 271-289.
(12) Biad Abdelwahab et Edynak Elsa, « Chagos, le porte-avions de corail », Le Monde diplomatique, octobre 2018, p. 14-15.
(13) Ibidem.
(14) Oraison André, op.cit.
(15) Ibidem.
(16) Cassella Sarah, « Quand la mer domine la terre : la sentence arbitrale du 18 mars 2015 en l’affaire de l’Aire marine protégée des Chagos », Annuaire français de droit international, 2015, n° 61, p. 649-667. Voir aussi Juste-Ruiz José, « Convention des Nations unies sur le droit de la mer », Revue juridique de l’environnement, 2016/1, volume 41, p. 141-152.
(17) Ros Nathalie, « La privatisation des mers et des océans : du mythe à la réalité », in Chaumette Patrick, Le droit de l’océan transformé par l’exigence de conservation de l’environnement marin, Marcial Pons, 2019. En outre, la pêche est toujours autorisée pour la consommation du personnel de la base de Diego Garcia. En 2010 28 tonnes de poissons ont ainsi été pêchées. Voir Bowcott Owen et Vidal John, Britain faces UN tribunal over Chagos Islands marine reserve », The Guardian, 28 janvier 2013 (www.theguardian.com/).
(18) Ros Nathalie, op. cit.
(19) Giron Yan, Blue Charity Business réforme de la Politique européenne Commune des Pêches (rapport), octobre 2012.
(20) GreenPeace UK et l’Union internationale pour la conservation de la nature, par exemple.
(21) Wikileaks, op. cit.
(22) Cassella Sarah, op.cit et Juste-Ruiz José, op. cit.
(23) Agence France Presse (AFP), « Chagos Islands: international dispute and human drama », France 24, 3 août 2018 (https://www.france24.com/en/20180903-chagos-islands-international-dispute-human-drama).
(24) Ancelin Julien, Férey Amélie, op. cit.
(25) Et les travaux de Grotius contre le traité de Tordesillas.
(26) Ros Nathalie, op. cit.
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