Allocution du général Jean-Louis Georgelin, chef d’état-major des Armées, en ouverture des 14e rencontres parlementaires « Paix et défense », qui se sont tenues le 5 février 2007 à Paris.
Paix et défense
Peace and defence
Speech by General Jean-Louis Georgelin, Chief of Defence Staff, opening the 14th ‘Peace and Defence’ meeting of parliamentarians in Paris on 5 February 2007.
C’est avec un très grand plaisir que j’ai accepté l’invitation de MM. Boucheron et Cornut-Gentille pour introduire les débats de ces 14es rencontres parlementaires paix et défense, plaisir en soi mais aussi plaisir de circonstance.
Ces rencontres illustrent chaque année le lien extrêmement fort qui existe entre notre système politique démocratique et la défense. Elles illustrent aussi les responsabilités que ces deux sphères de notre vie nationale ont l’une envers l’autre. En cette année de débat démocratique, ces rencontres revêtent à l’évidence une dimension particulière en permettant à tous ceux qu’elles rassemblent de débattre sur le fond et dans la sérénité de l’enjeu déterminant qu’est la défense.
Je ne voudrais pas tomber dans le travers de vouloir dès le discours d’ouverture traiter l’ensemble des questions sur lesquelles vous allez débattre et anticiper vos réponses. Je voudrais simplement vous donner quelques éléments de réflexion sur ce que j’appellerai la question militaire, telle qu’elle se pose à notre pays. Je voudrais me contenter d’éclairer trois points : ce qui la détermine, comment nous y répondons aujourd’hui et ce qu’elle signifie pour demain.
L’état du monde
C’est naturellement à l’examen de la situation internationale que nous devons d’abord apporter toute notre attention. Je laisse à d’autres participants à ce débat le soin de brosser les fresques brillantes que ce sujet suggère. Je voudrais pour ma part insister sur l’idée qu’une rencontre comme celle d’aujourd’hui est un moment privilégié pour prendre le recul nécessaire à la réflexion prospective. Ce recul doit permettre de mettre en évidence les grandes constantes de la réflexion stratégique. Je voudrais plus particulièrement en évoquer trois.
La guerre
En premier lieu, la guerre. C’est un phénomène dont chaque génération a espéré la fin mais qui en réalité reste bien présent sur la scène internationale. Nous aurions tort de nous en croire exemptés. Les collectivités humaines ont recours périodiquement à l’affrontement armé, et cet affrontement a toujours pour caractéristique une large imprévisibilité, quelles que soient les formes qu’il prend ou la nature des adversaires qu’il oppose. La situation en Iraq l’illustre abondamment. Nous devons en prendre acte, ou peut-être en reprendre conscience.
Une France forte,
En lien sans doute indirect avec ce premier point, nous devons constater le maintien de la relation qui existe entre le poids d’un pays, la façon dont sa voix porte dans le monde et sa puissance militaire. Ainsi, c’est un fait qui s’impose, aujourd’hui, notre dispositif militaire concourt à la reconnaissance dont jouit la France, à la façon dont sa parole porte.
…dans un monde dangereux.
Enfin, et c’est là le troisième point, l’existence de menaces effectives contre la sécurité de nos compatriotes ou de nos intérêts doit sans cesse être évaluée. Nos ressortissants à l’étranger, nos infrastructures de tous ordres, nos flux d’approvisionnement mais aussi plus largement tous nos concitoyens peuvent être la cible d’actes hostiles ou terroristes. Nos concitoyens sont naturellement très sensibles à ces menaces, qui sont la conséquence de l’exposition inéluctable à un monde dangereux.
Ces trois phénomènes recouvrent une nouvelle signification au gré des évolutions géopolitiques. Chacun peut observer l’évolution de la carte de la puissance, au bénéfice de pays plus enclins que les États européens à jouer de la dimension militaire de leur politique, en Asie notamment. Cette redistribution des cartes s’accompagne de l’accentuation des déséquilibres démographiques, économiques et politiques qui, projetés sur les écrans de la planète, exacerbent les replis identitaires et les passions irrationnelles.
L’action militaire hier et aujourd’hui
Dans ce cadre, nous devons nous interroger sur le regard que nous portons sur l’action militaire dans le système des relations internationales. Nous avions pris l’habitude d’organiser nos réflexions en fonction d’un avant et d’un après déterminés par la fin de la guerre froide. En fait, la fin de la guerre froide, c’est déjà avant-hier. Hier, c’est cette décennie qui nous a vus agir sur des crises nombreuses et toujours dramatiques mais que la communauté internationale parvenait à étouffer de façon plus ou moins durable. Le recours aux notions d’opérations de maintien de la paix et — plus rarement — d’imposition de la paix était en définitive assez confortable. Dans beaucoup de ces opérations, nos armées avaient essentiellement une obligation de moyens pour geler les crises locales en attente d’une solution politique.
La question, aujourd’hui, ne se pose déjà plus de la même manière. Certes, ce type de gestion de crises est appelé à perdurer et nous devrons surtout porter toute notre attention aux zones de non-droit où la criminalité organisée nourrit le terrorisme et une violence endémique. Mais j’ai aussi le sentiment que nous allons vers une ère de conflits plus durs et aux conséquences plus graves. En particulier, la prolifération des armes de destruction massive, comme la dissémination incontrôlée des armes conventionnelles sophistiquées ouvrent des perspectives qui doivent nous inquiéter.
Le pouvoir égalisateur de la technologie
Pour nos armées, les conséquences de cette évolution des menaces sont déterminantes. La perspective est désormais d’être amené à s’engager dans des conflits aux résultats incertains et aux enjeux forts pour notre propre sécurité. Dans ces conflits nous serons très probablement opposés à des adversaires qui bénéficieront, quel que soit leur mode d’action, conventionnel ou asymétrique, de ce qu’il faut bien appeler le pouvoir égalisateur de la technologie, à rebours des idées les plus répandues à ce sujet. La frappe d’une frégate israélienne par un missile du Hezbollah en est assurément un exemple emblématique. Il est bien incontestable que la situation dans laquelle nous nous trouvons est plus préoccupante que beaucoup de celles que nous avons connues dans les dernières décennies.
Politique de défense
C’est évidemment à l’aune de toutes ces réflexions simplement évoquées que nous devons envisager les différentes possibilités ouvertes pour notre politique de défense. La première chose à faire, c’est de tirer parti de l’atout dont nous disposons et de tenir compte des contraintes spécifiques à l’entretien de cet atout.
Dispositif militaire
Depuis quinze ans, notre dispositif militaire a connu une adaptation permanente. Ne perdons pas la mémoire de la mutation qui s’est opérée. La professionnalisation s’est accompagnée d’une réduction de son format qui est passé de 550 000 à 350 000 militaires. Notre armée, alors bâtie pour un conflit unique et bref à nos frontières, a évolué pour s’engager sur toute la surface du globe dans des opérations multiples qui s’étendent sur plusieurs années. L’art opérationnel lui-même a changé pour répondre aux nouvelles menaces, pour tirer parti des progrès de la technologie, pour nous permettre de mieux coopérer avec nos alliés.
Ce résultat n’a pu être atteint qu’au prix d’un effort prolongé. Cet effort n’est jamais simple. On sait que le développement des matériels dont nous équipons nos forces obéit à des constantes de temps de plusieurs décennies. Ces constantes de temps doivent s’intégrer dans le cycle de remplacement de matériels anciens pour conserver la cohérence de notre dispositif. Plus compliqué encore, il serait souhaitable qu’elles s’articulent avec celles de nos principaux alliés, en particulier dans le cadre européen ou atlantique.
En outre, ces matériels ne sont efficaces qu’autant qu’ils sont servis par des hommes et des femmes formés, entraînés et motivés. À ce sujet, il convient de relever l’importance de nos valeurs militaires, qui sont une force reconnue des armées françaises, inséparables des valeurs de notre République. C’est une réalité qu’il serait imprudent de balayer d’un revers de la main.
Missions
Si j’en viens maintenant à considérer les missions que les armées ont été amenées à remplir, je constate que finalement on peut les ranger dans quatre grandes catégories.
Tout d’abord, les armées assurent dans un monde en constante évolution et aux équilibres toujours incertains la garantie de nos intérêts vitaux par la mission permanente de dissuasion. Je ne reviendrai pas ici sur cette mission essentielle qui permet en définitive à notre pays d’être maître de son destin.
La préservation de la sécurité quotidienne des Français, ensuite. À y regarder de près, elle est assurée selon des modalités nouvelles. Celles-ci associent, en coopération interministérielle et internationale, la surveillance dans la profondeur et la réactivité dans un vaste champ d’action national et international, face aux menaces que j’ai évoquées.
La troisième grande mission des armées, c’est le concours qu’elles apportent à la stabilité de l’Europe et du monde, et leur action dans le cadre de la solidarité internationale. Il s’agit à la fois de permettre à notre pays d’assumer ses responsabilités, de contribuer au plus tôt à la résolution de crises qui, par ailleurs, directement ou indirectement, affectent notre sécurité, et de soutenir le développement économique en assurant des échanges plus sûrs. L’essentiel de nos engagements opérationnels actuels comme de nos déploiements extérieurs rentre aujourd’hui dans ce cadre, le plus souvent au titre de nos engagements internationaux sous l’égide des Nations unies.
Quatrième type de missions, nos forces participent naturellement à la sécurité collective de l’espace européen et méditerranéen. La concrétisation ultime de cette mission pourrait voir nos forces les plus puissantes confrontées aux situations les plus graves que je décrivais précédemment ; elle impose l’entretien de capacités disponibles et pleinement opérationnelles pour faire face à une dégradation brutale de la situation aux marches de l’Europe ou, plus largement à toute forme de surprise stratégique. Elle trouve sa traduction la plus courante dans notre participation aux structures européennes et atlantiques de sécurité.
Des armées qui comptent dans le monde
Les forces qui remplissent ces missions demeurent naturellement le résultat des choix qui ont été faits, des priorités qui ont été données. Notre dispositif présente donc des lacunes qui attestent de la réalité des choix effectués. On cite fréquemment nos insuffisances dans le domaine du transport aérien, tant stratégique que tactique, ou dans le domaine du renseignement, mais il y en a d’autres. Elles ne remettent pas en question le fait que notre armée est une de celles qui comptent dans le monde.
Elle constitue donc aujourd’hui pour notre pays un atout essentiel, comme je le rappelais en m’adressant au président de la République lors de la cérémonie des vœux le 6 janvier dernier. Fruit de l’effort important consenti par la nation depuis plusieurs décennies, notre dispositif assure la sécurité des Français et des Françaises. Pour chacune de ces raisons, il mérite que nous débattions tous ensemble de son avenir.
C’est en effet cet acquis qu’il va nous falloir continuer à faire vivre et à adapter. Il existe plusieurs façons de le faire ; il appartiendra à l’ensemble de nos concitoyens d’en débattre et à ceux qui auront la charge de la nation d’en décider. Mais les choix qui seront faits nous conduiront nécessairement à nous situer au regard de quelques grandes problématiques incontournables, et je voudrais, pour terminer, attirer votre attention sur certaines d’entre elles.
Problématique et choix
Il y a d’abord le fait que le problème du lien entre la sécurité individuelle de chacun de nos compatriotes et la défense de notre pays face aux menaces extérieures se pose de façon accrue. Dans ce cadre, il importe à l’évidence de renforcer la synergie entre les différents acteurs de la sécurité ; mais il importe aussi de préserver les compétences permettant de faire face à chaque situation. Car la continuité qui peut parfois exister entre les problématiques de sécurité individuelle et de défense nationale ne supprime ni la menace de conflit armé d’ampleur, ni le crime traditionnel, qui recouvrent des problèmes bien différents. Plusieurs options sont à l’évidence envisageables face à cette problématique, et ce peut être le mérite de colloques comme celui-ci de les faire émerger.
Il faut ensuite arbitrer, d’une part entre le degré d’engagement effectif que nous souhaitons consentir dans les opérations d’aujourd’hui au titre de nos engagements internationaux, et, d’autre part, les efforts que nous voulons faire pour entretenir et développer nos armées dans la perspective de crises plus graves. Il y a ici un dilemme permanent, car les équipements nécessaires dans le cadre d’un conflit de haute intensité ne sont pas toujours les mêmes que ceux qui sont employés dans les opérations les plus courantes. Cet arbitrage, qui est aussi l’arbitrage entre le présent et l’avenir, est important car de lui dépendra l’outil militaire que nous léguerons à la génération future. C’est le domaine où il est le plus difficile de convaincre car la tentation est toujours grande de sacrifier l’avenir, toujours incertain, au présent qui impose sa loi.
Nous devrons aussi définir le compromis le plus approprié entre le volume des forces dont nous souhaitons disposer et l’effort financier que nous voudrons consentir pour leur niveau technologique.
Enfin, la question de notre participation à la construction européenne de défense et du niveau de notre engagement au sein de l’Otan continuera également de se poser, car c’est un débat essentiel pour l’organisation de notre défense. Dans ce domaine, la capacité de la France à entraîner ses partenaires européens dépendra des moyens qu’elle décidera de consentir dans ce but. À ce prix, elle parviendra à tirer ses partenaires vers le haut. Soyons-en convaincus : le sens véritable de notre engagement européen consiste à investir aujourd’hui en vue des gains politiques et capacitaires de demain, au profit de notre sécurité et de la sécurité du monde. Au regard de cet enjeu, les économies envisageables par mutualisation ne sont qu’un effet d’aubaine lié à la poursuite d’un objectif plus ambitieux.
Telles sont les réflexions que je souhaitais vous proposer, au moment où débute ce colloque. Il me semble qu’il était de ma responsabilité de chef d’état-major des armées de le faire. Soyez assuré que je prendrai connaissance de vos travaux avec la plus grande attention. ♦