
« La guerre c’est la routine », disait Voltaire. Nos sociétés consuméristes qui, comme des enfants ont vécu pendant trois quarts de siècle sous l’aile protectrice américaine, se sont réveillées à cette réalité. Voilà que l’Europe se réarme en vue d’une guerre devenue plus probable que jamais avec la Russie, afin de la mener ou de préférence pour ne pas avoir à l’engager. Dans ces conditions, quelle place doit être dévolue aux méthodes d’influence ou à la guerre de l’information ? Tel est l’objectif du manuel de Raphaël Chauvancy, officier supérieur des Troupes de marine (TDM) qui enseigne la stratégie à l’École de guerre économique (EGE). Ce qui signifie que son livre couvre un éventail très large allant du Political Warfare, conception et organe d’application mis en œuvre par l’armée américaine dès 1943, à l’arme psychologique conceptualisée en 1957 par le général Ély, alors chef d’état-major général.
Le nerf de la guerre est donc l’information. « C’est l’opinion qui perd les batailles, et c’est l’opinion qui les gagne » disait le philosophe contre-révolutionnaire du XVIIIe siècle Joseph de Maistre. Or, celle-ci se forge par l’information, d’où l’importance de l’infoguerre parallèlement à la multiplication des canaux de diffusion et de communication. Le but de l’infoguerre est d’opérer l’encerclement cognitif de l’adversaire ou de la cible en faussant d’abord la perception du rapport de force. Puis de paralyser la volonté de combattre le compétiteur à l’aide d’une gamme de moyens que l’on a vu se déployer sur nos yeux, l’un des plus visibles ayant été la menace nucléaire brandie par le président Poutine dès le 27 février 2022 (1). Enfin, de disloquer la cible en délimitant sa légitimité.
Il ne s’agit pas de principes purement théoriques, car on voit bien qu’en un sens Vladimir Poutine et Donald Trump se livrent chacun à leur façon à cet exercice vis-à-vis de l’Union européenne, en s’en prenant à ses valeurs, en minant sa cohésion vis-à-vis de leurs alliés dans la place, en misant sur ses peurs ou ses procrastinations. On ne savait pas que le Président américain, le « révolutionnaire » était devenu un adepte de Lénine, lequel proclamait « Dire la vérité est un préjugé bourgeois mesquin tandis qu’un mensonge est souvent justifié par les objectifs ». Cependant, rien de nouveau chez lui, il applique à grande échelle le modèle américain de la submersion qui permet d’écraser l’adversaire sous un déluge informationnel tous azimuts jusqu’à saturer ses défenses cognitives. À cet égard, la doctrine de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) distingue la désinformation, la mésinformation et la mal-information (p. 155) (2). Alors que la première consiste à disséminer délibérément de fausses informations avec l’intention de tromper sa cible, la deuxième se rapporte à une fausse information vérifiable, partagée sans intention de nuire et la dernière repose sur la diffusion une information fragmentaire sortie de son contexte. Nombreux sont les exemples de manipulation de l’information. Ce fut le cas en 1999 lorsque le ministre allemand de la Défense, Rudolf Scharping, a divulgué l’existence d’un prétendu plan serbe d’épuration ethnique au Kosovo (3). Plus encore ce fut le cas en 2003 lorsque le secrétaire d’État Colin Powell brandit une capsule d’anthrax lors d’une séance mémorable du Conseil de sécurité. Ce fut un mensonge qui s’avéra coûteux, car les avertissements de la CIA à l’automne 2021, selon lesquels la Russie s’apprêtait à envahir l’Ukraine, n’ont pas été pris au sérieux par les Européens. En dépit de ces quelques ratés, la guerre de l’influence constitue tant pour la France que pour l’Otan la sixième fonction stratégique (4).
Dans cette guerre de l’information et l’influence, importantes sont les mesures actives, concept conceptualisé et mis en œuvre par les Soviétiques. Leur matrice consiste à découvrir les failles de l’adversaire, puis à créer un narratif, imbriquer mensonge et vérité, donner l’impression que l’information vient d’ailleurs, nier l’évidence, enfin à trouver les idiots utiles qui vont la relayer. Cependant, l’essentiel est de laisser traîner l’accumulation des opérations ayant un effet politique à long terme.
En fin de compte, la guerre de l’information et l’influence ne sont pas des sciences exactes. Elles relèvent plus de l’art de la finesse que de l’esprit de géométrie. Le défi n’est ni militaire, ni économique, ni même politique, mais anthropologique. C’est beaucoup exiger et requiert une approche globale et multidimensionnelle. Aussi, sujet sur lequel l’auteur ne s’étend guère, l’Intelligence artificielle (IA) est appelée à jouer un rôle croissant dans ce domaine. On doit se demander pourquoi Donald Trump renverse-t-il autant la donne et propose-t-il un nouvel ordre mondial ? Quelle est la base de sa politique vis-à-vis de la Russie, de la Chine, de l’Europe et d’autres pays clés ? Pourquoi accepte-t-il une coopération internationale avec les régimes autoritaires, mais exclut les pays européens ? Les responsables américains disposent de centres d’analyse puissants, de moyens modernes, de reconnaissance et de surveillance, d’énormes bases de données. L’hypothèse à vérifier est que Elon Musk a fait une percée dans l’AGI (une technologie générale d’IA qui fonctionne comme le cerveau humain). Des bases de données suffisantes et des ordinateurs hyperrapides lui permettent de se projeter dans l’avenir. Qu’est-ce que cela signifie ? L’occasion d’acquérir des connaissances sur ce qui se passera dans cinq, dix et trente ans. Si l’ordinateur AGI leur disait quelque chose qui leur permette de maximiser les résultats des victoires et de minimiser les conclusions des défaites ? La Chine compte 48 bases de données ; 535 universités ont ouvert des diplômes de premier cycle en IA, et 43 écoles ou instituts de recherche spécialisés ont été créés depuis 2017. En comparaison, il existe 14 collèges et universités aux États-Unis qui offrent de tels diplômes. À l’Europe, comme à la France, de rester dans la course. Elle semble enfin avoir pris conscience des enjeux auxquels elle est confrontée (5). ♦
(1) En réaction à l’invasion de l’Ukraine dans le cadre de l’« Opération militaire spéciale » trois jours plus tôt, le chancelier de l’époque Olaf Scholz a prononcé son discours du Zeitenwende (https://www.bundesregierung.de/).
(2) Sur le sujet, cf. RDN, n° 876 : « L’informationnel : dissiper le brouillard et passer à l’action », janvier 2025 (https://www.defnat.com/).
(3) « Kosovo-Konflikt: Gab es den Hufeisenplan wirklich? » [Le conflit du Kosovo : y avait-il vraiment un plan de fer à cheval ?], Flash Up, septembre 2022 (https://flash-up.com/).
(4) Voir par exemple : Dufourcq Jean, « L’influence comme 6e fonction stratégique », RDN, n° 856, janvier 2023, p. 49-52 (https://www.defnat.com/).
(5) Dans le cadre du plan France 2030, la France s’est dotée d’une Stratégie nationale pour l’intelligence artificielle (SNIA) afin d’affirmer son leadership à l’échelle européenne et mondiale dans ce secteur (https://www.economie.gouv.fr/actualites/strategie-nationale-intelligence-artificielle).