
« Hybridité de la guerre », « stratégies d’influence », « cyberguerre », autant de termes désignant des façons de mener le combat contre des ennemis ou des compétiteurs, qui ont envahi le vocabulaire quotidien et la place publique. Il s’agit dès lors de préciser tous ces termes, et de détailler par le menu les divers instruments employés dans ces domaines, ce qui n’est pas a priori naturel : mèmes, trolls, bots, etc. Voilà l’un des mérites de cet ouvrage de Christine Dugoin-Clément, chercheuse à la chaire « Risques » de l’Institut d’administration des entreprises (IAE) Paris-Sorbonne, à l’Observatoire de l’intelligence artificielle (OIA) de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et au Centre de recherche de la Gendarmerie nationale (CRGN), ce qui témoigne de l’excellente coopération entre Université et Armée.
De fait, avant de décrire les diverses modalités d’influence russe en Europe, en France et dans le Sahel, elle se livre à une étude serrée de ces multiples instruments, stratégies et interventions sur près de quatre-vingt-dix pages, tout en illustrant ces descriptions générales ou théoriques à l’aide d’exemples concrets. Depuis Sun Tzu et bien d’autres stratèges, ruses, tromperies, astuces, chausse-trappes, pièges, stratagèmes, subterfuges, feintes ou machinations ont toujours fait partie de l’art de la guerre, et le cheval de Troie n’est pas un cas unique. Durant la guerre froide, le KGB employait des « mesures actives » quand l’Armée soviétique employait la « Maskirovka », l’art de la désinformation militaire, dont la doctrine a été actualisée en 2016. Toute cette quincaillerie plus artisanale a été balayée par le Net et l’utilisation à large échelle de l’Intelligence artificielle (IA). C’est à une véritable machine informationnelle que l’on a affaire, qui de centralisée s’est diffusée dans les divers services fédéraux de sécurité. Ces services sont le SVR (renseignement extérieur, plus de 15 000 agents), le FSB (renseignements et de sécurité intérieure, environ 350 000 agents, dont 200 000 gardes-frontières) et le FSO (garde fédérale) – cette dernière compte 50 000 soldats et contrôle la mallette nucléaire. Moscou coordonne des opérations complexes via quatre types de canaux différents : canaux officiels, sous contrôle étatique, liés à un État ou alignés sur un État, ce qui permet de moduler les messages. Les attaques sont taillées « sur mesure » en fonction des États visés. « La Russie a développé un concept qui s’appelle “le contrôle réflexif”, qui consiste à faire porter à l’adversaire la responsabilité des actions, à faire porter à l’Otan la faute de l’extension du conflit. »
Au total, cette nouvelle articulation des moyens militaires et non militaires repose sur un pouvoir politique centralisé, dont la pointe est formée par l’administration présidentielle, animée dans ce domaine par Sergueï Kirienko, ancien président de Rosatom et l’un des Premiers ministres de Boris Eltsine. Cette belle machine a eu certes bien des ratés en Ukraine et son action, notamment à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris 2024, s’est avérée somme toute peu opérante. Néanmoins, elle est parvenue à monter les jeunesses des pays sahéliens contre la France, ce qui a constitué l’une des raisons du départ des forces françaises dans la région. Le recul manque cependant pour faire le point sur les usines à trolls de Prigojine (1961-2023), de sa nébuleuse Wagner et de son Internet Research Agency (IRA) établie dans un immeuble de Saint-Pétersbourg.