Le général Lucien Poirier, ascète de la stratégie
Je dois tout à Monsieur Ledentu. Quand on sait ce qui est advenu du bambin, c’est un bel hommage que Lucien Poirier, qui vient de nous quitter, rendait à l’instituteur de son village natal. Déjà lesté de bonnes lectures, il entre à Saint-Cyr en 1938 et en sort un an après pour aller au combat. Chef de section, il participe à la seule offensive de notre « drôle de guerre », menée en Sarre au mois de septembre 1939. Celle-ci n’ira pas loin et, pour notre sous-lieutenant, la chute fut rude : submergé par l’ennemi, munitions épuisées, ce qui reste de la section qu’il commande est capturé. Pour un Saint-Cyrien tout juste sorti du Bahut, il n’est pas de sort plus affreux : pleurs de honte ! Pourtant, honte bue, l’ombre de M. Ledentu réapparaît. Ses cinq ans de taule, ose-t-il écrire, furent la chance de sa vie. C’est que, derrière les barbelés, il faut bien tuer, faute de mieux, le temps. S’organise alors une curieuse université où d’éminents professeurs mettent leur savoir à la disposition de leurs compagnons de misère. Jean Guitton, philosophe de la pensée et de l’action, mais aussi Patrice de La Tour du Pin qui l’initiera à la « poétique », sont parmi les animateurs de cette effervescence studieuse. Et voici que, déjà, la stratégie l’interpelle. Clausewitz, dans le texte, est son livre de chevet et lorsque Colditz, où il avait été transféré, est libéré par les Américains, il chaparde, dans le bureau du commandant de la forteresse, l’édition allemande de Vom Kriege.
Quelque fructueuses qu’aient été ses longues années de captivité, il lui fallait, de retour en France, se racheter. Ce qu’il fit sans tarder. En Indochine, à la 13e Demi-brigade de Légion étrangère (DBLE) puis au cabinet du général de Lattre, chef de guerre en majesté. En Algérie ensuite, et par deux fois (1955-1957 et 1960-1962). Au cours du second séjour, il commande le 25e bataillon de chasseurs alpins (BCA) et six citations, dont trois à l’ordre du Corps d’armée, témoignent de ses combats divers. Mais c’est durant son premier séjour algérien qu’il fit ses débuts de stratégiste. Au 2e bureau d’Alger, l’étude de la guerre révolutionnaire enfiévrait les esprits. Après l’Indochine, on n’allait pas se faire avoir une deuxième fois ! On a peine, aujourd’hui où l’on répugne à réveiller ces souvenirs suspects, à se représenter la passion qui alors animait les chercheurs militaires, dont Lacheroy, expert en action psychologique, fut l’un des plus avisés. Lucien Poirier s’y mit aussi. C’est lui qui « exploita » le plaisant enlèvement, en 1956, des six chefs du FLN dont l’avion avait été détourné par nos soins. Ses premiers écrits datent de cette époque. C’est dans l’un d’eux, consacré à Lawrence d’Arabie, qu’on relève cette superbe citation, choisie dans Les sept piliers de la sagesse : « Se servir de la guerre contre une révolte est un procédé aussi malpropre et aussi lent que de manger sa soupe avec un couteau ».
Pour Lucien Poirier comme pour beaucoup d’entre nous, l’après 1962 fut le temps du doute et il n’est guère d’officiers qui n’aient à cette époque envisagé de quitter le service. Lui-même fit un pas : il décida de ne pas préparer l’École de guerre, qui lui ouvrait ses portes. Si l’on ose ainsi dire, c’est le nucléaire qui le sauva. Au début de 1965, il est appelé au Centre de prospective et d’évaluation (CPE), ancêtre de notre actuelle DAS (Direction aux affaires stratégiques), que Monsieur Messmer venait de créer. C’est là qu’il élabora une doctrine dissuasive que le général de Gaulle en personne aura le bon goût d’approuver. La « Bombe » ne le lâchera plus.
J’eus le privilège de confronter mes idées aux siennes, face à « l’objet bavard », expression que j’estimai mal venue. L’objet ne dit rien, il s’exhibe et c’est nous qui causons. Ainsi causâmes-nous d’abondance, faisant progresser ce qu’il appelait le « chantier stratégique ». Dans notre dialogue je jouais la mouche du coche, aiguillonnant de mes questions impertinentes l’effort de sa pensée, et la plus chaude de nos discussions fut publique (1). Si nous n’étions pas d’accord, nous n’avions de cesse de nous rapprocher autant que nos partis pris nous le permettaient. Je lui reprochais de ne pas intégrer la morale dans ses raisonnements ; il la jugeait hors sujet. En bon stratège, il exigeait du politique qu’il ait un « projet », concept aujourd’hui fort en vogue et même dans nos écoles primaires ; je le poussai à se satisfaire de peu, qu’il baptisa « persévérer dans l’être ». Nous débattîmes aussi d’un des plus beaux concepts qu’il eût imaginé. Il voyait, avec inquiétude, les nations se déliter et se fondre dans Le-Tout-qui-n’a-pas-de-nom. Comme il en va souvent des bons mots, celui-ci a depuis lors dépassé l’intention de son inventeur : c’est désormais hommes et choses que nous voyons se fondre dans ce Tout indistinct.
Des articles et conférences qui ponctuèrent le gigantesque travail de pensée auquel Lucien Poirier a consacré sa vie ont résulté quelques ouvrages fondamentaux. On conseillera au lecteur pressé le livre d’entretiens qui a pris le « chantier » pour titre. Gérard Challiand y impose à son interlocuteur, dans une première partie, de synthétiser sa pensée, en quelque sorte de se penser pensant. Dans la seconde partie, il l’oblige à raconter sa vie ce qui, s’agissant d’un homme si discret, est une dure besogne.
Passée cette mise en bouche, le lecteur sérieux ne saurait faire l’économie de la Stratégie théorique, titre rébarbatif – il n’en a cure – pour trois tomes solides (publiés aux Éditions Économica). C’est dans le premier que l’on trouvera l’exposé le plus fidèle de l’étude fondamentale menée au CPE. On y verra notamment établie une vérité bien oubliée : la seule stratégie qui subsiste en matière nucléaire consiste à « faire croire », rendre « crédible » à l’adversaire une menace dont l’exécution est invraisemblable. Mais Stratégie théorique amène le lecteur, au-delà et en deçà du nucléaire, à la stratégie pure, quels que soient les moyens que celle-ci mette en œuvre. Une théorie de l’agir se dessine : le nucléaire, certes, au départ ; de là, la stratégie. Il existe de la stratégie des définitions innombrables. La sienne est excellente : « Comment fait-on pour faire ce que l’on veut faire ? ». Mais tout n’est pas dit, et loin de là, de ce que Poirier cherche. Comme je lui disais, croyant être aimable, que la stratégie était sa passion, « si tu savais, me répondit-il, comme ça m’ennuie » (il eut, je crois, un mot plus vigoureux). Et il ajouta, se frappant le front : « Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe là-dedans ».
Du sujet initial, la Bombe, de la stratégie générale où celle-ci l’entraîne, de la logique qui s’y impose, découlent les reproches constants qui lui ont été faits sur l’obscurité de sa pensée. Qu’elle soit obscure est faux, ennuyeuse parfois je veux bien, le propre du logicien étant de ne rien omettre dans la chaîne du raisonnement. Qu’elle soit surprenante, il le reconnaît lui-même : « je parle, dit-il, de nouveautés ; à choses nouvelles, langage nouveau ». Qu’elle soit difficile enfin, il le sait aussi. Voici notre ami en ascète de l’écriture. Lorsqu’il publia Les voix de la stratégie, je lui fis observer, avec une fraternelle ironie, que des trois parties qui composent le livre, il avait placé en tête la plus ardue. Il me fit cette réponse superbe : « Je n’écris pas pour être lu ».
La Légion d’honneur a reconnu ses mérites, le faisant Grand Officier. L’armée a été plus circonspecte. Elle se méfie des grosses têtes. Il y a à ce désamour de bonnes raisons. Lucien Poirier les connaissait. Aussi n’avait-il point d’amertume pour une fin de carrière qui eût dû être plus brillante. Toute sa vie, cet homme admirable s’est conforté de discrétion. Il ne doit sa renommée qu’à la rectitude et la hauteur de sa pensée. Chercheur de vérité, sans doute voit-il désormais exaucé le vœu que son cher Valéry met dans la bouche de Monsieur Teste : « Ôtez toutes choses, que j’y voie ! ».
Note : Tel est l’hommage rendu au général Poirier dans le Casoar (mars 2013) en mémoire de ce « long dialogue que la vieille amitié militaire et la non moins vieille connivence intellectuelle ont instauré entre le général Le Borgne et moi. Duellistes-complices (…) nous nous renvoyons la flèche, jamais éreintés de batailler, mais avec un égal sentiment, excitant et angoissant, de ne pouvoir décider dans nos incertitudes » in Lucien Poirier : « Avant-propos », Stratégie théorique II, 1987, p. 8.
(1) Claude Le Borgne : « Les trois tentations » in Stratégique II/1979 ; Lucien Poirier : « Lettre à Claude Le Borgne sur quelques difficultés stratégiques » in Stratégique IV/1979 et I/1980. Le dernier texte a été repris dans Stratégie théorique II.