Itinéraire intellectuel d'un grand penseur de la stratégie
Dissuasion du faible au fort, théorie des trois cercles, stratégie intégrale, manœuvre pour l’information, seuil d’agressivité critique, loi d’espérance politico-stratégique : la palette des concepts développés par le général Poirier – ce qu’il appelait sa stratégothèque – est fort large, en particulier en matière de doctrines d’emploi des armes atomiques.
Il ne saurait cependant être question de réduire ce penseur de la stratégie à un militaire aux talents intellectuels avérés, dont l’expérience jointe à une véritable imagination conceptuelle, lui aurait permis de procéder çà et là – au fur et à mesure des aléas de sa carrière – à la formalisation de diverses questions stratégiques, voire de résoudre – avec quelque bonheur – un certain nombre de problèmes stratégiques importants de son époque. Il ne serait pas non plus envisageable de réduire le général Poirier au statut – néanmoins fort honorable – de penseur du nucléaire. C’est que l’ambition du général était plus élevée : c’est à une véritable refondation de discipline stratégique qu’il aspirait : en ancrant la stratégie dans une discipline plus vaste qu’il nommait « praxéologie » (science de l’action), puis en établissant les fondements épistémologiques de celle-ci, il parvenait à resituer la pensée de ses Grands anciens en un cadre conceptuel rigoureux (opération qu’avec succès il appliqua aux œuvres de Guibert, de Jomini ou de Clausewitz) tout en conférant à ses propres travaux une véritable unité d’inspiration qui s’appuyait sur une très vaste culture philosophique, acquise pour une part lors de sa captivité en Allemagne et constamment entretenue depuis.
C’est précisément ce « regard de philosophe » qui donne à l’œuvre cette tonalité si singulière. Ce regard, porté sur un monde toujours plus dense que ce que son apparition phénoménale nous laisse entrevoir, dont la texture secrète nous interpelle tout en semblant nous échapper irrévocablement, mais qu’il s’agit malgré tout de retranscrire, de mettre en mots, quelque difficile que soit cette tâche, au moyen de ce système structuré de signes que l’on appelle le langage, et qui, par un miracle toujours renouvelé parvient à saisir – puis même à fixer par l’écriture – le flux ininterrompu de la conscience pour lui conférer une forme rationnelle et communicable.
D’où, chez Poirier, cette attention constante au langage. À sa rigueur syntaxique, à son univocité. À la précision sémantique des concepts mobilisés, tout comme à la légitimité de leur emploi. D’où également cette phrase sinueuse, à la syntaxe néo-latine, procédant par incises successives et riche en subordonnées, afin de conduire le lecteur, par une démonstration sans faille mais qui ne sacrifierait rien, ni à l’esprit de comparaison ni à la transdisciplinarité – à l’endroit précis où le penseur souhaitait le mener… pourvu que celui-là ne se soit pas découragé en chemin ! Car, de ce travail sans concession de la pensée, résulte un texte d’une lecture exigeante, qui, sans relâche, sollicite vigilance, flexibilité intellectuelle et profondeur analytique.
Texte que certains jugent difficile mais texte fort enrichissant pour le stratégiste, et dont, autrefois, la découverte fut pour moi une sorte d’éblouissement intellectuel : une même œuvre restituait, usant d’une langue rigoureuse et néanmoins ouverte à la transdisciplinarité, la généalogie de nombreux concepts nucléaires au fondement de notre doctrine de dissuasion. Cette œuvre y associait par ailleurs une réflexion épistémologique d’une grande densité, tandis que çà et là y affleurait occasionnellement diverses préoccupations de philosophie générale, laissant entrevoir, en une manière de filigrane, comme le réseau caché d’un agencement conceptuel original qui, irriguant l’œuvre, en constituait en quelque sorte l’armature secrète, conçue par un homme qui, de son propre aveu, aurait aimé être philosophe.
Cette œuvre est donc bien, à l’évidence, celle d’un stratégiste-philosophe : elle est servie par une érudition historique sans faille, ainsi que par l’intelligence aiguisée d’un esprit, qui, quotidiennement, s’exerçait à respirer dans l’atmosphère raréfiée des cimes les plus élevées de l’édifice intellectuel patiemment conçu par l’humanité.
Pour toutes ces raisons, et pour bien d’autres encore, il est nécessaire, aujourd’hui plus que jamais, de lire, de relire et d’étudier Poirier en profondeur : ses travaux, qui dépassent très largement les problématiques de son époque, projettent de vives lueurs sur les processus de créativité stratégique qui opèrent lors des périodes de transition entre deux mondes, comme celle que nous traversons aujourd’hui.
En élargissant le champ de la stratégie au-delà de ses bornes traditionnelles jusqu’à y incorporer, au sein du concept novateur de « stratégie intégrale », les stratégies diplomatiques, économiques voire culturelles des acteurs politico-stratégiques, sans pour autant se méprendre sur les spécificités que recèle la stratégie militaire, il faisait œuvre de visionnaire, sculptant patiemment un concept prometteur qui s’avère aujourd’hui d’une rare fécondité. Enfin, en plaçant sa plume et son immense culture au service de la pensée stratégique de notre pays, le général Poirier contribuait également, fidèle à ses serments de jeunesse, au service de la Patrie. Nul doute que, par son œuvre écrite, ses conférences, son enseignement, il concourait ainsi – et de manière éminente – à la pensée de son temps, à la formation des générations futures ainsi qu’au rayonnement international de la France. ♦