Une oeuvre en perspective
Lucien Poirier fait partie de ces hommes qui n’ont cessé d’écrire tout au long de la vie. Depuis 1940 je crois qu’il n’y eut de jour sans ne serait-ce qu’une phrase, un ajout, une correction même modeste. Seule la maladie l’obligea en 2010 à renoncer. La main refusait son service. Or Poirier écrivait charnellement dans le rapport matériel entre la main, l’encre et le papier. C’est pour quoi la machine à écrire et plus encore l’ordinateur lui répugnaient.
Poirier a écrit comme Proust. Chacune des pages manuscrites montre sa lutte avec l’Ange, l’exigence de rigueur : ratures, retours, incises, compléments, précisions, renvois. Il se disait, en référence à Péguy, le pesant laboureur d’une glèbe spirituelle. Car l’homme de l’atome et de la théorie était un terrien. Son territoire se décrit sur une ligne Orléans-Chartres, géographie où il rencontrait Jeanne d’Arc. Nationalisme étroit, dira-t-on, obnubilé par le pré carré. Certes mais Poirier et les autres ont éprouvé le traumatisme de 1940 dont les générations suivantes ne connaissent rien sauf la mémoire. Dont les États-Unis ignorent tout. Pearl Harbour est une bien petite tragédie pour qui revoit le défilé des troupes allemandes sur les Champs-Élysées.
De cela pourtant, comme de toute influence, Poirier cherche à s’abstraire afin de séparer le raisonnement de tout affect idéologique. La « stratégique » pour accéder au rang de science se doit de s’affranchir des influences, des passions, des préjugés. Il étudie le FLN pour ce qu’il est, l’Union soviétique comme objet combinant un projet politique et des capacités militaires conventionnelles et nucléaires. Pas question de porter un jugement. Pour paraphraser une célèbre formule, le stratégiste n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts scientifiques. D’où le curieux positionnement de Poirier par rapport au marxisme dont la puissance critique le fascine (tout comme Jean Guitton) et ce qu’il nomme la « poétique politique » dont procède la méthode révolutionnaire léniniste, alors que, à titre personnel, il récuse les axiomes du marxisme léninisme. Il rencontrera donc Georges Marchais exactement comme il a échangé avec les évêques français sur la légitimité et la validité de la dissuasion nucléaire française. Il ira même à Moscou avec une délégation de la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN) discuter avec les maréchaux soviétiques.
Tout ceci pour dire que l’œuvre de Lucien Poirier ne saurait en aucun cas être limitée et réduite à sa part de célébrité : l’atome militaire.
Au regard des manuscrits dont j’ai entamé le dépouillement trois phases se distinguent qui ne se développent pas de manière linéaire mais s’imbriquent entre elles.
1940-1962 : la genèse ou germination
Elle correspond au développement des premières études sur la pensée stratégique, notamment peu connue, la réflexion sur la guerre révolutionnaire et les processus de subversion. Il absorbe avec avidité tout ce qui passe. À partir de 1947, Poirier fait la recension des ouvrages de stratégie dans la Revue militaire d’information. Il lit tout, rend compte et se fait le jugement. Par exemple, en 1947, le général L.-M. Chassin publie une courte anthologie des classiques de la stratégie. C’est l’occasion d’une controverse de haut niveau et de grande courtoisie entre le célèbre général de l’Armée de l’air et l’obscur petit capitaine d’infanterie qui se permet d’en relever les insuffisances.
Dressant le portrait de Sherlock Holmes, Conan Doyle feignait de constater l’hétérogénéité et la multiplicité bizarres des connaissances de son héros (il l’avait voulu tel). Tout était chez lui rapporté à une unique finalité : la science du détective. De même Poirier fut un dévoreur sélectif, sciences molles et dures, tout y passe : histoire, économie, sociologie, philosophie, théologie, logique, physique, maths, astrophysique, jusqu’à la poésie (Valéry) parce que La Jeune Parque c’est « un acte de pensée pure » me dit-il un jour (seule la psychanalyse, avec la notion d’inconscient, ne l’a jamais touché).
Le savoir ainsi accumulé est mis au service de la stratégie en acte, la pensée ne se conçoit qu’en développement constant au regard de l’action qu’elle observe et oriente. Concepts et interrogations s’articulent dialectiquement. Les interrogations engendrent des concepts qui, loin d’être des réponses figées, engendrent de nouvelles interrogations et ainsi de suite. Ainsi établit-il la distinction entre le stratège agissant et le stratégiste penseur de l’action. L’un et l’autre se rencontrant mais sans que se confonde l’ordre de leurs opérations mentales respectives.
Inventoriant les archives du général, je trouve un essai inédit « La méthode de pensée du général De Lattre de Tassigny » dont il fut, durant plusieurs mois, en Indochine, l’officier de Deuxième Bureau. Médusé, le jeune capitaine se demandait en son for intérieur : comment pense-t-il ? Pourquoi donne-t-il cet ordre et non pas un autre plus rationnel, plus logique, plus ordinaire ? Pourquoi dans la guerre, au cœur de la bataille, un chef prend-il le contre pied de la doctrine ? Des usages ? Pourquoi transgresse-t-il la règle du jeu ? Que se passe-t-il dans cette tête ? Comment fait-on pour faire ? Comment penser l’agir en milieu conflictuel ? C’est Bonaparte face à ses non « homologues » autrichiens… C’est Nelson à Trafalgar qui brise la ligne. Toute création est transgression. L’important ce sont donc les commencements, l’acte séminal, la germination. C’est pourquoi, outre la mission qui lui a été confiée, Poirier s’intéresse de si près à la guerre subversive.
En 1957-1959 il écrit Mythes politique et stratégie, sous titré Entreprise révolutionnaire et guerre de Subversion qui ne sera jamais publié en raison des circonstances de l’époque. « Cet ouvrage, indique-t-il, se présente comme un traité… J’ai étudié le phénomène-guerre révolutionnaire en soi et en quelque sorte hors de l’histoire ». En effet l’ambition excède de loin ce que suggère le sous titre. Un coup d’œil au chapitre quatre « Catégories et Typologie de la Guerre Classique » donne la mesure de l’ambition réelle : je ne puis ici qu’espérer qu’il se trouvera des éditeurs pour publier cet ouvrage.
En continu, Poirier, pour sa propre édification, poursuit l’étude de la stratégie napoléonienne (notamment Camon) mais aussi l’immense littérature aujourd’hui oubliée sur chacune des campagnes de Napoléon Bonaparte. Ce faisant, il forge ce qu’il nomme une batterie de concepts opératoires qu’il va pouvoir transposer au service de la stratégie nucléaire encore à créer. Ces études exigées par la guerre d’Algérie conduisent Poirier à s’attacher aux stratèges de la manœuvre indirecte : Liddel Hart et Lawrence d’Arabie.
1962-1970-1980 : le nucléaire
C’est d’abord la période brève d’une extrême intensité de la création des concepts fondateurs de la dissuasion nucléaire au Centre de prospective et d’évaluation. Poirier est, à la fin de la guerre d’Algérie, un esprit en attente. Et c’est la rencontre avec le grand projet nucléaire gaullien, favorisée par son ami Maurice Prestat qui le conduisit vers Pierre Messmer, ministre des Armées. Vingt années de savoir et d’énergie intellectuelle accumulés vont s’investir dans cette entreprise de fondation, sans précédent. Poirier multiplie les études et crée les modèles théoriques qui vont servir de substrat à la doctrine de dissuasion nucléaire adaptée à la France (stratégie du faible devant le fort, espérance de gain politico-stratégique, seuil d’agressivité critique, manœuvre pour le test, ultime avertissement). Tout cela est connu, sauf certains écrits très particuliers et très prudents sur « l’atome tactique ».
Cette première phase se prolonge par une activité pédagogique faite d’innombrables cours et conférences. Le conférencier n’était pas seulement un brillant dialecticien, c’était un inexorable logicien. Il ne laissait aucune chance, aucune prise pour la contradiction, suscitant parfois l’exaspération de la bêtise dépitée.
1970… 2010 : les fondements de la stratégie théorique
Dès ce moment, Poirier retrouve ses travaux théoriques et sa recherche sur la généalogie de la stratégie : Guibert, Jomini, Liddel Hart et bien sûr, Clausewitz. Avec le théoricien prussien il entretient au fil des années une relation de plus en plus exigeante et complexe parce qu’au fond il sait bien que sans Napoléon, Clausewitz n’est rien.
Parlant avec une vertigineuse érudition de ces auteurs et de leur environnement socio politique, c’est sa propre réflexion qui se déploie. Elle rend compte de la pensée traditionnelle de la guerre classique dans l’ombre portée de l’arme nucléaire avec ses interdits, ses licéités, son extension et ses limites. Poirier s’intéresse aux césures, aux mutations, aux ruptures épistémologiques créatrices.
On constate donc l’existence d’un enchâssement constant d’objets divers et nouveaux au sein d’un « Grand Tout » : la pensée stratégique à toutes ses époques et dans tous ses états. Ainsi, en permanence, Poirier crée sa « boîte à outils », cette batterie de concepts qui lui permet d’explorer en le construisant le chantier stratégique où il distingue des niveaux politique, stratégique, opératif, tactico-technique et surtout, avancée capitale, la dialectique qui, les unissant, les fait rétroagir les uns sur les autres.
Durant les dix dernières années, Poirier a voulu réunir dans une somme (ce qu’il nommait une « récapitulation ») la quintessence de sa pensée sur la stratégie, objet qu’il n’a cessé de traquer pour toujours mieux le parfaire. Intitulé « Éléments de Stratégique », ce travail considérable a atteint sinon l’état final souhaité par l’auteur du moins un niveau d’achèvement qui permet, sous réserve d’aménagements de détail, d’en envisager la publication (second appel à éditeur). L’introduction définit « la stratégie à la fois, objet de la réalité en tant que pratique et objet de pensée où cette action se propose à la connaissance et au discours restituant ce savoir. La stratégie s’identifie à l’ensemble coordonné des opérations mentales et physiques requises pour concevoir, préparer et conduire toute action, ou pratique, finalisée et développée par des agissants, individuels et collectifs, dont la conscience identitaire et le statut de coexistence interactive impliquent les résolutions des problèmes posés par leurs oppositions et coopérations, permanentes et conjoncturelles ».
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Dans sa richesse, sa diversité et sa luminosité, l’œuvre de Lucien Poirier reste encore à la découverte. Je ne m’attarderais donc pas ici sur l’inconsistant débat touchant à la lisibilité de ses écrits. La plupart sont d’un accès intellectuel aisé. Les écrits théoriques exigent, il est vrai, de prendre le temps de la réflexion (quel scandale, en effet !). Il n’a cédé à aucune mode, ne s’est engagé dans aucun débat d’actualité immédiate – à l’exception notable de la dissuasion nucléaire européenne en 1976, puis en 2002. Il avait défini, comme Proust, qui décidément me revient en référence, sa propre « ligne du temps, indifférente à la trivialité de la circonstance ».
Poirier a voulu fonder la « stratégique » comme discipline mais sans y parvenir tant ont été fortes les résistances corporatistes et les incompréhensions intellectuelles de toutes natures. L’affaire n’est pas terminée car rien n’arrête la marche de la pensée en acte. ♦