La domination du spectre électromagnétique est redevenue un enjeu stratégique majeur. Surveillance, brouillage, armes à énergie dirigée et sobriété électromagnétique sont désormais indispensables pour contrer l’adversaire et protéger les forces. L’AAE développe ses capacités défensives comme offensives dans le champ électromagnétique pour garantir l’autonomie de décision et préserver la liberté d’action en environnement contesté.
Maîtriser les ondes : le retour de la guerre dans le champ électromagnétique
Mastering The Waves: The Return of Electromagnetic Warfare
Control of the electromagnetic (EM) spectrum has again become a matter of major strategic importance. Surveillance, jamming, directed energy weapons and limiting EM emissions are now essential for countering the enemy and protecting our forces. The FASF is developing both defensive and offensive electronic warfare (EW) capabilities to guarantee independence of decision-making and to preserve freedom of action in a contested environment.
L’opération Prométhée Alpha a plongé la base aérienne dans une obscurité inquiétante. Les systèmes d’alimentation en énergie, de communication, les radars et les systèmes de défense antiaérienne sont inopérants, victimes d’une attaque cybernétique et électromagnétique synchronisée d’envergure. Les avions, cloués au sol, sont devenus des cibles faciles, les unités de protection sont désorganisées, les communications avec les centres de commandement sont rompues, rendant impossibles la réception des ordres et la transmission des messages de compte rendu.
Ce récit-fiction permet de se plonger dans une problématique concrète et met en lumière la vulnérabilité des installations militaires et des infrastructures critiques face à une telle menace. Il soulève ainsi deux questions cruciales : dans un monde de plus en plus dépendant de la technologie, quel serait l’impact réel d’une attaque électromagnétique sur nos sociétés et nos armées ? Comment l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) se prépare-t-elle à répondre à ce type de menaces et à opérer à son avantage dans ce champ ?
Le spectre de la guerre invisible
Le milieu aérien est tridimensionnel, transparent, perméable et global : il est particulièrement adapté pour la projection de puissance. Sa maîtrise est primordiale pour la liberté d’action et la supériorité opérationnelle. Or, les opérations y sont grandement influencées par les actions réalisées au travers du champ électromagnétique. La guerre dans ce champ revêt donc également un caractère primordial. L’AAE, par sa maîtrise des technologies aéronautiques et spatiales ainsi que par son expertise en systèmes de communication et de détection, est naturellement apte à y opérer.
Saisir la nature du champ électromagnétique pose un défi très particulier. Les phénomènes qui s’y manifestent sont immatériels, mais produisent des effets omniprésents dans notre monde tangible. Les ondes radio et radar, les micro-ondes, les rayons X et gamma, bien qu’invisibles à l’œil nu, façonnent ainsi notre réalité quotidienne : elles permettent la communication et la détection à distance, le diagnostic médical, la production d’énergie et bien d’autres applications essentielles dans les milieux civils comme militaires. Comprendre le spectre électromagnétique, dans toute sa complexité, est donc crucial pour appréhender et exploiter pleinement son potentiel.
Par ailleurs, le paysage géopolitique actuel est marqué par une profonde incertitude quant à l’évolution des rapports de force entre les États. Dans ce contexte mouvant, chaque acteur cherchant à sécuriser son avantage stratégique, fait de la compétition technologique un enjeu majeur de puissance. Capable de générer des ruptures et de prodiguer un avantage qui, même temporaire, peut s’avérer décisif, cette compétition technologique implique de nombreux domaines dont celui du spectre électromagnétique. Ce dernier est ainsi devenu l’un des champs de bataille de cette compétition ; sa maîtrise représente un enjeu pour les États qui aspirent à une position de leadership. Un exemple de cette course à la domination des ondes électromagnétiques se manifeste par le développement de systèmes d’Armes à énergie dirigée (AED), comme les lasers et les armes à micro-ondes. Ces technologies sont potentiellement capables de neutraliser des cibles à distance avec une précision redoutable. La maîtrise du champ électromagnétique est ainsi un enjeu stratégique majeur, susceptible de remodeler l’équilibre des forces militaires et de modifier certains rapports de puissance.
La guerre dans le champ électromagnétique peut être observée sous le prisme de la pensée clausewitzienne. Déclinaison d’objectifs stratégiques visant à la poursuite de la politique par d’autres moyens, elle obéit ainsi à de grands principes typiques des milieux traditionnels que sont la terre, la mer et l’air. Elle implique une dialectique offensive et défensive, où chaque camp cherche à obtenir la supériorité spectrale. La doctrine militaire pour la guerre dans le champ électromagnétique définit une action militaire fondée sur l’appréhension de la situation opérationnelle et sur les effets offensifs et défensifs qu’elle doit pouvoir délivrer. Ces trois aspects de la guerre dans le champ électromagnétique, exposés ci-après, permettent de réaliser un tour d’horizon des capacités à détenir et à savoir combiner (Commandement et contrôle, C2) pour garantir souveraineté et liberté d’action de l’AAE tout en élargissant la réflexion sur la dimension stratégique et les spécificités du champ électromagnétique.
La surveillance électromagnétique : alerter, renseigner, apprécier
Agissant aux côtés du Renseignement d’origine électromagnétique (ROEM), la surveillance du spectre électromagnétique se positionne comme un outil essentiel contribuant à la compréhension et au contrôle du champ de bataille moderne, offrant une vision précieuse des intentions et des capacités de l’ennemi grâce à la détection, la localisation, l’identification et l’analyse tactique et technique des émissions électromagnétiques ennemies.
Au sol, les systèmes de détection, actifs ou passifs, peuvent repérer les mouvements et les émissions radar ennemis, déterminer leur position et leur type. Dans les airs, les capteurs de surveillance et de renseignement d’origine électromagnétique collaborent afin de détecter et d’analyser un large éventail d’émissions électromagnétiques, offrant des informations cruciales sur les mouvements ennemis. Pour moderniser leurs capacités, les aviateurs disposeront de la capacité intérimaire Solar en attendant l’Avion de renseignement à charge utile de nouvelle génération (Archange) (1) à l’horizon 2028. Cette capacité moderne sera composée de trois Falcon 8X de Dassault Aviation équipés d’une Capacité universelle de guerre électronique (Cuge) développée par Thales. Cet appareil offrira une capacité du haut du spectre aux forces armées françaises. Dans le domaine spatial, des satellites militaires, constituant le système français Cérés (Capacité d’écoute et de renseignement électromagnétique spatiale), peuvent surveiller de vastes zones et détecter des émissions électromagnétiques à longue distance, offrant une vue d’ensemble de la situation dans le champ électromagnétique.
Par ailleurs, la surveillance de ce spectre doit aussi être étudiée sous le prisme des risques et des opportunités : sommes-nous contestés dans notre utilisation ? Comment le compétiteur ou l’adversaire l’utilise-t-il ? Le cycle « Détection, analyse, décision et application des feux » tend à se raccourcir, comme les conflits russo-ukrainien ou israélo-palestinien le démontrent quotidiennement. La sobriété, voire la discrétion et la dilution électromagnétiques représentent un enjeu majeur que des moyens techniques et tactiques permettent d’intégrer. L’AAE s’y entraîne lors de ses exercices majeurs comme Volfa (Vols des forces aériennes), exercice annuel de synthèse pour la préparation opérationnelle.
La surveillance électromagnétique, du sol à l’Espace, participe à créer et à mettre à jour l’image complète de l’environnement électromagnétique, permettant ainsi de déclencher des alertes en cas de menace, de renseigner les forces sur les mouvements ennemis et d’apprécier la situation globale pour contribuer à éclairer les décideurs. Les capacités aérospatiales dans ce domaine sont primordiales pour garantir l’appréciation de la situation et, in fine, l’autonomie de décision de la France. Le développement de successeurs aériens et spatiaux performants aux systèmes électromagnétiques actuellement en service est donc une obligation.
La défense électromagnétique : résister, protéger, contrer
Face à la menace croissante des attaques électromagnétiques, les stratégies de défense se concentrent sur la résistance, la protection et la contre-mesure. Le blindage ou la furtivité, par exemple, consistent à protéger physiquement les systèmes critiques contre les ondes électromagnétiques, grâce à des matériaux absorbants ou réfléchissants. La redondance, quant à elle, implique la duplication des systèmes essentiels pour assurer la continuité du service suite à une attaque ; ce principe de résilience par la diversification doit être généralisé, prioritairement pour les systèmes identifiés comme critiques. Ces stratégies, souvent utilisées en combinaison, constituent une première ligne de défense contre les attaques électromagnétiques, permettant de minimiser les dommages et de maintenir les capacités clefs.
Le principal défi à surmonter est la rapidité d’évolution et la diversification des menaces. Les technologies électromagnétiques progressent avec dynamisme, rendant complexe le maintien d’une défense efficace. De nouvelles menaces émergent constamment, exigeant une adaptation rapide des systèmes de défense. Ces systèmes sont souvent coûteux à développer, à déployer et à maintenir, nécessitant une expertise pointue et des infrastructures sophistiquées. C’est ce dont disposent certaines unités comme l’Escadron de programmation et d’instruction à la guerre électronique (Epige), dont le personnel fait preuve de l’agilité indispensable à la défense de nos systèmes dans le champ électromagnétique.
Il est fondamental d’intégrer que la défense électromagnétique exige une coordination étroite entre les différents acteurs impliqués : armées, industries, institutions gouvernementales et scientifiques. Cette convergence essentielle est la garantie d’une protection efficace. C’est ce à quoi contribue la nouvelle organisation des armées dans le champ électromagnétique pilotée par le Comcyber (placé sous l’autorité du Chef d’état-major des armées) et déclinée au sein de l’AAE au travers de l’Officier général guerre dans le champ électromagnétique (OG GCEM).
La diversité et la sophistication des systèmes de défense électromagnétique déployés par les armées modernes témoignent de l’importance croissante de ce champ dans les conflits contemporains pour lesquels l’AAE se prépare. Les services de renseignement et la recherche jouent un rôle crucial dans la défense électromagnétique dont tout l’enjeu est d’anticiper le jeu adverse grâce à la connectivité et à la fusion des informations pour être en mesure d’adopter une défense efficace. Ainsi, la montée en gamme des unités spécialisées dans la guerre électromagnétique, la création de filières spécifiques et l’entraînement des forces aux opérations en environnement électromagnétique contesté font partie des axes d’effort de la vision de l’AAE pour le champ électromagnétique.
L’offensive électromagnétique : perturber, aveugler, paralyser
Sur le volet offensif, l’attaque électromagnétique représente une dimension essentielle de la guerre dans le champ électromagnétique. Elle confère en effet la liberté de manœuvre nécessaire à l’action depuis les premières couches de l’atmosphère jusqu’aux orbites géostationnaires en passant par la Très haute altitude (THA). Ces effets sont à dissocier des actions cyber avec lesquelles elles pourront toutefois être combinées pour augmenter leurs effets.
Dans le catalogue des méthodes existantes, le brouillage et le leurrage offensifs utilisent des techniques ciblées pour neutraliser les communications ennemies, les radars ou encore les systèmes de navigation. L’AAE va se doter de ce type de capacité qui, conjugué à un système de localisation et à un armement de destruction adaptés, constituent les fondations d’une capacité SEAD (2), capacité nécessaire pour percer des défenses ennemies dont la résilience ne cesse d’augmenter. Le brouillage perturbe les signaux électromagnétiques pour dégrader le fonctionnement des équipements, créant des dysfonctionnements et des erreurs. Les leurres, quant à eux, permettent de tromper les systèmes adverses.
La guerre en Ukraine illustre la réalité des attaques électromagnétiques de manière poignante. Alors que la Russie a ciblé systématiquement les infrastructures civiles ukrainiennes, coupant certains accès à l’énergie et à l’information, elle a également mis en œuvre des bulles de brouillage rendant inopérants les communications et les services GNSS (3). Cette stratégie vise non seulement à affaiblir la résistance ukrainienne en sapant le moral de la population, mais aussi à désorganiser des forces militaires intrinsèquement dépendantes de l’utilisation des ondes électromagnétiques.
L’offensive électromagnétique doit être soigneusement considérée. La rapidité d’action, les coûts d’exploitation par rapport aux armes conventionnelles et la capacité à cibler de manière précise des systèmes ennemis spécifiques sont autant d’atouts. Ainsi, un brouillage électromagnétique persistant, des attaques laser ou encore l’utilisation des micro-ondes permettront d’obtenir des résultats moins susceptibles de générer une escalade et potentiellement complémentaires des actions cinétiques. En somme, l’offensive électromagnétique est un outil qui offre un panel d’effets graduels indispensables dont l’AAE doit se doter, comme le souligne le général Bellanger, Chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace, dans sa Vision stratégique (4). Elle est en effet garante de notre liberté d’action et in fine de l’acquisition de la supériorité aérienne et spatiale.
Conclusion : plus qu’une perspective, un impératif
Le champ électromagnétique est une priorité stratégique pour l’AAE, tant il est crucial pour garantir la supériorité opérationnelle dans les milieux aérien et spatial. C’est pourquoi l’AAE en fait un axe prioritaire de développement sur l’ensemble du spectre. En effet, l’AAE a toujours été pionnière dans le domaine de la Guerre électronique, en particulier en matière de surveillance et de défense électromagnétique. Elle se saisit désormais également de l’attaque électromagnétique, qui garantit une liberté d’action sur le volet conventionnel de ses missions en environnement contesté.
L’AAE a aussi lancé des travaux pour structurer la montée en puissance de la GCEM en son sein. Elle a ainsi désigné un Officier général responsable de la guerre dans le champ électromagnétique (OG GCEM) et décline sa vision et les effets attendus dans le champ électromagnétique au travers d’une perspective de renforcement des filières, d’une feuille de route GE et de la création d’un exercice dédié à la préparation opérationnelle dans le champ électromagnétique. S’appuyant sur l’ADN d’agilité et d’audace de ses aviateurs et coopérant au sein de l’équipe France (Armées, Direction générale de l’armement [DGA], industriels), l’AAE est déterminée à dominer le champ de bataille électromagnétique.♦
(1) Lagneau Laurent, « L’armée de l’Air et de l’Espace a reçu un nouvel avion de guerre électronique », Zone militaire-Opex360.com, 10 mai 2024 (https://www.opex360.com/).
(2) La Suppression des défenses aériennes ennemies est une action militaire qui consiste à neutraliser les systèmes de défense aérienne adverse (systèmes de missiles sol-air, artillerie antiaérienne, etc.)
(3) Systèmes de positionnement par satellites : GPS américain, Beidou chinois, GLONASS russe, Galileo européen, etc.
(4) Bellanger Jérôme, Le ciel pour champ de bataille, puissance militaire aérospatiale – Vision stratégique du Chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace, mars 2025 (https://www.defense.gouv.fr/).