Pour dominer la complexité des conflits modernes, le C2 aérospatial du futur devra permettre d’accélérer encore la boucle décisionnelle et d’intégrer l’ensemble des effets dans tous les milieux et champs. La maîtrise du temps, la cohérence stratégique et l’exploitation de l’Intelligence artificielle (IA) sont au cœur de cette évolution. L’objectif est clair : garder l’initiative face à des adversaires capables d’exploiter la surprise et la désorganisation
Le C2 aérospatial du futur
The Future Aerospace C2
To be in control of the complexity of modern conflicts, future aerospace C2 will have to allow for further acceleration of the decision cycle and for integrating all effects in all environments and fields of battle. Control of time, strategic coherence and use of artificial intelligence are central to this development. The aim is clear: keep the initiative when facing adversaries that are capable of exploiting surprise and disorganisation.
Le 27 mai 1918, le général allemand Ludendorff attaque de nouveau dans le secteur de Soissons : prenant les Alliés par surprise, une percée est créée le 29 mai et plus aucune troupe n’est en mesure d’arrêter l’offensive. La 1re Division aérienne du général Duval, créée le 15 mai, va assurer le commandement de l’ensemble des forces aériennes sur ce secteur : concentrant environ 600 avions en quelques heures sur la zone d’opérations, les ordres sont envoyés dans la nuit aux unités permettant un engagement en masse, le lendemain. Cet engagement cohérent où les missions de chasse succèdent à la destruction des ballons d’observation autorise les missions de mitraillage et de bombardements des troupes au sol. Au soir de cette bataille aérienne, l’offensive ennemie s’essouffle et le temps gagné a permis aux réserves mobilisées de se reprendre et de stabiliser définitivement le front les jours suivants.
Ce succès éclatant servira de fondement au commandement centralisé des opérations aériennes assis sur une exécution décentralisée. Il a mis en valeur les qualités militaires de l’arme aérienne : agilité opérationnelle, concentration des efforts, fulgurance tactique et action dans un milieu continu et transparent sans barrière ni obstacle. Il a aussi identifié la nécessité d’acquérir la liberté d’action et l’indispensable besoin d’optimiser cette ressource. Encore aujourd’hui, ces propriétés sont la base des évolutions permanentes du Command and control (C2) de la puissance aérospatiale permettant de toujours optimiser la manœuvre aérienne, d’accélérer la boucle de décision et le tempo des opérations.
La capacité de notre C2 à concentrer la puissance brutale, agile et fulgurante confère à l’arme aérienne une place de choix dans les décisions stratégiques. Comme en 1918, il faut être capable de trouver le moyen de développer notre manœuvre pour qu’elle s’adapte toujours plus vite à nos capacités ainsi qu’à celles de notre adversaire. Dans le cadre des opérations de Haute intensité (HI) qui nous concerne désormais, les facteurs qui conditionnent l’efficacité de notre C2 sont :
– la maîtrise du multiniveaux (opératif) ;
– la maîtrise du multithéâtre ;
– l’intégration Multimilieux multichamps (M2MC).
Contexte
À l’heure où la remise en question d’une architecture de sécurité construite après la Seconde Guerre mondiale décomplexe notre allié principal et nos compétiteurs qui tendent vers une politique du fait accompli génératrice de surprise, les éléments menaçant notre liberté d’action sont de deux natures : des modes d’action visant à décrédibiliser nos capacités à intervenir d’une part, la dissémination de moyens de génération récente et le développement de capacités spécifiques d’autre part. Utilisant l’ensemble des champs de confrontation que sont le spectre électromagnétique et le champ informationnel qui viennent compléter les milieux terrestre, maritime, aérien, spatial et cyber, les agressions visent à exploiter nos faiblesses en imposant un tempo rapide et en capitalisant sur la difficulté à appréhender la complexité de nos adversaires.
À cette fin, il est vital d’acquérir et de maintenir notre supériorité dans l’élaboration de la décision opérationnelle. Notre « liberté de décision », notre capacité à envisager nos opérations en mettant en perspectives le meilleur usage de nos moyens dans la totalité ou une partie des cinq milieux et des deux champs qui constituent le M2MC, représentent plus que jamais, la finalité de notre système de C2.
C’est à ce prix que nous parviendrons à domestiquer la complexité, en l’imposant à nos adversaires et en évitant de la subir.
Saisir les opportunités, maîtriser le multiniveaux
Les relations entre les niveaux de commandement, assouplies par trois décennies d’opérations de basse intensité, d’essence tactique et asymétrique doivent être réaffirmées avec une approche stratégique globale, une intégration opérative robuste et une subsidiarité tactique par défaut permettant d’atteindre nos objectifs de cohérence haute, d’intégration de nos opérations dans tous les champs de confrontation et d’exploitation immédiate des actions de terrain.
Notre C2 est organisé autour de deux entités organiques : la première s’occupe de la gestion des effets (conception puis synchronisation) que l’on désigne sous le vocable de « C2 opératif » ; l’autre, le « C2 tactique », met en œuvre les effets en transformant ceux-ci en tâches pour les unités subordonnées. La maîtrise du temps constitue l’enjeu principal du C2. Elle doit s’inscrire dans le temps long des fonctions de cohérence que sont la veille et la planification qui définissent la guerre que l’on doit faire ; elle doit aussi maîtriser le temps très court pour identifier et saisir toute opportunité issue des fonctions de renseignement, de ciblage et d’évaluation des effets pour faire la guerre que l’on peut faire ; elle doit enfin s’exprimer par sa capacité à prendre en compte le temps très long, qui est dicté par les outils employés pour nous adapter à la guerre que l’on fera. Ce temps « technologique » influe sur le traitement de l’information, la transmission de ces informations, la transmission des ordres et des comptes rendus et les temps de calcul qui s’y rattachent. Le C2 du futur doit ainsi permettre l’accélération des boucles opérative et tactique.
En attendant que la transformation RM2SE (Réseau multisenseurs multi-effecteurs) nous autorise à nous affranchir de nombreux processus, l’approche incrémentale doit être privilégiée : les deux cycles de décisions doivent demeurer car ils sont le gage de la cohérence de la manœuvre globale. Ainsi, le niveau opératif continuera à jouer le rôle de pivot entre le niveau stratégique et les niveaux tactiques. Dans le détail, l’accélération de la boucle d’Observation, d’orientation, de décision et d’action (OODA) opérative peut être réalisée par la réorganisation suivante :
– la réorientation de la division Stratégie du Joint Forces Air Component Head Quarter (JFAC HQ) en appui de la manœuvre opérative ;
– l’intégration, via la Joint Effects Synchronization Team (JEST), des effets conçus au niveau opératif et ceux produits par les autres milieux et champs.
Cette accélération sera rendue possible par la réaffectation de la ressource humaine dégagée grâce à l’automatisation des processus du C2 tactique qui s’accomplira par :
• La disparition, presque complète, des délais de programmation de la manœuvre aérienne par l’exploitation automatique des Air Ops Directive (AOD), Joint Coordination Order (JCO), Fragmentary Order (FRAGO), et autres produits de l’opératif. Il ne pourrait rester, à court terme, que le Master Air Operational Plan (MAOP) Approval validant instantanément l’Air Task Order (ATO) et pouvant interagir en recalculant, en séance, des options et des ajustements du commandeur.
• L’effort en conduite sur la synthèse et la présentation de la situation opérationnelle en vue de permettre l’accélération de la prise de décision et la saisie des opportunités. L’automatisation du MAOP cité précédemment pourra permettre, à moyen terme, de replanifier en temps réel, avec les aéronefs déjà en vol.
Concentrer les effets, maîtriser le multithéâtre
La compréhension d’un espace opérationnel global et des forces qui l’animent n’a de sens que si elle s’applique dans l’ensemble des champs de confrontation utilisables par nos opposants comme par nous. Si le fait accompli, l’imprévisibilité et le contre-pied deviennent la norme, alors la perception, la compréhension et l’anticipation sont les seuls moyens dont nous disposons pour conserver un délai salvateur dans la mise en œuvre de nos solutions.
À cette fin, seules des structures C2 permanentes et globales, établies à tous les niveaux de commandement, interagissant de manière fluide entre elles et avec nos partenaires et alliés nous permettront de rester en prise avec la complexité d’un espace opérationnel désormais mondial. Cet édifice appréciera la situation de manière continue pour préparer les réponses combinées sur lesquelles seront construites nos opérations et les mettre en œuvre dans un tempo qui s’imposera à nos adversaires.
Dès lors, deux déductions s’imposent quant au C2 :
• La couverture du triptyque Compétition-contestation-affrontement (CCA) prenant naissance avant la conflictualité, les processus de C2 (anticipation, planification, conduite, évaluation) doivent fonctionner en permanence. Nous n’aurons pas le temps de construire, armer et déployer des structures C2 de circonstance lorsque les composants de la crise se révéleront.
• L’espace opérationnel M2MC étant global, la logique consistant à séparer les zones d’opérations selon des limites géographiques (ou pire, selon des limites de milieux) dessert la continuité et la cohérence de la compréhension, de la conception et, in fine, du réalisme et de l’efficacité des opérations que nous y conduirons.
L’approche multithéâtres, commencée au niveau tactique par le JFAC AFCO (Afrique centrale et de l’Ouest) (1) au début des années 2010, devient essentielle à l’heure de la guerre de haute intensité. L’agilité à pouvoir concentrer son effort au point désiré et de se diluer au besoin devient cruciale. Cela permet résilience et conservation de l’effet de surprise. La consommation des ressources place au premier plan de nos préoccupations notre capacité à durer.
Dans ce contexte, optimiser la ressource globale, effectuer des bascules d’effort entre les théâtres, définir les modes d’action nous permettant d’atteindre nos objectifs à moindre coût en exposant a minima nos moyens et nos personnels devient une obligation. Ces optimisations de l’emploi des moyens constitueront la base de la concentration de nos efforts. Elles sont réalisées par une gestion agile des risques opérationnels pilotés par le C2 du futur qui devra :
– maîtriser les risques sur le succès de la campagne en fonction de la priorité des objectifs et des effets à produire ;
– maîtriser les risques sur nos moyens en fonction des risques que l’on veut faire prendre à nos forces ;
– maîtriser les risques sur les victimes collatérales (respect du principe de proportionnalité).
Supériorité opérationnelle, maîtriser le M2MC
Finalité de l’art opératif, l’intégration des effets n’est pas la nouveauté de l’approche M2MC des opérations et de leur C2. Le véritable changement réside dans la permanence (intégrer en permanence) de cette démarche, dans la complexité de cette intégration engendrée par la multitude des combinaisons possibles (intégrer pour surprendre et intégrer pour accéder) entre effecteurs et dans son arythmie apparente (intégrer pour être résilient).
Intégrer en permanence
Le spectre des menaces auxquelles nous sommes confrontés s’est élargi, englobant le temps de la pré-conflictualité et celui de la haute intensité. Les actions sont plus combinées donc plus nombreuses, d’apparence plus diluées donc moins compréhensibles, exercées dans un environnement plus vaste donc moins focalisées mais pas moins cohérentes ni moins convergentes vers la mise en œuvre d’une stratégie bien définie. À nous de faire de même, mais mieux et plus rapidement ! Dans ce contexte, nos actions autrefois juxtaposées et parfois synchronisées conduites par les seules composantes classiques (terre, air, marine) ne permettent plus d’agir efficacement face à des adversaires utilisant tous les atouts à leur disposition, légaux ou non. Seule une intégration maîtrisée, à travers son C2, de l’ensemble des effets produits dans tous les milieux et champs de confrontation permettra d’atteindre nos objectifs, de protéger efficacement nos propres vulnérabilités et de maximiser notre survivabilité.
Intégrer pour surprendre
Par ailleurs, l’approche M2MC permet de rendre nos opérations moins lisibles, plus difficiles à contrer et complexifie la perception par l’adversaire de l’ensemble des dimensions de l’espace opérationnel que nous allons utiliser en même temps que les systèmes que nous allons engager. À la transparence du champ de bataille illustrée par l’explosion de l’utilisation des micro-drones, le brouillard de la guerre peut se reconstituer grâce à la complexité générée par l’intégration des champs immatériels à la manœuvre physique. Ces processus de C2 nous garantissent que nous faisons la guerre que l’on doit faire, pas celle que l’on veut faire. Il nous revient désormais de les connecter pour agir de manière intégrée et de les accélérer pour les imposer à l’ennemi.
Intégrer pour accéder
L’espace opérationnel de l’adversaire est défendu. Son accès peut nous être dénié par des moyens et des modes d’action qui s’affranchissent de notre supériorité technologique et opérationnelle.
L’intégration des effets produits par une grande variété d’acteurs est de nature à combler l’absence de certaines capacités spécialisées ou à diminuer les risques liés à leur mise en œuvre en sortant de la logique d’un effet dans un milieu par un effecteur dédié pour lui substituer l’approche d’un effet résultant de la combinaison de plusieurs effecteurs dans plusieurs milieux. À titre d’exemple, en haute intensité, la supériorité aérienne, prérequis à toute action dans les autres milieux, ne se résume plus à la possession d’un missile antiradar et à un nombre suffisant de chasseurs de défense aérienne. Aux premières semaines du conflit russo-ukrainien, l’incapacité de chaque camp à imposer sa liberté d’action dans l’espace aérien a conduit à l’immobilisation réciproque des forces terrestres et maritimes et une attrition irréversible qui ne permet plus de générer la force nécessaire à son obtention.
Intégrer pour être résilient
L’arythmie des C2 de milieux constitue un défi majeur pour un C2 opératif. La complexité de la synchronisation des effets est au cœur de l’efficacité opérationnelle. L’intégration du C2 2D dans l’armée de l’Air et de l’Espace illustre cette complexité. Outre la planification d’une manœuvre 3D, pour mettre en œuvre efficacement la puissance aérienne sans subir les effets de l’adversaire, il est nécessaire de disposer d’un réseau robuste de bases aériennes. Ces plateformes doivent être organisées, protégées et préparées pour la réalisation de leurs missions en toutes circonstances. C’est le rôle du C2 2D également appelé C2 de la protection de la force (C2 PROFOR).
Le C2 PROFOR doit répondre à trois objectifs : la protection permanente des activités, le maintien de la liberté d’action des bases aériennes à réaliser leurs missions en toutes circonstances, et enfin la mise en œuvre d’une capacité de résilience, c’est-à-dire d’une capacité de préservation et de restauration des ressources nécessaires aux missions (abris, camouflage, dispersion des moyens, surveillance des réseaux électriques, Systèmes d’information et de communication [SIC], etc.). La singularité de cette dimension du C2 est d’être liée à la fois aux exigences des milieux aérien et terrestre. Il a vocation à être de plus en plus étroitement connecté aux autres C2 Air et interarmées pour garantir une mise en œuvre optimale de la puissance aérienne.
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Ainsi, le C2 du futur devra s’adapter à l’accélération du tempo opérationnel dicté par le nivellement des capacités opérationnelles induites par la révolution numérique. Il nous revient donc de pénétrer l’espace opérationnel de notre adversaire et de définir, vers nos objectifs, des chemins qui exploitent leurs faiblesses. Généralement de courte durée, les opportunités qui permettent ce cheminement nécessitent de disposer du plus grand nombre possible d’options, de les mettre en œuvre rapidement et de dénier à l’adversaire la compréhension de la situation pour l’exploiter à notre profit. L’accélération de la boucle OODA s’obtiendra à court terme par la maîtrise des processus opératifs d’intégration des effets ; à moyen terme, par l’automatisation des processus simples de notre C2 ; et à plus long terme par celui de l’injection d’Intelligence artificielle (IA) dans nos processus de décision nous permettant de produire des modes d’action M2MC innovants, efficaces, complexes et cohérents. ♦
(1) Voir l’article « Regard sur l’action de l’Armée de l’Air et de l’Espace au Sahel », du général Pena, dans le Cahier de la RDN « Salon du Bourget 2023 – AAE – Puissance aérospatiale et haute intensité », p. 11-18 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=553&cidcahier=1316).