Our military policy
Notre politique militaire
La politique militaire consiste à définir, organiser, équiper, entraîner les forces armées en vue de la bataille ; elle n’est qu’une partie importante et, en temps de guerre, essentielle de la politique de défense et elle n’est intelligible qu’à ceux qui connaissent les principes souvent énoncés de cette politique.
M’en tenant à mon sujet, je décrirai d’abord les forces ou plus exactement les systèmes de forces que nous avons ou que nous voulons constituer et l’organisation de leur commandement, j’en déduirai ensuite les exigences imposées aux armées par notre programme, j’indiquerai enfin les effets de notre politique militaire, dès le temps de paix, sur le pays.
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La France disposera bientôt de trois systèmes de forces. Le premier qui est la force nucléaire stratégique (souvent appelée force de frappe), a pour mission de dissuader et, si la dissuasion ne joue pas, de frapper dans les plus brefs délais avec les explosifs nucléaires les plus puissants, les objectifs ennemis désignés. Ses deux composantes techniques essentielles sont la bombe ou la tête nucléaire et le moyen de transport (avion-bombardier ou engin), auxquels s’ajoute un environnement considérable : plates-formes de lancement, transmissions et équipements variés.
La première génération de notre force nucléaire stratégique sera formée de cinquante bombardiers Mirage IV dont la vitesse peut atteindre mach 2 et dont la distance franchissable en mission de guerre est de 2 500 kilomètres sans ravitaillement et 4 800 kilomètres avec ravitaillement en vol par les avions-citernes C-135. Chaque avion portera une bombe de type A — c’est-à-dire à fission — d’une puissance équivalant à 50 ou 60 kilotonnes de TNT (trois fois Hiroshima) dont le prototype a été tiré avec succès le 1er mai 1962 au Sahara. Les premiers avions armés des premières bombes seront opérationnels avant la fin de l’année 1963 ; le cinquantième avion sera livré à la fin de l’année 1966.
À cette première génération caractérisée par l’explosif atomique et l’avion (et qu’il serait possible de prolonger et de perfectionner) succédera, à partir de 1968-1969, une seconde génération caractérisée par l’explosif thermonucléaire et l’engin. La fabrication d’explosifs thermonucléaires exige que nous disposions d’uranium très enrichi en isotope 235 ; cela ne sera possible qu’après l’entrée en service de l’usine de séparation des isotopes actuellement en construction à Pierrelatte, qui doit être achevée au début de 1967.
L’engin prévu pour porter la tête thermonucléaire est à l’étude : ce sera un engin balistique d’une portée de 3 000 kilomètres et d’une précision convenable. L’engin sera constitué par deux étages propulsés par la combustion de blocs de poudre ; il sera autoguidé par une centrale de guidage par inertie qui commande le pilotage de l’engin et le maintient ou le replace sur la trajectoire choisie.
Lorsqu’on dispose d’un engin et d’une charge nucléaire, il reste à choisir la plate-forme à partir de laquelle sera effectué le lancement : plate-forme terrestre, navale, aérienne ou spatiale. La décision dépend de facteurs techniques mais aussi stratégiques, donc politiques. Techniquement, le lancement à partir d’une plate-forme terrestre, mobile ou fixe et, dans ce cas souvent enterrée, est la solution la plus simple et la plus économique ; militairement et politiquement, elle n’est pas sans inconvénient pour un pays relativement petit comme la France. C’est pourquoi le sous-marin à propulsion nucléaire a été choisi comme plateforme de lancement. Trois sous-marins, portant chacun 16 engins, sont prévus ; le premier, dont la mise en chantier vient d’être ordonnée, devrait être opérationnel en 1969, les deux autres suivant à deux ans d’intervalle selon les décisions qui seront prises pour leur construction. Le lancement d’un engin à partir d’une plate-forme aérienne est aussi à l’étude, mais aucune décision n’a encore été prise pour sa réalisation.
Pour comprendre l’organisation de la force nucléaire, il faut avoir conscience des conséquences effroyables de l’emploi de telles armes. Leur seule menace est capable d’exercer une influence déterminante sur la volonté de guerre de l’ennemi et leur emploi, en cas de péril mortel pour le pays, peut plonger le monde dans l’apocalypse atomique. La définition des missions et le déclenchement de la force nucléaire stratégique ne peuvent donc relever que du Chef de l’État lui-même ou, s’il disparaissait, de ceux qui ont été désignés à l’avance pour cette responsabilité.
Les objectifs assignés à la force nucléaire stratégique doivent-ils être des objectifs démographiques et industriels, c’est-à-dire des villes, ou des objectifs militaires, c’est-à-dire des nœuds de communication ou les sites de lancement d’engins ennemis ? L’écho des discussions à ce sujet, entre responsables Américains, est parvenu jusqu’en France. Pour l’emploi éventuel de notre force nucléaire nationale, un tel débat n’aurait pas de signification. Avec nos moyens, les seuls objectifs qui aient une valeur de dissuasion sont les objectifs démographiques ; viser des emplacements de batterie serait une absurdité.
Puisque nous ne voulons pas être les agresseurs, il faut que nous soyons avertis le plus tôt possible de l’agression ennemie, pour décider de la riposte et la déclencher effectivement. L’alerte ou l’engagement des forces stratégiques implique la connaissance des actions menées par l’adversaire et l’exploitation quasi instantanée des informations recueillies. La défense aérienne, grâce à ses moyens de détection et de traitement automatique des informations, doit être en mesure de fournir au Gouvernement les éléments d’une décision. Le Centre d’opérations de la défense aérienne, collectant les renseignements obtenus par les moyens nationaux ou alliés, permet au Gouvernement d’exploiter ces informations pour actionner, dans un délai de quelques minutes, le centre d’opérations des forces aériennes stratégiques.
Bien entendu, un minimum de protection de nos forces armées contre les attaques aériennes reste une mission — plus classique — de la défense aérienne qui est aussi chargée de la police du ciel dès le temps de paix.
Pour assurer ses missions, la défense aérienne dispose de sept stations radars de détection en cours de modernisation et de neuf escadrons d’avions d’interception.
Il faut prévoir que certains exécutants responsables du tir des armes nucléaires pourraient être emportés par la folie ou le crime, ou au contraire arrêtés par des scrupules de conscience. On est donc amené à prendre des mesures spéciales de sécurité : création de deux chaînes de commandement, l’une pour les vecteurs, l’autre pour les explosifs, recevant leurs ordres simultanément mais séparément, immédiatement avant le largage ou le lancement ; installation à bord des avions ou des engins, de boîtes noires, susceptibles de paralyser l’emploi de l’arme et directement télécommandées par l’autorité politique qui ordonne le bombardement.
En tout cas, il n’est pas possible de fonder notre politique militaire sur la seule possession d’armes nucléaires stratégiques. Il faut aussi des forces dont l’emploi est plus souple et la mise en action moins lourde de cataclysmes : ce sont les forces d’intervention, notre deuxième système de forces.
Les forces d’intervention sont des forces terrestres, navales et aériennes capables d’entrer en campagne rapidement ; leur mission est de combattre et de tenir en échec un ennemi qui attaquerait la France ou ses alliés dans une guerre nucléaire ou classique.
Ces forces doivent être en mesure d’intervenir en Europe ou hors d’Europe ; elles peuvent être engagées dans le cadre de l’Alliance Atlantique ou hors de l’Alliance.
La part de l’Armée de Terre dans les forces d’intervention sera de six divisions (ou, plus exactement, six tranches divisionnaires) dont cinq seront moins lourdes que la division type 1959 (1), et la sixième, plus spécialement destinée à l’intervention outre-mer, d’un type différent permettant le parachutage, l’aéro-transport ou l’action amphibie. Ces divisions seront pourvues d’un matériel et d’un armement modernes, leur donnant les moyens de combattre sous menace atomique ou en guerre atomique, ce qui impose une grande mobilité et une dotation en armes atomiques tactiques.
Où en sommes-nous de ce programme ? Nous avons actuellement en Allemagne six brigades — équivalant à deux divisions — dont les effectifs sont complets et l’équipement modernisé sauf en ce qui concerne les chars moyens et quelques matériels spéciaux. Depuis dix-huit mois, nous avons reconstitué en France avec des unités rapatriées d’Algérie, trois divisions légères : la 7e blindée, la 8e motorisée, la 11e division d’infanterie (qui va donner naissance à la division d’intervention outre-mer). Ces divisions, d’abord à deux brigades, vont être complétées à trois brigades en 1968. La modernisation de leur armement et de leur équipement sera plus lente et elles n’atteindront pas avant 1965 le niveau où sont actuellement les divisions d’Allemagne. Comme armement atomique, les divisions stationnées en Allemagne sont dotées de fusées du type « Honest John » et des têtes nucléaires correspondantes, sous contrôle américain, naturellement.
En fin de seconde loi-programme, vers 1970, la composante terrestre de la force d’intervention représentera environ 150 000 hommes, 3 000 véhicules de transport blindés, 25 000 véhicules de servitude et de liaison, 850 hélicoptères. À partir de 1970, il est prévu de doter cette force d’armes atomiques tactiques nationales.
Puisque les troupes au sol ont, le plus souvent, à livrer une bataille aéroterrestre, la participation de l’Armée de l’Air à la force d’intervention est nécessaire. Actuellement, cette participation est principalement représentée par les moyens du 1er Corps Aérien tactique et ceux du commandement du transport aérien militaire.
Le 1er CATAC, qui compte 28 000 hommes, est composé d’une escadre de reconnaissance, de sept escadres de chasse utilisant des avions à réaction (F-84 et RF-84, F-100, Mirage III) et de deux brigades de rampes pour le lancement d’engins sol-air « Nike ».
Un second CATAC est en voie de constitution avec des matériels rapatriés d’Algérie pour travailler en appui des divisions stationnées en Métropole ; il dispose notamment de deux escadres d’hélicoptères de transport (H-34) et de deux escadres d’avions de combat (l’une d’avions à réaction, l’autre d’avions à hélice).
Le transport aérien militaire a une capacité d’emport instantané de 400 tonnes, grâce à 172 Nord 2501, 37 C-47 et 4 DC-6. Notre programme ne prévoit pas d’augmenter le tonnage transportable mais la qualité du transport par la mise en service, à partir de 1966, du Transall qui a une capacité d’emport, une vitesse et un rayon d’action très supérieurs à ceux du Nord 2501.
Troisième composante de la force d’intervention : la Marine avec ses moyens aéro-navals. Mis à part les petits bâtiments chargés de la surveillance des côtes ou du dragage des mines qui ont une mission de défense de territoire, mis à part aussi les sous-marins atomiques lanceurs d’engins quand ils existeront, la quasi-totalité des forces aéro-navales doit être classée dans les forces d’intervention.
Ces forces sont constituées par 250 000 tonnes de navires et 270 avions et hélicoptères d’interception, d’assaut et de lutte anti-sous-marine, articulés en deux escadres basées l’une en Méditerranée et l’autre en Atlantique, la répartition des moyens entre les deux escadres étant appelée à évoluer dans les prochaines années. La mission principale de ces forces navales est d’assurer la sécurité de nos communications maritimes en Méditerranée Occidentale et dans l’Atlantique Nord Oriental, de défendre nos côtes contre des attaques venant de la mer et d’assurer le transport et l’appui d’opérations amphibies menées par des unités terrestres de la force d’intervention.
Le commandement des forces d’intervention pose des problèmes complexes d’organisation : il faut qu’un seul chef militaire français soit à la tête des forces françaises de toutes armes affectées à un théâtre d’opérations déterminé ; mais, en même temps, sur les principaux théâtres et notamment en Europe, nous devons tenir compte de nos voisins avec lesquels, parfois, nous sommes unis par des alliances formelles comme l’Alliance Atlantique.
C’est en Europe Occidentale que la situation est la plus complexe ; l’Alliance Atlantique y désigne dès le temps de paix un commandement suprême sous les ordres duquel sont placées les forces mises par les États à la disposition de l’Alliance. Pour la France ce sont les forces terrestres stationnées en Allemagne et constituant la Première Armée, et les forces aériennes du 1er Corps Aérien tactique dont j’ai parlé. Cet ensemble, que nous continuerons de moderniser mais que nous n’avons pas l’intention d’augmenter, est loin d’être négligeable : il classe la participation française au troisième rang, après celle de l’Amérique et de l’Allemagne, avant celle de la Grande-Bretagne.
Les forces d’intervention terrestres et aériennes françaises n’appartenant pas à ces deux grandes unités (1re Armée et 1er CATAC) constituent une réserve nationale placée, en temps de paix comme en temps de guerre, sous commandement national. Ainsi, les unités stationnées en Métropole et en Afrique du Nord relèveraient en temps de guerre du Commandant en Chef du théâtre Métropole-Méditerranée ; les unités stationnées en zone d’outre-mer 1, 2 et 4, du Commandant en Chef de l’Afrique Centrale ; les unités stationnées en zone d’outre-mer n° 8 et à Djibouti, du Commandant en Chef de l’Océan Indien, enfin les forces du Pacifique Sud, du Commandant en Chef du Pacifique.
Les forces aéro-navales, de haute mer relèvent, à la mer, de l’autorité du Chef d’État-Major de la Marine, sauf lorsqu’elles sont mises par le gouvernement à la disposition d’un Commandant de théâtre d’opérations.
Troisième système de forces, les forces de défense opérationnelle du territoire (D.O.T.) ont pour mission d’annihiler les éléments ennemis qui réussiraient à s’implanter sur le sol national ou qui tenteraient d’y pénétrer sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit.
Ces forces sont composées d’unités de l’Armée de Terre et de l’Armée de l’Air (accessoirement, d’éléments de la Marine) existant dès le temps de paix et très renforcées par la mobilisation.
Pour la D.O.T., l’Armée de Terre mettra sur pied une dizaine de brigades régionales (en principe une par région militaire) à effectifs de 5 000 hommes, complètes dès le temps de paix et une centaine de régiments subdivisionnaires (en principe un par département) qui seront mobilisés à partir d’une compagnie constituant, en temps de paix, le noyau actif et le centre mobilisateur de ce régiment. Toute la D.O.T. s’appuie naturellement sur le vaste réseau de renseignements et de maintien de l’ordre que constitue la gendarmerie départementale et mobile.
Une brigade alpine est en voie de constitution dans la VIIIe Région militaire ; des unités de la valeur d’une autre brigade seront formées courant 1963 dans le Massif Central et à la périphérie ; cinq autres brigades seront mises sur pied en 1965 et le reste sera créé en 1967 dans les régions où une forte implantation militaire rend moins urgente la présence des brigades territoriales et plus difficile leur installation.
Les Commandants de Régions Aériennes participent, avec 10 escadrilles d’aviation légère d’appui, à la Défense opérationnelle du Territoire, sous l’autorité des Commandants de Zones de Défense. Le Commandement de la Défense Aérienne leur fournit l’aide de ses moyens de détection et, éventuellement, de ses moyens aériens actifs capables de mener des interceptions ou des actions d’appui.
Le commandement des unités terrestres de la D.O.T. incombe en temps de paix aux Commandants de Régions Militaires et celui des unités aériennes, aux Commandants des Régions Aériennes ou au Commandant de la D.A.T. (Défense Aérienne du Territoire). En cas de conflit, la D.O.T. passe aux ordres du Commandant en Chef du théâtre d’opérations Métropole-Méditerranée ; cet officier général dispose donc, à sa prise de commandement, des forces d’intervention (à l’exception de celles qui sont affectées à l’OTAN et de celles dont le gouvernement se réserve la disposition) et de la totalité des forces de Défense opérationnelle du territoire.
Il faut souligner que les unités de D.O.T. ne sont pas des régiments de territoriaux chargés, comme en 1914-18, de la garde des voies de communication ou de médiocres missions statiques fixées par les autorités civiles. Ce sont des unités de combat capables de s’attaquer à des éléments ennemis puissamment armés, ayant fait irruption sur le sol national ; les unités de D.O.T. doivent, le cas échéant, pouvoir se constituer en maquis pour continuer une guerre dont les premières batailles auraient mal tourné pour nous. Il leur faut donc de bons cadres, de bonnes troupes et de bonnes armes : certes, il n’est pas prévu de les doter d’armes atomiques, mais nous leur donnerons des armes et des transmissions qui puissent servir aussi bien au combat classique ou de commandos qu’à la guérilla et aussi des armes anti-chars et des blindés légers, du type auto-mitrailleuse légère par exemple. Leur logistique sera territoriale et rapidement adaptable aux conditions de la guérilla.
Bien instruites, bien équipées, les unités de la D.O.T. ont une vocation opérationnelle. Leurs chefs militaires ne sont donc pas destinés, en cas de guerre ou même de tension, à prendre en mains toutes les responsabilités de la défense intérieure, police, transports, ravitaillement, etc… ; il est possible que des circonstances extrêmes conduisent à confier l’ensemble des responsabilités au commandement militaire, par exemple dans des régions où l’ennemi se serait installé de force, mais ce ne doit être que l’exception.
À cet égard, nos expériences de type colonial en Indochine et en Algérie ne sont pas transposables en France. En Asie et en Afrique nous combattions au milieu de populations différentes de nous par leur race, leurs religions, leurs civilisations, souvent complices de nos adversaires, au mieux indifférentes ; l’administration française n’avait jamais été, hors des villes, ni nombreuse ni solidement implantée et souvent avait été balayée dès le début de l’insurrection. Il était donc normal et nécessaire que le commandement militaire se substituât à l’administration défaillante ou disparue. En France, la situation serait très différente : les Français ne se feraient pas les complices des envahisseurs et l’administration française est si complexe et si ramifiée jusqu’au niveau des cantons et des communes qu’il serait impossible au commandement militaire de se substituer à elle.
Pour avoir des chances de succès, la défense intérieure doit s’appuyer sur la volonté populaire de résistance à l’ennemi, chacun à la place qui lui a été désignée en fonction de sa mission. Dans la défense intérieure, la mission de défense opérationnelle est capitale, en cas de conflit ; elle est très importante dès le temps de paix, car une bonne défense intérieure, en donnant de la profondeur au champ de bataille, renforce notre politique de dissuasion. Si l’ennemi n’a pas l’espoir d’abattre la France d’un seul coup avec toute l’Europe Occidentale, dans une bataille d’Allemagne, il hésitera à s’engager dans une guerre longue et qui pourrait entraîner de terribles complications.
Une bonne défense opérationnelle du territoire est un des piliers de la défense nationale.
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Quelles sont les conséquences de notre politique militaire sur les armées ?
Ces conséquences seront immenses, mais elles commencent à peine à se faire sentir car les guerres coloniales ont retardé la modernisation de nos armées — spécialement de l’Armée de Terre — et les explosifs nucléaires font tout juste leur apparition chez nous.
Les armes nucléaires apportent une révolution dans la stratégie et dans la tactique (par conséquent, dans l’organisation et le commandement des unités, dans l’instruction et l’entraînement du personnel) et leur fabrication exige une réforme radicale de nos fabrications d’armement. Cette révolution nucléaire sera bien plus profonde et plus rapide que celle qui a été causée par l’emploi de la poudre sur les champs de bataille à partir du XIVe siècle.
Pour ne pas alourdir cet article, j’exposerai seulement les conséquences de notre politique militaire sur le personnel et le matériel des armées.
Désormais, la force d’une armée ou d’une flotte ne se mesure plus seulement par le nombre de divisions ou de navires de ligne mais surtout par le nombre de mégatonnes qu’elles peuvent lancer à bon escient sur les objectifs ennemis.
Pour la première fois dans l’histoire militaire de la France, la recherche des effectifs n’est plus prioritaire : l’importance des classes, la durée et la forme du service militaire restent des sujets dignes de discussion mais autant pour des raisons de politique générale que de politique militaire.
Notre plan à long terme prévoit un effectif inférieur à 600 000 hommes en temps de paix (gendarmerie non comprise) pour les trois armées : ce chiffre, qui marque une réduction par rapport à nos projets primitifs, n’est pas excessif pour un pays qui sera bientôt peuplé de 50 millions d’habitants ; mais il est encore trop élevé si nous ne sommes pas capables de doter ces hommes d’armes, d’équipements modernes et de leur apprendre à s’en servir.
Le recours à la mobilisation reste nécessaire pour la défense du territoire mais n’est plus qu’un appoint, utile pour les forces d’intervention et négligeable pour les forces nucléaires stratégiques. C’est pourquoi nos plans s’en tiennent à la mobilisation d’un million d’hommes, en cas de guerre, contre quatre millions en 1939.
S’il faut désormais limiter les effectifs, on ne peut transiger sur leur qualité. Pour relever cette qualité, on doit agir à la fois sur le recrutement et sur l’instruction.
Le recrutement des cadres et de la troupe peut être amélioré par exemple, par une sélection physique plus stricte éliminant avant l’incorporation le quart des appelés (contre 15 % environ, les années passées), par une sélection intellectuelle plus sévère des cadres à l’entrée des écoles militaires.
L’instruction générale et technique doit être développée et souvent remise à jour ; à tous les niveaux de la hiérarchie, un plus grand nombre d’hommes doit en bénéficier. À mesure qu’elle devient plus longue et plus difficile, l’instruction coûte plus cher : la formation d’un officier-pilote d’avion à réaction coûte 400 000 francs, celle d’un sous-officier tireur d’engins anti-char ENTAC 85 000 francs, celle d’un pilote de char 35 000 francs. La durée, le prix de l’instruction imposent qu’une grande majorité des cadres et des spécialistes soient soldats de métier ; c’est pourquoi, en dépit de la diminution des effectifs, nous n’avons en projet aucun dégagement des cadres d’officiers et nous cherchons à recruter un plus grand nombre de sous-officiers. L’instruction doit aussi tendre à fortifier la discipline formelle toujours nécessaire, et plus encore la discipline intellectuelle qu’exigent le maniement d’armes modernes, le commandement d’unités rapides, puissantes, mais fragiles parce que toujours exposées à des coups foudroyants.
Ces chefs, ces unités, doivent recevoir les meilleures armes.
La construction des armes et des équipements est chaque année plus urgente, plus difficile et plus dispendieuse. En vingt-cinq ans, de 1938 à 1963, le prix à la tonne, exprimé en francs constants, a doublé pour les chars, triplé pour les navires, quintuplé pour les avions. Dans un article de février 1962 (2), j’avais publié les prix de quelques-uns de ces matériels ; j’ajouterai que la tonne d’explosif coûte 50 à 100 fois moins cher sous forme de bombe atomique que sous forme d’explosifs classiques en obus chargés à la tolite par exemple, la bombe thermonucléaire étant, à la tonne d’explosif, beaucoup moins coûteuse encore que la bombe atomique.
Contrairement à une opinion répandue, les études et fabrications d’armes destinées à la force nucléaire stratégique (bombe A, usine de Pierrelatte, avions, engins, etc…) représentent moins de 13 % du budget militaire et n’atteindront 25 % de ce budget que vers la fin de la décennie. À titre de comparaison, la Grande-Bretagne n’affecte que 10 % de ses dépenses militaires, d’ailleurs supérieures aux nôtres, à l’armement nucléaire.
Mais tout l’armement, même celui qu’on dit classique, doit suivre les progrès des techniques et se plier aux exigences impitoyables des armes nucléaires dont la menace plane toujours et partout. Il faut aux unités une mobilité tactique sans laquelle elles n’échapperont pas à la destruction : c’est à quoi tendent les camions tous terrains, les véhicules à chenilles, les hélicoptères de manœuvre et, pour l’Armée de l’Air, les avions à décollage vertical. Il faut que le commandement dispose de moyens de renseignement souples et rapides : radars, avions de reconnaissance supersonique, drones (3) et même satellites ; de réseaux de transmissions sûrs, très ramifiés et de grande capacité.
Puissance, complexité, cherté sont les caractéristiques, qui iront s’accentuant, des armes et des équipements modernes.
Pour les acquérir, il faudra chaque année plus d’argent et, compte tenu de la diminution des effectifs, une plus grande part des crédits militaires. En 1946, le budget des armées n’affectait que 16 % de ses crédits à l’infrastructure et aux armements ; en 1968, il y consacre 42,5 % et nous devrons atteindre 50 % pour réaliser notre programme.
Logiquement, on est conduit à penser que l’étude et la construction des armements devraient, dans une alliance, être réalisées en commun par les alliés ou par certains d’entre eux. De fait, l’Alliance Atlantique a éveillé dans ce domaine beaucoup d’espoirs et favorisé quelques réalisations comme la fabrication en Europe de l’engin anti-aérien Hawk et la construction de l’avion de lutte anti-sous-marine Atlantique, pour ne parler que de projets auxquels la France a été associée. Mais cette coopération se développe difficilement en raison des rivalités nationales, spécialement dans le domaine industriel et surtout parce que tout ce qui touche à l’armement atomique en est exclu.
Puisque nous avons décidé de posséder des armes atomiques, il nous faut les construire nous-mêmes et, pour cette grande tâche, faire appel non seulement à nos ingénieurs et à nos arsenaux militaires mais aux savants, aux ingénieurs et aux techniciens civils de notre pays ; ainsi, plus l’armée se modernise, plus ses liens avec la nation se multiplient et se fortifient. En même temps, on ressent plus fortement, dès le temps de paix, les effets de la politique militaire sur la vie de la nation.
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La cible favorite des détracteurs du gouvernement est l’importance et la progression des dépenses militaires françaises.
En passant, on notera que si notre budget militaire est imposant par sa masse de 18,5 milliards de francs (auxquels il faut ajouter, pour le rendre compatible avec les statistiques internationales, les pensions militaires et diverses dépenses de défense qui le portent à 20,5 milliards environ), il n’a rien d’exceptionnel, ni par sa proportion dans le budget de l’État (22 %) en constante diminution depuis plusieurs années, ni par le prélèvement qu’il impose sur le produit national brut (7,4 %).
Aussi bien, les critiques sont-elles dirigées, en réalité contre le principe même des efforts de défense et ceux qui se plaignaient hier de la durée du service militaire sont les mêmes qui affirment aujourd’hui que nos dépenses d’armement sont excessives.
En France comme dans les autres pays d’Europe occidentale, l’opinion publique juge encore de ces dépenses selon les économistes libéraux ou marxistes du XIXe siècle qui, s’appuyant sur des théories opposées, s’accordaient pour refuser aux dépenses militaires toute utilité économique. Or, ces doctrines ne permettent plus d’expliquer la réalité contemporaine. Une analyse attentive et objective montre que, dans un pays développé, les dépenses appliquées à la modernisation d’une armée ont, pour une part notable et croissante, le caractère d’investissements rentables économiquement ou socialement, et profitables à la collectivité nationale tout entière.
Une large part des dépenses militaires fait directement retour à l’économie nationale (8,7 milliards de francs en 1961 ; 9,2 en 1962 ; 10,2 en 1968) sous forme de commandes passées notamment aux industries d’armement, de constructions aéronautiques, de constructions navales, aux industries de l’électricité et de l’électronique, etc… Ces commandes intéressent pour une large part des industries très modernes et, dans ces industries, les techniques les plus avancées. Le budget des armées a consacré en 1962 plus d’un milliard de francs à des recherches de toutes natures, allant de la recherche fondamentale jusqu’aux prototypes.
Depuis vingt-cinq ans, dans tous les pays développés, les progrès techniques favorisant l’essor des civilisations industrielles ont été aiguillonnés par les besoins militaires. En France, le Commissariat à l’Énergie Atomique tire du budget des armées 60 % de ses crédits ; nos programmes spatiaux civils (le programme national et le programme européen auquel nous participons) seraient irréalisables s’ils n’étaient appuyés sur les programmes militaires de construction d’engins, utilisés comme lanceurs.
Croire qu’on pourrait aisément transférer les crédits militaires au profit d’une recherche civile scientifique ou technique est une illusion : l’expérience montre que les économies sur les crédits militaires servent presque toujours à financer des dépenses de consommation.
On ignore souvent que sur les crédits militaires qui ne font pas retour direct à l’économie nationale, soit 8,3 milliards en 1968 (18,5 — 10,2 = 8,8) et qui représentent principalement des dépenses de soldes et d’indemnités, près du quart sert à l’instruction générale et technique des personnels du Ministère des Armées et donne à la France des ingénieurs et des techniciens : Polytechnique, l’École du Génie Maritime, celle des Poudres, l’École Nationale Supérieure de l’Aéronautique, les Écoles du Service de Santé, les Écoles Militaires préparatoires, les Écoles de techniciens divers forment plus d’ingénieurs et techniciens civils que militaires. Près de 20 % des effectifs militaires sont affectés, comme cadres, instructeurs ou élèves, dans les écoles et centres de formation générale ou technique (à l’exclusion des centres d’instruction militaire proprement dits comme St-Cyr) — et près de 10 % du budget des Armées est dépensé pour ces écoles dont personne ne peut contester que la nation tire avantage, comme d’ailleurs de l’activité du Service de Santé Militaire qui consomme près de 250 millions par an et allège d’autant la charge des services médicaux et hospitaliers civils.
Au total, plus du tiers de nos dépenses militaires sert à l’éducation ou aux investissements. Cette proportion s’élèvera en même temps que progressera la modernisation des armées.
Puisque la modernisation est coûteuse, les dépenses militaires, tout en restant limitées à une proportion constante du produit national brut, croîtront en valeur absolue, leur chiffre augmentant d’un milliard environ chaque année jusqu’en 1970.
La masse des dépenses militaires et son influence sur la vie du pays, en temps de paix, imposent désormais que les programmes d’armement et d’équipement entrent en compte dans les plans nationaux, sous des conditions d’ailleurs particulières. C’est pourquoi nous ferons coïncider, de 1966 à 1970, le cinquième plan et la deuxième loi de programme militaire.
À qui, dans la collectivité nationale, profite la nouvelle orientation de nos dépenses militaires ?
Les établissements où sont réalisés les principaux investissements nécessaires à notre programme sont le Commissariat à l’Énergie Atomique, les Arsenaux de l’Armée de Terre et de la Marine, les Poudreries, les Sociétés Nationales de constructions aéronautiques, toutes entreprises d’État sous diverses formes : leur développement enrichit la collectivité nationale et donne aux pouvoirs publics des moyens accrus d’intervention dans l’économie.
Entre les hommes, la répartition des profits n’est pas égale. Plusieurs catégories de Français ont une part plus importante que les autres à l’œuvre de modernisation des forces armées et peuvent en retirer plus d’avantages : ce ne sont ni les chefs d’entreprise et leurs actionnaires, ni les agriculteurs ou les commerçants, ni les administrateurs civils ou militaires, si nombreux dans les sociétés modernes, ce sont les techniciens, au sens le plus large du terme, c’est-à-dire savants, ingénieurs, spécialistes de tous grades dont l’autorité dans les armées et dans la nation ira croissant.
Ce n’est pas seulement sur l’économie nationale et la formation des cadres que notre politique militaire fait sentir ses effets : elle a déjà et aura une influence de plus en plus forte sur l’opinion des Français au sujet des problèmes de défense nationale.
La France qui est un vieux pays militaire sait et sent qu’on ne peut se défendre qu’avec de bonnes armes, c’est-à-dire des armes atomiques. Une politique militaire qui organise la fabrication de ces armes donnera aux Français confiance en eux-mêmes et justifiera les sacrifices qui leur sont demandés. Une politique qui y renoncerait par idéologie ou par économie conduirait les Français à se désintéresser de leur défense.
Notre politique militaire explique en partie l’évolution récente des institutions politiques de la Nation. J’ai dit pourquoi et comment le Chef de l’État avait seul l’emploi de la force nucléaire stratégique. La conséquence dans un régime démocratique est que le Chef de l’État ne peut plus être l’élu de quelques centaines de parlementaires ni même d’un collège électoral plus nombreux mais restreint ; il doit être l’élu de toute la Nation qu’il peut plonger dans les plus terribles épreuves. Notre politique militaire renforce les autres arguments en faveur de l’élection du Président de la République au suffrage universel.
Elle détermine enfin, dans une large mesure, la place de la France en Europe et dans le monde ; elle est donc un des éléments essentiels de notre politique étrangère. Cette constatation n’est pas nouvelle mais elle est particulièrement sensible aujourd’hui.
Le choix fait en 1949, d’associer la France à ses voisins d’Europe et aux États-Unis d’Amérique dans l’Alliance Atlantique avait conduit à la création de l’OTAN et avait failli conduire à la Communauté Européenne de Défense. Cette alliance a permis à l’Europe, grâce à la protection américaine, de résister à la pression soviétique et de se reconstruire matériellement et même militairement.
Dès l’origine, le problème principal de l’Alliance Atlantique a été l’emploi éventuel de l’arme atomique car, depuis 1945 et pour longtemps encore, les nations sont classées en deux catégories : celles qui disposent d’armes nucléaires et les autres. Seules, les premières sont capables de défendre leur liberté et leur vie, les autres sont vouées à l’asservissement ou à la satellisation.
L’arme nucléaire ne permet pas à la France de devenir un des géants du monde, mais elle lui permet de n’être pas quantité négligeable dès qu’il s’agit de ses intérêts vitaux.
C’est pourquoi Américains et Russes sont hostiles à l’apparition de forces nucléaires nationales qui rendent plus difficile leur politique d’hégémonie et risquent d’en compromettre les résultats : c’est pourquoi l’armement nucléaire de la France est au cœur des relations franco-américaines.
Plus tard, il viendra au premier plan de la politique européenne car l’Europe ne pourra pas se construire seulement à partir de communautés économiques et techniques, d’ailleurs nécessaires. Pour que l’Europe existe, il faudra qu’elle assume la charge et la responsabilité de sa défense et, pour cela, dispose d’armes nucléaires. Quand nous en arriverons là, on verra que la possession par la France d’armes nucléaires nationales sera une pièce maîtresse de la construction européenne et, de ce fait, l’objet des discussions les plus passionnées.
De cet article, la conclusion est facile à tirer : le trait dominant de notre politique militaire est la décision prise par le Général de Gaulle de doter la France d’un armement nucléaire et cette décision a de telles conséquences qu’elle oriente pour longtemps le destin de notre pays. ♦
(1) La division type 1959 comprend trois grosses brigades mécanisées ou motorisées.
(2) Revue des Deux Mondes du 15 février 1962.
(3) Avions miniatures téléguidés, porteurs de caméras, effectuant des reconnaissances et dont les derniers modèles permettent l’observation aérienne du terrain par télévision.








