The atom, cause and means of an autonomous military policy
L’atome, cause et moyen d’une politique militaire autonome
L’explosion des premières bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki en août 1945, a ouvert une ère nouvelle dans la stratégie et par conséquent dans la politique. L’apparition des bombes thermonucléaires, sept ans plus tard à Eniwetok, a couronné cette révolution. Mais pendant longtemps et, parfois aujourd’hui encore, beaucoup d’hommes — et même d’hommes d’État — ont cru que les armes nucléaires seraient réservées aux plus grandes nations et confirmeraient le partage du monde en deux ou trois blocs dirigés chacun par une très grande puissance (États-Unis, Union Soviétique, auxquels s’ajoutera demain la Chine) dominant les autres pays réduits à la condition de clients ou de satellites.
Naturellement, les très grandes puissances ont accrédité cette opinion qu’elles croyaient favorable à leurs intérêts et les très petites l’ont acceptée parce qu’elles ne pouvaient pas faire autrement. Progressivement, une meilleure connaissance des problèmes scientifiques, industriels et financiers à résoudre pour acquérir une capacité atomique, une analyse plus exacte des effets produits par les armes nucléaires ont conduit à penser que la France pouvait et devait tirer parti des possibilités offertes par l’atome pour renouveler sa politique de défense.
Après avoir rappelé les traits principaux de la politique générale et de la politique de défense française, je marquerai la place et la fonction des armes nucléaires dans notre politique militaire. Enfin, j’évoquerai quelques conséquences de cette politique.
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Dans nos rapports avec le reste du monde, notre politique est fondée sur un axiome qui peut être ainsi formulé : la France entend garder pour elle
— le soin de définir ses intérêts et la part qu’elle prend à ceux de ses amis ;
— le droit de faire entendre sa voix en toutes circonstances et où que ce soit, si elle le juge utile, à propos des problèmes posés par l’ordre international et le maintien de la paix.
Il est clair que cette politique implique le refus de toute hégémonie par les géants de ce monde mais n’interdit ni les alliances ni la coopération internationale. Par exemple, elle ne fait pas obstacle à notre participation à l’Alliance Atlantique et au Marché Commun, ou à nos accords de coopération avec plusieurs pays d’Afrique. En revanche, elle exclut l’adhésion à une organisation telle que l’O.T.A.N. qui, par l’intégration des forces armées sous un commandement étranger et l’automaticité des actions militaires éventuelles, retire au gouvernement français sa liberté de décision dans les circonstances les plus graves, celles où la paix est en danger.
De notre politique générale se déduit naturellement notre politique de défense dont les buts sont bien connus pour avoir été souvent énoncés : nous devons
— assurer l’immunité du territoire national ;
— soutenir nos intérêts dans le monde, si les circonstances l’exigent.
Les deux objectifs sont liés car le second serait illusoire si le premier n’était pas atteint : on ne s’engage pas au loin quand la maison brûle. Inversement, l’acquisition du premier objectif conduit naturellement un pays comme le nôtre à la poursuite du second.
Pour garder une signification, notre politique de défense ne doit pas entraver le développement du pays, notamment son développement économique, ni son expansion pacifique par d’autres moyens, culturels par exemple. Il en résulte des contraintes, financières entre autres, sur lesquelles je reviendrai.
Assurer l’immunité du territoire national, cela veut dire ne rien concéder qui compromette l’intégrité de la Patrie, la sécurité et la liberté des Français. Puisqu’un conflit armé en Europe menacerait directement la France, car des batailles en Europe, quelles que soient leur nature et leur issue, entraîneraient d’immenses ruines, notre politique vise à interdire le déclenchement de la guerre : c’est une politique de dissuasion.
Sur cette question, Européens et Américains, d’accord en principe, se séparent en pratique. Comme nos voisins, nous voulons interdire toute guerre en Europe : nous devons donc si possible prévenir, ou en tout cas arrêter très vite une attaque en recourant, s’il le faut, à la menace de représailles massives, c’est-à-dire nucléaires. Au contraire, les Américains — toujours dans l’hypothèse d’un conflit en Europe — peuvent s’accorder avant d’agir un délai de réflexion puisque l’Amérique n’est pas directement menacée ; d’où la stratégie de « riposte graduée » qu’ils ont fini par faire accepter sans enthousiasme par leurs alliés de l’O.T.A.N.
C’est parce qu’une bataille en Europe serait mortelle pour nous sans être forcément mortelle pour l’Amérique (le « sanctuaire », dit-on dans le vocabulaire de la dissuasion) que notre politique militaire diffère de celle du gouvernement américain.
Je ne dis pas que les Américains ne considèrent pas, aujourd’hui, l’Europe Occidentale comme un facteur capital de leur propre sécurité, mais je dis que ce jugement de valeur porté, par eux, sur le rôle de l’Europe n’est pas immuable. C’est pourquoi nous devons être en état d’assurer nous-mêmes la dissuasion d’agressions — d’où qu’elles viennent — dont nous pourrions être victimes.
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Quels sont les moyens qui nous sont nécessaires pour cela ?
Avant tout, une force capable de frapper l’adversaire sur son propre territoire dans les plus brefs délais et en lui causant des pertes massives, par la destruction de villes importantes : c’est la force nucléaire stratégique (F.N.S.).
Aujourd’hui, notre F.N.S. est constituée par 50 avions « Mirage IV » supersoniques, porteurs d’une bombe atomique d’une puissance supérieure à 50 kt (trois fois Hiroshima). Des ravitailleurs en vol « KC 135 » permettent d’accroître le rayon d’action des « Mirage IV » qui sont capables de pénétrer les défenses adverses à très basse altitude.
On discute l’efficacité de ce système d’armes ; c’est un débat dans lequel je n’entrerai pas, faisant simplement remarquer que ni les États-Unis, ni l’Union Soviétique, ni la Grande-Bretagne n’ont réformé leurs bombardiers atomiques dont les performances sont, à bien des égards, inférieures à celles des nôtres.
Maintenant que notre force de « Mirage IV » est complète et opérationnelle, notre effort principal se porte sur ce qu’on appelle la deuxième et la troisième générations mais qu’il serait plus exact d’appeler le deuxième et le troisième systèmes d’armes nucléaires stratégiques.
Le second système est celui des engins sol-sol balistiques stratégiques : ce sont des fusées à deux étages, propulsées par la combustion de blocs de poudre, lancées à partir de silos enfouis dans le sol du plateau d’Albion, dans le Vaucluse, et capables d’une portée de 3 000 km environ avec une ouverture du secteur de tir de 90°. La puissance de la charge militaire est deux à trois fois supérieure à celle de la bombe « Mirage IV ». La force S.S.B.S. se composera de 27 engins répartis en trois escadrons ; le premier sera opérationnel en 1970 et les deux autres en 1971.
Le troisième système d’armes est celui des sous-marins à propulsion nucléaire lanceurs d’engins mer-sol balistiques stratégiques (M.S.B.S.). Nous aurons certainement quatre et sans doute cinq sous-marins armés chacun de seize engins portant à 2 500 km une charge militaire de 1/2 mégatonne. Le premier sous-marin, le « Redoutable », lancé en mars dernier sera opérationnel en 1970, les autres entreront en service en se suivant de deux ans en deux ans. Leur base principale est en construction en rade de Brest.
Depuis quelques semaines, la question a été posée publiquement par le Général Ailleret, Chef d’État-Major des Armées, d’un quatrième système à base d’engins balistiques mégatonniques de portée mondiale.
L’intérêt du problème soulevé par le Chef d’État-Major des Armées est plus dans son actualité que dans sa nouveauté, car le 3 novembre 1959, le Général de Gaulle disait à l’École Militaire : « Puisqu’on peut détruire la France, éventuellement, à partir de n’importe quel point du monde, il faut que notre force soit faite pour agir où que ce soit sur la terre ». Cette déclaration fut largement reproduite.
La question n’est donc pas nouvelle, mais elle est devenue actuelle car nous en sommes à un point où, compte tenu de considérations techniques et financières, le gouvernement doit décider s’il s’engagera dans cette voie à partir de 1970 pour aboutir vers 1980. C’est une grande décision politique et c’est aussi un choix militaire car nos forces stratégiques pourraient remplir cette mission soit avec des fusées sol-sol d’une portée de 8 à 10 000 kilomètres, soit avec des sous-marins nucléaires armés de M.S.B.S., soit avec une combinaison des deux.
Parce qu’il est « global » au sens étymologique du mot, ce quatrième système d’armes atteint une limite : personne, en effet, ne prévoit aujourd’hui de désigner aux armes nucléaires des objectifs situés hors du globe terrestre et de ses environs immédiats (on parle des satellites armés mais leurs objectifs seraient des objectifs terrestres ou d’autres satellites). Techniquement, les systèmes actuels devront être toujours renouvelés, perfectionnés, par exemple pour accroître leur précision, leur permettre de mieux franchir les défenses antimissiles ennemies — c’est l’aide à la pénétration — pour leur donner une plus grande fiabilité. Mais en ce qui concerne la portée et la puissance, il semble qu’on atteigne un palier.
À ces armes nucléaires stratégiques nous ajouterons à partir de 1972 deux systèmes d’armes tactiques : pour l’Armée de terre, le « Pluton », fusée lancée d’une rampe montée sur un châssis de char AMX 30. Sa portée est de 10 à 120 km, sa charge militaire de 10 ou de 25 kt. Pour l’Armée de l’air et l’Aéronavale, l’arme tactique sera une bombe d’avion d’une puissance de 25 kt destinée aux « Mirage III E » et aux « Jaguar ». Les charges nucléaires de ces armes tactiques sont identiques, donc interchangeables, d’où la dénomination parfois employée d’arme tactique commune (A.T.C.). Il est prévu de construire 150 armes tactiques dont les deux tiers seront affectés à l’Armée de terre.
Je crois nécessaire d’insister sur le fait que les armes nucléaires stratégiques et tactiques ne sont pas séparées par le fossé profond que certains ont voulu creuser.
L’arme nucléaire tactique est de même nature que l’arme stratégique et tout à fait différente, militairement et politiquement, des explosifs classiques les plus puissants, obus ou bombes d’avions : ce n’est pas une super-artillerie. La distinction qu’on a parfois voulu établir entre les deux types d’armes en fonction de leurs objectifs qui seraient les uns militaires, les autres démographiques, est illusoire sauf pour certains objectifs navals en haute mer. Sur terre, sauf dans les grands déserts et en tout cas en Europe, la densité de l’habitat et le nombre des agglomérations urbaines sont tels que l’usage d’armes atomiques tactiques infligerait beaucoup plus de pertes à la population civile qu’à des unités mécanisées convenablement dispersées et protégées par leurs blindages. Ces morts et ces ruines causeraient une terreur qui se répandrait vite et dont personne ne peut prévoir les limites.
C’est pourquoi un contrôle gouvernemental précis et l’exclusion de tout contrôle étranger sont aussi nécessaires sur les armes atomiques tactiques que sur les armes stratégiques. C’est aussi pourquoi les armes tactiques sont, dans notre politique de défense, inséparables des armes stratégiques.
D’année en année, la place de l’atome s’élargit dans nos armées : aux forces aériennes stratégiques, s’ajouteront dans deux ans, c’est-à-dire demain, la force des engins S.S.B.S. et celle des sous-marins nucléaires ; dans quatre ans, les divisions des forces de manœuvre recevront les fusées « Pluton », l’aviation et l’aéronavale les bombes atomiques tactiques. Après les explosifs, l’atome sert à la propulsion sous-marine en attendant d’être employé à d’autres fins.
Il en résulte que, du point de vue militaire, la distinction entre forces nucléaires et non nucléaires deviendra chez nous de plus en plus artificielle car toutes nos forces armées doivent être progressivement dotées d’armes nucléaires et réorganisées pour assurer en tout temps la sécurité de ces armes, pour les mettre en œuvre s’il le fallait, et pour en exploiter les effets.
L’opposition qu’on a soulignée et parfois avivée entre les deux catégories de forces ira en s’atténuant, car chacune a ses missions qui sont nécessaires. Si les armes nucléaires doivent être l’essentiel de notre puissance militaire, elles ne remplacent pas tout et elles ont besoin des autres armes qu’elles ne feront sûrement pas disparaître.
Dès le temps de paix, la sécurité des forces nucléaires et des essais nucléaires exige sur terre, en mer, en l’air, de faire appel à une proportion importante de nos escadres, de notre défense aérienne et même de notre défense opérationnelle du territoire. Par exemple, notre campagne de tir dans le Pacifique a mobilisé pendant six mois en 1966 et mobilisera pour le même temps en 1968, le tiers de notre flotte.
L’intervention hors d’Europe, même en se limitant à des actions brèves et ponctuelles — ce qui exclut les campagnes comme celles d’Indochine ou d’Algérie — exige des moyens « classiques » terrestres, navals et aériens non négligeables.
Il est certain, enfin, que nous devons disposer de forces de manœuvre aéro-terrestres d’un volume suffisant :
— pour permettre au Gouvernement et au commandement d’être informés sur les intentions réelles d’un agresseur et de disposer ainsi des délais nécessaires pour le dissuader ;
— pour obliger l’adversaire qui voudrait attaquer avec des chances raisonnables de succès, à s’engager avec des moyens tellement importants qu’il se désignerait comme l’agresseur manifeste et s’exposerait à une riposte nucléaire massive et justifiée.
Les moyens de ces forces de manœuvre ont été fixés à cinq divisions dotées d’armes atomiques tactiques et capables de combattre en ambiance nucléaire, avec l’appui aérien correspondant.
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En manière de conclusion, je ferai trois remarques :
La première est que notre politique militaire impose aux armées un nouveau style de travail et de vie.
Puisque la crédibilité de la dissuasion dépend, dans une large mesure, de la capacité de nos forces nucléaires à agir sans délai sur l’ordre du gouvernement, l’alerte permanente des forces aériennes stratégiques et de la défense aérienne, demain les patrouilles permanentes des sous-marins atomiques doivent être la règle.
Dans les interventions outre-mer le succès dépend, presque toujours, de la promptitude et, par conséquent, de la disponibilité des forces d’intervention et de leur transport rapide.
La D.O.T. elle-même et la gendarmerie, lorsqu’elles assurent la sécurité de points sensibles de la F.N.S., doivent respecter les mêmes règles et adopter le même style.
En bref, cela signifie que la totalité de nos moyens nucléaires et une part importante des autres moyens doivent être dès le temps de paix, en permanence, opérationnels. Cette obligation et le caractère de plus en plus technique du métier des armes diminuent, sans le faire disparaître, le rôle des réserves et l’importance de la mobilisation qui ont été, pendant trois quarts de siècle, la base principale de notre système militaire.
La deuxième remarque est que notre politique militaire n’excède pas nos moyens scientifiques et industriels ; les résultats auxquels nous sommes parvenus le prouvent. Elle n’excède pas, non plus, nos moyens financiers.
Le fait que le taux de croissance annuel de nos crédits militaires ait été, en moyenne, entre 1960 et 1967 de 4,78 % pendant que le taux de croissance moyen annuel du produit intérieur brut aux prix du marché dépassait 8,04 % montre que nos programmes d’armements et nos effectifs sont compatibles avec nos plans de développement. Du point de vue de la politique générale, cette constatation est essentielle.
On notera, aussi, le fait que la République Fédérale Allemande et la Grande-Bretagne, dont la population, le degré d’évolution, le produit national, sont très comparables aux nôtres, ont attribué à leurs armées en 1967 des crédits de même ordre de grandeur que les crédits militaires français (plus forts de 12 % en Grande-Bretagne compte tenu de la dévaluation de la livre sterling, plus faibles de 8 % en Allemagne).
Si, dans les prochaines années, nos crédits militaires étaient maintenus à la proportion du produit intérieur brut qu’ils représentent aujourd’hui, il n’y a pas de doute que nos programmes seraient exécutés sans difficulté majeure.
Troisième remarque : l’armement atomique est maintenant en France, un fait accompli et irrévocable. Il est vrai qu’on n’en déduit pas toujours les conséquences nécessaires : il reste encore des militaires qui réclament les armes nucléaires pour leur énorme puissance mais ne sont pas résignés au sacrifice des « gros bataillons » et des grandes escadres de navires ou d’avions ; à l’opposé, beaucoup de civils s’imaginent que les systèmes d’armes nucléaires peuvent être efficaces servis seulement par quelques milliers de spécialistes d’une guerre « presse-boutons ». L’attachement excessif au passé comme le saut, les yeux fermés, dans l’avenir marquent toutes les périodes de grandes mutations.
Il est vrai aussi que tous les citoyens n’acceptent pas l’armement nucléaire. Notre politique, ai-je écrit au début de cet article, est fondée sur un axiome, c’est-à-dire une vérité évidente en soi mais non démontrable.
Il ne faut pas s’étonner si certains, refusant l’axiome, acceptent ouvertement ou sans l’avouer la proposition inverse, c’est-à-dire l’hégémonie d’une très grande puissance à laquelle ils remettraient, bon gré mal gré, la défense du pays.
Le parti communiste, depuis sa fondation et au moins jusqu’à la fin de la période stalinienne a toujours conformé son attitude à celle du gouvernement soviétique. D’autres soutiennent systématiquement la politique américaine, par conviction, pour défendre tels ou tels intérêts ou, peut-être, parce que les Français résistent mal à la tentation d’appeler les interventions étrangères dans les affaires de leur pays. Ces attitudes sont stériles car la politique militaire française est maintenant irréversible : personne ne jettera à la ferraille nos bombes atomiques, personne ne transformera les sous-marins à propulsion nucléaire en sous-marins diesel, personne ne fermera l’usine de Pierrelatte, et personne ne fera rentrer la France dans l’O.T.A.N.
C’est d’ailleurs un fait, que personne ne propose aucune de ces mesures. Et s’il est vrai que tous les Français espèrent qu’un jour viendra où un accord de désarmement — c’est-à-dire de désarmement atomique — sera possible, bien peu croient que cet accord est pour demain.
La force de notre politique militaire serait accrue, si besoin était, par l’absence de politique de rechange : on critique souvent notre politique militaire mais on n’en propose jamais une autre. Or, en politique, on ne détruit vraiment que ce qu’on remplace. ♦








