La place de Pékin dans l'ensemble du « camp socialiste » (I) La situation à l'intérieur de la Chine
Peu de problèmes internationaux ont fait couler autant d’encre, au cours de ces dernières années, que celui des relations entre l’Union Soviétique et la Chine. Livres, revues et journaux n’ont cessé de mettre ce problème à l’avant-scène au point que le schisme entre Moscou et Pékin est apparu comme un événement majeur — sinon l’événement majeur — de la période contemporaine de l’histoire. Le fait revêt d’autant plus d’importance qu’il comporte de graves conséquences à la fois en extension, c’est-à-dire à l’échelle du monde entier (notamment dans les relations entre les grandes puissances et particulièrement entre les États-Unis et l’U.R.S.S., dans le comportement des principaux États vis-à-vis des pays du tiers-monde, dans leur attitude en face de la question nucléaire, dans leurs conceptions stratégiques, etc…) et en compréhension, je veux dire dans la profondeur même de chaque pays communiste, dans l’intérieur des divers partis communistes et jusque dans le « for intérieur » de l’homme communiste. À ce titre, le heurt entre les deux métropoles a pris la forme d’une sorte de séisme sociologique dont les ébranlements se font sentir à longue portée dans l’espace et le temps. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les volcans sont loin d’être éteints et qu’à partir des épicentres de Moscou et Pékin un phénomène ondulatoire a gagné l’ensemble du monde communiste, donnant lieu à des éruptions secondaires et à des poussées contradictoires d’Oulan-Bator à Tirana et de la Roumanie à l’Indonésie.
Je ne me propose pas ici de rechercher les causes de tels événements ni d’en résumer l’évolution. Je m’y suis déjà essayé, il y a deux ans, dans des articles de cette même revue (1). Plus récemment, j’ai tenté de marquer comment, sous le couvert d’une conception idéologique donnée comme universelle, des réalités distinctes tendaient à se définir (2). J’en arrivais à cette constatation assez simple que l’analyse sociologique nous montre des différences, non seulement entre l’Union Soviétique et la Chine d’aujourd’hui (à savoir un pays hautement industrialisé d’un côté, un pays arriéré de l’autre) mais entre les deux pays à l’époque même de la naissance de leurs révolutions respectives. Il y a différence d’âges entre les deux révolutions et cette divergence a joué un rôle essentiel, trente ou quarante années plus tard, dans les difficultés qui sont nées entre Moscou et Pékin. Deux pays dont l’âge sociologique est différent, transposés dans les années 1960, ne peuvent pas apprécier de la même façon les problèmes du monde moderne. À cette discordance fondamentale s’ajoutent naturellement les effets produits par le mécanisme et le dynamisme même de la compétition, par la rivalité dans la recherche de la maîtrise du mouvement communiste international, par une certaine forme de l’ambition nationale et, bien évidemment, par les querelles de personnes.
Boris Ponomarev, Secrétaire du Comité Central du Parti Communiste soviétique et plus spécialement chargé des relations internationales « inter-partis », vient de tirer, il y a quelques semaines, la leçon d’une récente évolution (3). Il reconnaît que, si « le C.C. du P.C.U.S. a pris toutes les mesures possibles pour normaliser ses relations avec le Parti communiste chinois, ces mesures n’ont pas donné de résultats positifs ». Que convient-il donc de faire ? Sans doute, précise Ponomarev, des négociations sous la forme de rencontres bilatérales, multilatérales et même mondiales, demeurent utiles pour tenter de surmonter les divergences et refaire l’union du mouvement communiste international. « Nous nous rendons très bien compte, ajoute-t-il toutefois, que les différends (dans ce mouvement) sont profonds et sérieux. Dans les conditions actuelles, la voie qui pourrait conduire à l’unification réside dans l’unité des actions pratiques des communistes dans leur lutte contre les impérialistes ». L’unité des actions pratiques ? Il y a dans la formule à la fois résignation et volontarisme. On admet, sans doute à regret, que la querelle sino-soviétique ne peut être résorbée sur le plan proprement idéologique et qu’il convient donc de s’en accommoder pour le moment. Toutefois, le différend ne doit pas paralyser le mouvement communiste international : c’est de l’action pratique seule que peut sortir la nouvelle synthèse nécessaire. Ici apparaît l’une des thèses chères au matérialisme dialectique : les constructions idéologiques ne sont que le reflet du contenu réel de la vie. C’est de l’action créatrice, la « Praxis », que naît la conception spéculative. Il n’existe pas d’activité idéologique pure. Seule la détermination dans l’action peut permettre de résoudre les contradictions abstraites de l’intelligence. Ainsi, l’Union Soviétique va poursuivre son chemin selon ses propres perspectives. Sans doute certaines précautions sont désormais prises pour éviter, comme ce fut le cas du temps de Khrouchtchev, les violentes polémiques avec Pékin. Mais Moscou fait confiance à l’évolution du monde pour trancher la querelle. Telle est également du reste — la violence verbale en sus — l’attitude de la Chine. Celle-ci va résolument son chemin propre. Il est fort probable que la sanction des événements, celle des peuples (notamment du tiers monde), celle aussi de l’auditoire communiste international, interviendra un jour et départagera les deux camps en fonction de l’échec de l’un et de la réussite de l’autre. Mais on ne saurait exclure qu’il y ait dans l’avenir, au prix de mutations importantes dans les deux pays, naissance d’une synthèse nouvelle et, sinon une union étroite difficilement réalisable, du moins une certaine coordination bipolaire.
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