Outre-mer - L'Organisation de l'unité africaine (OUA) et l'Afrique australe - Le Portugal et l'Angola
Après s’être intéressés à la décolonisation de la Guinée-Bissau et du Mozambique et, plus superficiellement, à celle des îles portugaises de l’Atlantique tropical, après avoir noté, non sans surprise, le revirement mesuré de la politique de Pretoria, les pays africains concentrent maintenant leur attention sur la Rhodésie et l’Angola. Ces deux territoires posent des problèmes difficiles à résoudre et dissemblables.
Dans le premier cas, il s’agit, pour les pays africains, de déterminer les moyens de faire échec aux manœuvres de la communauté blanche qui, jusqu’ici, se refuse à accorder l’égalité des droits à la majorité noire et qui n’accepte même pas encore de dresser un calendrier permettant d’atteindre cet objectif dans des délais raisonnables (moins de cinq ans) : dans l’autre cas, il leur faudrait s’employer à favoriser l’entente des trois mouvements de libération avant les élections générales d’octobre afin que le départ des forces portugaises n’entraîne pas la « balkanisation » du pays.
Devant ces deux problèmes, les États africains sont divisés. Tout le monde, bien sûr, s’accorde à reconnaître qu’en Rhodésie l’émancipation de la population noire est légitime : mais les opinions diffèrent sur la nature du pouvoir à installer à Salisbury. Doit-il être modéré pour éviter de porter ombrage à Pretoria ? Il faudrait donc chercher à contenir ceux des mouvements qui veulent continuer à utiliser la force pour parvenir à leurs fins. Doit-on au contraire favoriser l’installation d’une autorité révolutionnaire capable non seulement de tenir en main le pays mais aussi d’aider, par la suite, les noirs d’Afrique du Sud à lutter pour obtenir l’égalité des droits ? Il faudrait alors être prêt à affronter les forces que Pretoria ne manquera pas d’engager auprès du gouvernement rhodésien pour résister aux pressions extrémistes. En ce qui concerne l’Angola, les pays africains se partagent entre ceux qui sont favorables à la création d’un parti unique autour du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) marxiste et ceux qui voudraient que l’unité fût obtenue sous l’autorité du Front national de libération de l’Angola (FNLA) qui pourrait assumer les responsabilités de l’indépendance sans provoquer de bouleversement économique. Certains – de plus en plus rares – préconisent le maintien de la coalition des trois mouvements de libération telle qu’elle apparaît dans le régime de transition : les événements, survenus en Angola depuis la formation du gouvernement provisoire, montrent que la perpétuation de cette formule ne pourrait conduire qu’au chaos.
L’Organisation de l’unité africaine (OUA), dans le cas de l’Angola, agit avec prudence et évite de s’engager officiellement quoiqu’elle ait renoncé depuis 1970 à subventionner le FNLA ; la situation est rendue complexe par l’action du Portugal dont le gouvernement cherche à dialoguer avec un seul partenaire, celui, de préférence, qui emploie le même vocabulaire que lui. En revanche, la conférence des ministres de l’OUA a débattu longuement du problème de la Rhodésie qui a fait également l’objet de discussions à la réunion du Commonwealth.
L’OUA et l’Afrique australe
Depuis l’arrêt des combats au Mozambique et surtout depuis que M. Vorster, Premier ministre sud-africain s’est associé aux pressions exercées sur son homologue rhodésien, M. Ian Smith, pour l’amener à négocier avec les Africains une solution constitutionnelle du problème rhodésien, l’OUA, qui a toujours été divisée sur ce sujet, n’arrivait pas à s’adapter à la situation nouvelle. D’un côté, son secrétaire général, M. William Eteki Mboumoua, insistait sur la nécessité de maintenir les guérilleros en haleine dans l’éventualité d’une reprise de la lutte armée ; le Conseil des ministres, tenu à Addis-Abeba en février, paraissait s’inquiéter du rôle joué par la Tanzanie dans les négociations sur l’unification des mouvements de libération autour du Congrès national africain (ANC) modérée et sur le cessez-le-feu. De l’autre, l’OUA acceptait sans sourciller de ne plus reconnaître que l’ANC de Mgr Muzerowa comme interlocuteur et bénéficiaire de son aide, enlevant ainsi toute existence légitime au Zimbabwe African People’s Union (ZAPU) et au Zimbabwe African National Union (ZANU) bien que ces formations armées fussent indispensables si les hostilités devaient reprendre avec son appui. Il fallait clarifier la situation. Une session extraordinaire du conseil des ministres des Affaires étrangères, réunis à Dar es Salam du 7 au 10 avril, s’employa à le faire.
Les débats ne sont pas connus. On peut se faire une idée de leur intensité en analysant le contenu des recommandations finales, à la lumière de ce que nous savons des principales tendances de l’OUA. Deux documents rédigés par l’organisation ont marqué, dans le passé, les succès respectifs du clan des modérés et de la fraction radicale : en 1969, le Manifeste de Lusaka affirmait que les pays indépendants d’Afrique étaient prêts à utiliser les moyens pacifiques pour parvenir à l’élimination du racisme et de l’apartheid ; en 1971, la Déclaration de Mogadiscio prévoyait qu’en cas d’échec de la persuasion, les États-membres aideraient les mouvements de libération à intensifier la lutte armée. Ces deux affirmations sont reprises par la Déclaration sur l’Afrique australe adoptée le 10 avril à la réunion de Dar es Salam. On laisse ainsi la porte ouverte à toutes les lactiques pour parachever la décolonisation du continent. Les opinions des deux tendances ont donc été prises en considération mais de manière complémentaire. Dans un premier temps, l’accent est mis sur le règlement de l’affaire rhodésienne, pour lequel l’aide de Pretoria parait indispensable : on évite donc de condamner les pays qui ont engagé des contacts directs et avoués avec M. Vorster, que ce soit le Liberia ou la République centrafricaine (RCA), cette dernière étant, d’ailleurs, le seul État africain non représenté à la réunion : on ne parle pas non plus, pour la rejeter à nouveau, de la politique de « dialogue » préconisée par M. Houphouët-Boigny ; bien mieux, on légitime en termes nets les efforts déployés par la Tanzanie, la Zambie, le Botswana et le Front de libération du Mozambique (FRELIMO) du Mozambique afin d’obtenir une solution négociée de la question rhodésienne. En revanche, par quelques phrases de la déclaration finale et deux résolutions particulières sur l’Afrique du Sud et la Namibie, l’OUA entend marquer qu’elle ne fait aucune concession à M. Vorster et qu’une fois réglé le sort de la Rhodésie, elle organisera et soutiendra la lutte des mouvements de libération sud-africains.
La résolution sur la Namibie comporte sept points. Elle condamne d’abord l’occupation illégale du territoire par l’administration sud-africaine et dénonce la création des bantoustans qui vise, sous prétexte de diviser le pays sur une base ethnique, à en légitimer l’annexion des trois quarts par la communauté blanche d’Afrique du Sud. Elle félicite ensuite le South-West African People’s Organisation (SWAPO), qu’elle reconnaît comme « seul représentant du peuple de Namibie », pour sa lutte armée et décide d’augmenter l’aide matérielle et financière qu’elle lui accorde. Elle annonce enfin la création d’un comité spécial de l’OUA : cet organisme sera chargé de faciliter les contacts de Pretoria et du SWAPO à la condition que le gouvernement sud-africain proclame au préalable « le droit à l’autodétermination et à l’indépendance du peuple namibien, le respect de l’intégrité territoriale de la Namibie, la reconnaissance du SWAPO comme seul représentant du peuple namibien ». Par ce texte, l’OUA montre dans quelle direction elle entend que se fassent les concessions annoncées par M. Vorster pour amorcer son dialogue avec les pays du continent. Les intentions du Premier ministre d’Afrique du Sud sont évidemment bien différentes puisque ses preuves de bonne volonté devaient consister surtout à accélérer le développement et l’émancipation des bantoustans.
La résolution sur l’Afrique du Sud est beaucoup plus longue et détaillée. On y reprend tous les thèmes développés antérieurement par l’OUA. Le fait de les réaffirmer, à l’heure où l’on ferme les yeux sur les relations que nouent certains pays africains avec Pretoria et où l’on félicite les États qui utilisent l’entremise de l’Afrique du Sud pour essayer de résoudre le problème rhodésien, n’est pas sans importance. La fraction radicale de l’OUA entend montrer par là qu’elle reste fidèle à ses principes, c’est-à-dire qu’elle n’acceptera jamais comme une décolonisation véritable la création en Afrique du Sud d’États noirs, indépendants ou fédérés avec un État blanc. Elle entraîne les plus modérés qui, en s’associant à cette politique, espèrent cautionner, aux yeux d’une opinion publique très attachée à la décolonisation intégrale, les positions pragmatiques qu’ils sont appelés à prendre. De plus, en mêlant dans un même texte les sanctions que devraient imposer à l’Afrique du Sud les pays industriels (boycottage économique, cessation des ventes d’armes), les pays exportateurs de pétrole (embargo sur les produits pétroliers), l’ONU (exclusion de l’Afrique du Sud) et les pays africains (fermeture des ports et aéroports aux lignes sud-africaines), la résolution permet aux plus tièdes d’en différer l’application au nom du réalisme politique, sous le prétexte que ni les pays industriels ni les États arabes ni l’ONU ne prennent réellement en considération les injonctions qui leur sont faites. Autrement dit, malgré la Déclaration de Dar es Salam et même grâce à elle, les deux tendances de l’OUA continuent à survivre sans s’être rapprochées. Certains se considèrent comme libres d’entretenir des relations bilatérales discrètes, voire d’amorcer une coopération économique avec Pretoria, alors que d’autres se refusent à toute concession. M. Eteki, par exemple, affirme que l’OUA n’engagera jamais de « dialogue » avec l’Afrique du Sud et que si par aventure le régime Vorster arrivait à changer de politique, ce serait les partis et les mouvements de libération de l’Afrique du Sud, aidés éventuellement par d’autres pays africains, qui négocieraient avec Pretoria. Hamdi Ould Mouknass, ministre mauritanien des Affaires étrangères et président en exercice du conseil des ministres de l’OUA, adopte la même attitude : il reconnaît que « la conférence s’est ouverte dans une extrême tension » et qu’il fallait « éviter l’affrontement tout en plaçant l’intérêt de l’Afrique avant certains intérêts particuliers », mais il affirme que l’OUA s’est prononcée contre tout dialogue avec Pretoria qui pût supplanter l’action des mouvements de libération que l’on espère développer.
Peut-on dire que la réunion de Dar es Salam favorise la politique menée par M. Vorster, politique souvent mal comprise par l’opinion sud-africaine ? À moyen terme certainement. La Tanzanie, dont le rôle est essentiel si l’on veut régler le problème rhodésien sans intervention des extrémistes, est rassurée : elle n’est plus isolée des autres pays africains progressistes, dont elle craignait de perdre la considération : elle peut poursuivre son action en faveur de l’ANC et de la négociation avec M. Ian Smith. M. Nyerere veut donner actuellement la priorité au règlement du problème rhodésien quitte à se montrer tolérant dans la forme et à tranquilliser l’Afrique du Sud : il n’en est pas moins décidé à obtenir le plus rapidement possible, pour la communauté noire, l’égalité des droits civiques et par conséquent la création d’un gouvernement rhodésien au moins multiracial. À la conférence du Commonwealth réunie à Kingston début mai, il s’est efforcé, par ses interventions qu’ont soutenues tous les États africains représentés, d’amener les autres membres à prendre des mesures qui obligeraient M. Smith à faire d’importantes concessions : intervention des pays du Commonwealth auprès de l’ONU pour la création d’un fonds de soutien dont le futur gouvernement du Mozambique aura besoin pour compenser les pertes budgétaires qui découleront de l’arrêt du transit des marchandises rhodésiennes à travers son territoire, mesure que M. Samora Machel a promis de prendre dès l’indépendance (25 juin) ; soutien d’une reprise de la lutte armée en Rhodésie si M. Ian Smith refuse de discuter la remise du pouvoir à la majorité noire. La première demande figure en bonne place dans le communiqué final ; la seconde y est transcrite sous cette forme très atténuée : si, malgré les efforts que Londres et les pays africains intéressés vont entreprendre pour convaincre M. Smith de s’entendre avec les nationalistes rhodésiens, « une lutte armée intensifiée est inévitable », la responsabilité en reviendra « au régime raciste et illégal de M. Smith ».
À plus long terme, les positions prises à Dar es Salam sont inquiétantes pour l’Afrique du Sud. M. Vorster n’a donc pas la tâche facile : par des concessions mineures et sans pour autant lancer des réformes qui engageraient trop l’avenir, il cherche à justifier la sympathie que portent à son gouvernement certains pays africains dont il espère accroître le nombre. De même, malgré les promesses faites depuis plusieurs mois, il hésite à retirer de Rhodésie les forces sud-africaines qui y sont stationnées et rend ainsi à nouveau critiquables, aux yeux de l’OUA, les positions conciliantes de la Zambie et de la Tanzanie, bien que l’entremise de ces pays soit indispensable à un règlement de la question rhodésienne qu’il puisse accepter. Il est vrai que maintenant l’accession d’un pouvoir modéré à Salisbury, en raison de la dislocation des forces du ZANU qui se poursuit en Zambie et au Mozambique, peut lui paraître inévitable.
Le Portugal et l’Angola
Il n’est pas aisé de comprendre l’évolution récente du Portugal, qui conditionne en grande partie celle de l’Angola car, pour en expliquer les méandres, il faut faire appel successivement à des modes de raisonnement qui sont différents suivant les tendances politiques. D’une manière générale d’ailleurs, le génie lusitanien, dont la langue montre bien le caractère nuancé, favorise les attitudes pragmatiques. Pour compenser cette tendance naturelle, les Portugais ont toujours été conduits à adopter des systèmes étrangers qui leur permettaient d’asseoir leur existence sociale sur des bases plus stables ; ils sont d’autant plus attachés à un système, une fois qu’ils l’ont accepté, qu’ils se savent impuissants à le faire évoluer : s’ils l’adaptaient pour le rendre conforme à leur nature ou à des nécessités nouvelles, ils créeraient une situation chaotique dont ils seraient les premiers à souffrir. Seule, l’évolution du monde extérieur peut les contraindre à des changements et ces mutations ne s’opèrent pas sans désordre : les modèles étrangers s’affrontent et se neutralisent jusqu’à ce que le plus vigoureux arrive à s’imposer.
Pour l’heure, quatre idéologies sont représentées dans la vie politique portugaise : le marxisme-léninisme le plus orthodoxe avec le Parti communiste (PCP) ; la Social-démocratie européenne avec le parti socialiste (PSP) ; le libéralisme réformateur de type occidental, avec le Parti populaire démocratique (PPD) et aussi le socialisme du Tiers-Monde avec une fraction, actuellement dominante, du Mouvement des forces armées (MFA) qui se veut en même temps l’arbitre des autres tendances et détient le pouvoir réel. Ces quatre idéologies sont associées au sein du gouvernement provisoire. En arrière-plan se dessine une « majorité silencieuse » encore fortement teintée de salazarisme par peur de l’aventure. Deux tendances de la coalition s’appuient sur une organisation bien structurée (MFA et PCP) mais ont encore une assise populaire réduite : les deux autres (PSP et PPD) manquent de vrais militants mais ont l’appui d’une partie de cette fameuse « majorité silencieuse » depuis que les autres formations politiques, qui représentaient des courants démodés ou mineurs de l’opinion, ont été progressivement contraints à se taire. Il existe également, à la gauche du PCP, des groupuscules gauchistes, maoïstes ou anarchistes, numériquement faibles mais importants par le rôle de provocateur ou de catalyseur qu’ils jouent dans la vie politique.
Avec le recul d’une année, il est facile de voir comment le MFA, appuyé par la coalition gouvernementale (PSP, PCP et PPD) est parvenu à éliminer l’opposition conservatrice jusqu’au centre droit compris, ainsi qu’à diminuer l’influence des forces militaires, économiques et financières sur lesquelles s’appuyait le régime précédent. Il est important, du reste, de souligner que, pour mener à bien ces opérations, les « idéologies associées » gardaient chacune leur vocabulaire et leurs objectifs. Jusqu’à fin septembre 1974, qui vit la démission du général Spinola, les divergences des partis de la coalition ont été peu marquées. Elles s’envenimèrent avec la querelle socialo-communiste survenue à l’occasion de la création d’une intersyndicale unique que n’acceptaient pas les socialistes ; de son côté, le MFA, à l’approche des élections, commença à révéler ses aspirations profondes en rendant publique l’intention d’institutionnaliser son existence pour une période de cinq ans, quelle que pût être la Constitution qui serait établie par l’Assemblée élue en mai 1975. La crise du 11 mars permit d’éliminer de nombreux officiers fidèles au général Spinola, c’est-à-dire ceux qui estimaient que la présence d’une petite élite militaire aux commandes du pouvoir était incompatible avec le rôle du MFA en tant que garant de la liberté et de la démocratie. L’ancien président de la République une fois contraint à l’exil, le MFA put avancer dans trois directions. Primo, il continua de désorganiser les forces financières et économiques sur lesquelles, selon lui, s’appuyait la réaction : nationalisation des banques et compagnies d’assurances, des transports aériens, ferroviaires et maritimes, des transports urbains, des sociétés d’énergie électrique et d’une vingtaine d’entreprises productrices de tabac, de ciment et de cellulose. À noter que les intérêts étrangers ont été respectés ; ces nationalisations touchent surtout les trois grands groupes nationaux : CUF, Esperito Santo et Champelinaud. Secondo, le MFA élargit son assise en faisant entrer des hommes de troupe dans son assemblée plénière qui passe de 24 membres à 240. Ces membres sont désignés par les comités de coordination des conseils des trois armées. Tertio, le MFA parvint à faire accepter par les partis de la coalition une « plateforme d’entente » garantissant le rôle prédominant qu’il serait appelé à jouer dans la future République.
Les élections de mai donnèrent une confortable majorité au parti socialiste et au PPD (38 % et 26,5 %) avec le risque pour ces derniers d’être considérés désormais comme les nouveaux représentants des partisans de l’ancien régime. Le PCP n’obtint qu’un peu plus de 12,5 % des voix. Depuis lors, les querelles socialo-communistes s’accentuent. Le MFA en profile pour progresser en tant que mouvement politique : il annonce publiquement qu’il envisage de créer une formation de masse. Celle-ci ferait le lien entre les structures du MFA et le peuple : elle chercherait à promouvoir une société socialiste originale, indépendante des blocs idéologiques. Une telle formule pourrait plaire à la majorité des militaires, qu’ils soient marxistes ou non, et même à d’anciens salazaristes ; elle serait capable de maintenir l’unité de l’armée, déjà débarrassée de ses éléments trop libéraux. Ainsi s’engage le processus qu’ont connu de nombreux pays africains : l’armée au pouvoir organise, pour prolonger son action dans le peuple, un parti qui deviendra unique et qui aura pour objectif de construire un État socialiste et non-aligné qui soit conforme à la personnalité nationale.
Aux yeux du MFA, cette formule présente un autre avantage : elle ne coupe pas le Portugal, qu’il considère comme appartenant lui-même au Tiers-Monde, de ses anciennes possessions africaines. À la communauté afro-lusitanienne, encore beaucoup trop juridique, que rêvait de créer le général Spinola, il préfère les liens moins visibles et plus solides unissant des armées et des partis dotés de la même idéologie. Si le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) et le FRELIMO ne lui posent guère de problème pour l’instant, les trois mouvements d’Angola, parce qu’ils sont désunis, s’avèrent difficiles à manier.
Le régime provisoire, installé à Luanda (voir notre chronique « Outre-mer » de mars 1975, p. 169) après de difficiles négociations, entérine l’existence de ces trois formations politiques. Celles-ci sont donc appelées à la fois à trouver une base de coexistence, à administrer le pays et à maintenir l’intégralité du territoire national, en collaboration avec le haut-commissaire et l’armée portugaise, tout en se livrant à des activités préélectorales. La situation est évidemment explosive puisque les militants de chaque parti sont en même temps des guérilleros armés. De nombreux incidents, dont les derniers ont été très sanglants, sont d’ailleurs intervenus à Luanda. Après les affrontements de l’an passé, la communauté blanche inquiète reste calme.
Le MPLA marxiste est le mieux implanté dans la capitale, notamment chez les métis ; la défection de M. Chipenda et de ses 3 000 partisans, qui ont rallié le FNLA, le prive des petits sanctuaires qu’il possédait dans l’est du pays, mais, avec la complicité de l’amiral Rosa Coutinho, ancien haut-commissaire, il a pu éliminer du Cabinda par la force le FLEC (Front de libération de l’enclave de Cabinda) autonomiste. Le FNLA est le maître incontesté du Nord du pays et pénètre dans l’Est grâce à M. Chipenda ; anti-marxiste mais doté d’instructeurs chinois, il accroît ses troupes qui se monteraient actuellement à 20 000 hommes ; l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA), lui aussi, recrute des guérilleros, mais il tire toute sa valeur de la personnalité de son chef, M. Savimbi, qui cherche à se placer en arbitre de la communauté blanche, du MPLA et du FNLA : grâce à l’origine ethnique de ses adjoints, il a réussi le coup de maître de s’implanter lui aussi au Cabinda. Chaque parti s’est efforcé, depuis quelques mois, de gagner à sa cause des pays occidentaux. Les préférences du MFA, dans lequel l’amiral Coutinho joue un grand rôle, vont au MPLA qui parle le même langage que lui et qui, à son instar, veut s’attaquer aux groupes financiers portugais. Mais le FNLA appuyé par le Zaïre représente une force qu’il est difficile d’éliminer.
Un des nœuds du problème est le Cabinda dont les ressources sont indispensables à l’Angola indépendante. Le général Spinola, qui s’était rapproché du FLEC de M. Ranque Franque, protégé du général Mobutu, espérait peut-être s’en servir pour négocier l’émancipation angolaise au mieux des intérêts portugais. L’amiral Coutinho a favorisé ensuite l’implantation du MPLA à Cabinda afin de lui donner l’avantage sur le FNLA. Le Zaïre, qui cherche à imposer le regroupement de toutes les forces politiques autour de ce dernier parti, lance maintenant l’idée d’un référendum sous contrôle international ; la population cabindaise aurait le choix entre l’autonomie et l’intégration à l’Angola. Selon tous les observateurs, l’issue de référendum ne ferait pas de doute : la population opterait pour l’indépendance. En réalité, la proposition zaïroise n’est pas sérieuse car elle n’aurait pas l’appui de l’OUA, mais elle fait peser une menace non négligeable sur le MPLA : si celui-ci cherchait à s’imposer par la force comme pivot d’un parti unique, l’action armée que le FNLA ne manquerait pas de soutenir serait doublée d’une rébellion du Cabinda conduite par le FLEC, avec l’appui de Kinshasa et peut-être aussi de Brazzaville. L’intervention portugaise serait à nouveau nécessaire. Le MFLA voudra-t-il courir ce risque ? ♦