Le retrait militaire de la France du Sahel a obéi à de nombreuses considérations politiques, économiques et diplomatiques, avec le sentiment inavoué d’une forme d’échec. Les soldats de la « génération Sahel » ont un sentiment d’amertume et de désenchantement au regard de leur engagement et des sacrifices consentis avec des pertes conséquentes.
Le désenchantement de nos soldats : retour sur le retrait de l’armée française du Sahel
The Disillusion of our Soldiers: A Look at the Withdrawal of French Forces from the Sahel
The French military withdrawal from the Sahel resulted from a number of political, economic and diplomatic considerations and was conducted in an unvoiced atmosphere of failure. Troops of generation Sahel have a sense of bitterness and disillusion with regard to their commitment and their willing sacrifices, and to the losses suffered.
La décennie 2020 s’ouvre sur une période de profonds bouleversements pour l’armée française, devenue « sans domicile fixe » en Afrique, selon les mots de l’ancien Premier ministre tchadien Succès Masra (1). Après huit années d’engagement au Sahel, l’opération Barkhane (2014-2022) s’achève sur un retrait – à la fois voulu et subi – des forces françaises d’Afrique de l’Ouest. Une première vague de départs touche les États sahéliens : la France est sommée de quitter le Mali en novembre 2022, le Burkina Faso en janvier 2023, puis le Niger en décembre de la même année. Quelques mois plus tard, une seconde vague frappe les emprises militaires historiques, parfois présentes depuis les indépendances et ayant servi de bases arrière à Barkhane dans la région : le Sénégal et le Tchad en novembre 2024, suivis de la Côte d’Ivoire en décembre.
Cette situation exceptionnelle a suscité de vives réactions parmi les acteurs du dialogue franco-africain, chacun exprimant un sentiment d’humiliation (2). Les diplomates et responsables politiques français dénoncent un manque de respect et de considération de la part de leurs partenaires africains, tout en affirmant avoir été la cible de campagnes de désinformation et d’ingérence, notamment orchestrées par la Russie (3). Du côté des nouvelles élites africaines et des juntes issues des récents coups d’État, cette rupture est présentée comme un moyen d’affirmer leur pouvoir et leur souveraineté, en rejetant ce qu’elles perçoivent comme des velléités néocoloniales françaises. Ce discours trouve un écho auprès d’une partie de la population africaine, influencée par les rumeurs de la rue et les réseaux sociaux, pour qui l’opération Barkhane symbolise à la fois l’arrogance de l’ancienne puissance coloniale et la compromission des anciennes élites locales (4).
À rebours des lectures médiatiques et politiques dominantes, cet article propose de nouvelles pistes de réflexion sur le retrait de l’armée française en s’intéressant à une voix souvent discrète, sinon silencieuse : celle des militaires français de la « génération Sahel ». Pour ces soldats, témoigner demeure un exercice d’équilibriste entre ce qui peut être dit et ce qui doit rester tu (5). Par « génération Sahel », on entend l’ensemble des militaires ayant servi lors des opérations Serval (2013-2014), puis Barkhane, que ce soit pour des missions courtes ou prolongées, entre 2013 et 2022. Il s’agit principalement de jeunes hommes de l’Armée de terre, issus de régiments de mêlée tels que les Troupes de marine, le Génie, l’Infanterie ou encore la Légion étrangère. Pour beaucoup, leur déploiement au Mali ou dans la région sahélienne a constitué leur premier théâtre d’opérations, notamment lorsqu’ils étaient stationnés dans des postes avancés, souvent isolés – comme Tessalit au nord du Mali ou Madama au nord du Niger. En s’appuyant sur une série d’entretiens menés auprès d’une vingtaine de militaires de cette génération, cet article s’attache à explorer les expériences qu’ils évoquent (6). L’hypothèse soutenue ici est que l’opération Barkhane, au-delà de son apparente nature militaire, a produit des effets complexes et durables, liés au retrait, au « sentiment d’échec » et à la montée des discours hostiles à la France. Aux possibles traumatismes de guerre s’ajoutent ainsi des blessures d’ordre politique et symbolique, nées d’un contexte franco-sahélien en pleine recomposition. Trois constats seront ainsi mis en lumière : l’échec, l’humiliation et le désenchantement liés à cette opération.
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