Bon nombre de migrants se considèrent comme des aventuriers pour justifier leur volonté de mobilité. Il s’agit d’une étape essentielle de leur existence, dépassant souvent le simple cadre d’une migration à caractère économique. Cette dimension, quasi existentielle, leur permet d’affronter les épreuves rencontrées sur les routes de transit, souvent en s’appuyant sur la religion pour y puiser l’énergie nécessaire.
Les migrations africaines d’aventures
Adventurous Migration in Africa
In justification of their desire for freedom of movement, many migrants consider themselves adventurers. Movement is an essential element of their existence and it frequently goes beyond the simple case of economic migration. It allows them to cope with the difficulties they confront on their transit routes, often by relying on religion as their source of necessary energy.
Si tous les migrants africains ne sont pas des aventuriers, ils sont pourtant très nombreux à s’auto-désigner ainsi. Qu’ils soient Burkinabè, Camerounais, Maliens ou Sénégalais, ils emploient rarement le terme de migration pour rendre compte de leurs mobilités intra- ou extracontinentales, lui préférant des expressions (1) comme « Je me suis aventuré », « Je suis tombé dans l’aventure », « Moi je suis un aventurier, un voyageur », qui traduisent leur quête existentielle. Chercher la route, chercher la vie, sont aussi des expressions récurrentes, employées par plusieurs générations de migrants africains et en des lieux multiples. L’aventure ne renvoie pas seulement aux épreuves qu’ils ont objectivement traversées en chemin mais signale aussi en creux, leur désir intense d’exister autrement que dans les directions attendues par leurs familles ou leurs États. L’ambition individuelle, le désir de vivre ailleurs et autrement des expériences inédites sont aussi des moteurs importants, justifiant leur mise en route. C’est ainsi que des Bissau-Guinéens installés à Lisbonne parlent d’aventura pour évoquer leur expérience migratoire (2) tout comme des Maliens ayant rejoint Brazzaville dans le contexte d’incertitudes des années 2000 (3) recourent à cette même grammaire pour caractériser leur prise de risques et leur recherche de dignité.
L’aventure c’est une leçon, nous confiait un Malien rencontré à Tunis. « Tout ce que tu vois sur la route, ce sont des leçons pour toi. Il faut risquer, il faut forcer le destin, il ne faut pas t’asseoir ». « L’Aventure, si tu ne gagnes pas l’argent, tu vas gagner l’esprit, l’intelligence, tu vas avoir la foi » renchérit un Togolais croisé à Sebha en Libye. Ces expressions renseignent sur leurs aspirations à expérimenter de nouvelles manières de vivre et d’être, plus intenses et plus dignes. Ils sont en mesure de transformer l’imprévu en opportunité, de se jouer des frontières
physiques ou culturelles. L’aventure devient alors un mode d’existence. Dès lors que la migration relève aussi d’une expérience morale, il convient d’en examiner les dimensions symboliques. Après avoir exploré les temps de la migration d’aventure à partir de terrains ouest-africains, il s’agira de dévoiler les subjectivités mobilisées pour donner sens à leurs désirs d’ailleurs et conserver foi en l’avenir.
Les temps du récit
Le désir d’aventures des migrants africains a aussi une histoire, bien que les chercheurs aient tardé à l’appréhender, préférant convoquer les catégories de l’économie et du politique, et porter leur attention sur les causes ou les conséquences de la migration plutôt que sur les figures ou carrières de migrants. L’ethnologue français Jean Rouch (1917-2004) est l’un des premiers à renseigner la recherche de reconnaissance et de prestige à laquelle se livrent les Kumasi Boys (4). Quittant les pays Dogon ou Songhay (actuels Mali et Niger) dans les années 1920-1950, ces migrants saisonniers parcourent plus de mille kilomètres à pied et bravent le passage en fraude de la frontière à Lomé pour s’approvisionner en vêtements de luxe ou en bicyclettes à Koumassi ou Accra, ces grands marchés africains (actuel Ghana). Des mobilités risquées qui donnent un nouveau sens à leur vie (5).
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