Ancien chef de corps du 3^e régiment d’infanterie de marine, le colonel Peer De Jong est également le cofondateur de l’Institut Themiis et ancien aide de camp des présidents Mitterrand et Chirac. Après avoir rédigé l’ouvrage Agir entre les lignes ⁽¹⁾, consacré aux sociétés militaires privées, il analyse désormais, avec l’aide de la spécialiste du monde russe Raphaëlle Auclert, la stratégie du Kremlin dans Poutine, Lord of War.

À l’heure des grands bouleversements mondiaux provoqués par la guerre en Ukraine et des réflexions concernant la sécurité européenne, il devient essentiel d’appréhender la politique du Kremlin comme un enjeu stratégique majeur. Dans son ouvrage, De Jong relate la stratégie mise en place par le président Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir, en 1999, pour restaurer la puissance de la Russie sur la scène internationale. Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide en 1991, la guerre redevient alors un moyen d’atteindre cet objectif de puissance. En analysant les cercles de pouvoir russes entourant Vladimir Poutine, l’auteur met ainsi en lumière l’impact d’une telle structuration sur le monde. Depuis 2013, nous assistons, en effet, au retour des « boyards », en référence à l’aristocratie de guerriers du temps d’Ivan le Terrible (1530-1584). Evgueni Prigojine (1961-2023) et sa Société militaire privée (SMP) Wagner, au service quasi unique du Kremlin, en ont d’ailleurs été la figure de proue.

La structuration du livre en cinq chapitres donne à voir des aspects très divers de la stratégie russe. En effet, les deux premiers chapitres traitent de la montée en puissance puis de la chute de la maison Prigojine, exposant notamment les vecteurs de crispations des relations franco-russes tout comme les rivalités internes de Moscou. Le troisième chapitre explore davantage la reprise en main du modèle des SMP par le Kremlin, suite à la mort de Prigojine en 2023. Selon cette perspective, la montée en puissance de Wagner serait davantage à attribuer à une stratégie calculée du Kremlin qu’au génie entrepreneurial de Prigojine ; l’objectif final étant de disposer d’un outil efficace et facilement mobilisable. Par la suite, la focale se déplace sur le continent africain dans le quatrième chapitre. L’auteur y expose la stratégie d’expansion russe sur le continent, avec la construction progressive d’une ligne verticale entre Tobrouk (Libye) au Nord et Maputo (Mozambique) au Sud, de la Méditerranée à l’océan Indien. En ajoutant à cela une présence dans le Sahel, il devient clair que la Russie cherche également à obtenir in fine un accès à l’Atlantique. Selon l’auteur, qui mobilise des idées précédemment développées dans Agir entre les lignes, cette stratégie payante de collaboration avec les nouvelles juntes militaires met la France face à son incapacité à renouveler sa politique africaine aux regards des nouvelles exigences des gouvernements du Sahel notamment.

L’ouvrage analyse le modèle novateur du Kremlin, qui s’appuierait sur des SMP pour mettre en place une stratégie d’influence à la fois par la sécurité et par l’information. Ces deux leviers sont utilisés conjointement par Moscou. Les SMP se chargent, notamment sur le continent africain, de former les armées et d’offrir un service de sécurité aux gouvernants. Parallèlement, afin de renforcer la présence russe, des structures médiatiques comme l’African Initiative, sous contrôle du GRU (le renseignement militaire russe), contrôlent l’information et diffusent des fake news. Ainsi, les avantages tactiques et politiques qu’offre l’utilisation des SMP sont variés et sont explicités tout au long des chapitres grâce à de nombreux exemples allant de la bataille de Bakhmout en Ukraine jusqu’à la guerre informationnelle menée sur le continent africain contre l’Occident. Parmi ces avantages, on peut notamment identifier des questions de discrétion, de disponibilité des forces et de coûts, mais surtout une utilisation massive du déni plausible. Il s’agit alors de prétendre ignorer les actions des SMP afin de se prémunir de toute responsabilité vis-à-vis de celles-ci.

Le colonel Peer De Jong aborde, par le biais de la stratégie russe, de nombreux enjeux liés à l’utilisation des SMP, dont les rivalités entre les différentes sphères de pouvoir à Moscou. Particulièrement, l’auteur revient sur les tensions opposant l’ancien ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou et Evgueni Prigojine. Cela démontre que cette stratégie, si elle a des avantages, peut aussi créer des points de frictions et de rivalités entre SMP et forces conventionnelles. En outre, une concurrence peut également se développer entre SMP, qu’elles soient russes ou bien internationales. La compétition acharnée pour la conquête de parts de marché d’influence en Afrique illustre bien cette logique.

Le livre se clôt sur un chapitre traitant des nouveaux enjeux mondiaux, dans le contexte contemporain de la guerre en Ukraine. L’auteur y voit un grand retour de la guerre conventionnelle à haute intensité à laquelle les armées européennes ne seraient pas préparées. La logique de dissuasion nucléaire serait également bouleversée depuis la percée ukrainienne en territoire russe, pourtant détentrice du feu nucléaire. Selon le colonel Peer De Jong, les nouvelles configurations mondiales illustreraient alors un retour à la logique de bloc, opposant le « Sud global » à l’Occident. Une réflexion stratégique sur la défense européenne semble ainsi primordiale dans un contexte où la Russie, désormais dans une économie de guerre, connaît une croissance économique et semble engagée dans une guerre longue.

L’ouvrage du Colonel Peer De Jong, nourri par ses expériences personnelles, est une ressource utile pour quiconque souhaiterait avoir une vision d’ensemble de la stratégie russe contemporaine, aussi bien sur le continent africain que dans le contexte du conflit ukrainien ou dans ses relations avec l’Europe. ♦

(1) Agir entre les lignes – Sociétés militaires privées : Wagner, Blackwater, Mozart et les autres, Mareuil Éditions, 2023, 245 pages.