Les Occupants, Les Américains au Japon après la Seconde Guerre mondiale (The occupiers—Americans in Japan after World War 2, reviewed by Jean Esmein)
Les Occupants, Les Américains au Japon après la Seconde Guerre mondiale
Ce livre vient à point pour enrichir notre connaissance de la nature profonde du lien stratégique que l’Amérique entretient avec le Japon. Divers ouvrages de Michael Lucken ont déjà révélé l’intérêt qu’en historien il porte au Japon en guerre avec les États-Unis et bien tenu en main par la suite : une sorte de condition pour la nation japonaise qui soit du goût américain mais sans variable d’ajustement pour le Japon. Les stratèges de chez nous reconnaîtront le fil qui a commencé par un gouvernement militaire d’occupation.
L’occupation du Japon a duré sept ans à partir de septembre 1945 et les Japonais ont été gouvernés par un cabinet américain « militaire » dominant leur propre gouvernement, lequel pensait encore éviter, à la faveur de différences qui abritent une singularité culturelle, l’influence étrangère de nature à contraindre gravement la dialectique et les mœurs japonaises. Le gouvernement d’occupation avait l’assurance des rois, hormis quand Washington prenait sans discuter une nouvelle direction, mais en premier lieu ce qui lui était donné à triturer au Japon était à l’état de décombres. Or, la compétence des ministres pour agir au Japon fut mise en doute par la presse américaine elle-même : « theoretical experts in limited phases but otherwise… immature, untrained for local conditions, blindly unconscious of their tremendous power, and unconcerned over the practical consequences. » (cf. Newsweek, l’envoyé à Tokyo C. Pakenham, dans l’été 1947).
Le livre analyse « les dynamiques militaires, politiques et idéologiques de l’occupation » au vu d’archives récemment ouvertes et de témoignages retrouvés. Les enseignements portent en grande partie sur le modèle américain de « pragmatisme » (l’optimisation des occupations de la vie au moment présent), dont cet ouvrage mesure les effets concrets quand il a été projeté sur le Japon – en tout cas il n’a pas trop mal convenu dans la circonstance initiale, un moment où les occupants s’attendaient à l’accueil que les Français reçurent en Espagne à l’époque de Napoléon Ier.
La logique d’efficacité véhiculée par les différents vecteurs de l’occupation (administration, universités américaines, Fondation Rockefeller, etc.) a été admise par les intellectuels japonais les plus impatients de changement mais, pour les autres, elle a manqué de corps et d’âme dans la conjoncture désespérante d’un pays éreinté. Ultérieurement, le modèle a été regardé de plus près, particulièrement lors de la guerre au Vietnam pour quoi le pragmatisme était fort indigent.
Des essais réitérés pour trouver un accord de pensée entre Américains et Japonais sur les politiques américaines ultramarines s’étouffèrent lorsqu’il fut visible que les bases américaines servaient à autre chose qu’à la défense du Japon. Il vint au peuple japonais une fièvre à épisodes, des malaises auxquels conviennent des noms de banderoles promenées dans des défilés à dates fixes, et « l’impression diffuse que l’occupation n’a jamais vraiment cessé, s’est perpétuée (…) jusqu’à nos jours. »
Il faut ajouter que « dès les années 1950 (les Japonais ont perçu l’asymétrie dans les rapports de leur pays avec l’Amérique) dans la mesure où les États-Unis ont pris soin, à l’époque, de ne pas s’engager à défendre leur ancien ennemi au cas d’agression étrangère, se laissant les mains encore plus libres que dans l’accord signé en 1949 avec les pays européens dans le cadre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord » (p. 16).
De nombreux aperçus de ce livre portent sur « la politique de réorientation des esprits » au Japon. Elle a été menée « conjointement par le SCAP (le Commandant supérieur en Asie-Pacifique), les agences de renseignement, certaines fondations privées et de grandes universités américaines » en vue de « convertir les élites et la jeunesse japonaises et, à travers elles, toute la société nippone, aux principes de la démocratie représentative libérale ». Dans les études de cas qui figurent au dernier chapitre on verra que le choix fait par les autorités d’occupation de ne pas recourir aux intellectuels japonais formés aux études classiques et férus de démocratie confirme « la prééminence au sein des élites américaines des années 1940 d’une sensibilité pragmatique au sens large qui ne prend pas uniquement pour cible le communisme et l’ultranationalisme mais rejette en bloc l’idéalisme et les valeurs établies au profit d’une transformation incrémentale et méthodique des comportements sociaux » (p. 228). Rabougrir, dans le cas où on le destine à des nations occupées, l’enseignement de la démocratie par l’exemple d’Athènes et Rome revu et corrigé est une attitude qu’on assimile à de l’anticolonialisme. L’auteur juge qu’une politique éducative et culturelle menée de façon arbitraire comporte elle aussi « de la domination ». D’ailleurs qui chercherait à déceler de l’anticolonialisme idéologique dans le comportement de l’équipe de MacArthur constituée d’amis avec qui on s’est lié aux Îles Philippines, s’y dépenserait – croyons-nous – vainement.
Une des plus grandes contrariétés du gouvernement « militaire » a été le renversement par Washington de la purge des patrons (un acte de nature idéologique). Washington a rendu là au Japon une des bases de sa puissance, sans donner d’explication. « L’enrôlement du Japon aux côtés des Américains dans le début de la guerre froide a suspendu l’inclination d’aller vers une conception de la paix qui sache se réaliser dans les faits, mais qui ne soit pas opportuniste ; qui soit localisée, mais non hégémonique ; qui soit efficace, mais ouverte à la contradiction. » (p. 14).
En terminant l’introduction de treize pages l’auteur nous avertit que tout au long du livre, on retrouvera en filigrane une question qu’il formule ainsi : « pour sortir d’un système qui juge de la qualité des réalisations humaines d’après des critères essentiellement quantitatifs (…) caractéristiques du modèle pragmatique contemporain, l’opposition au nom de grands principes s’est révélée (…) inefficace depuis des décennies : faut-il par conséquent revenir aux idéologies tranchées, à l’ultranationalisme, au communisme, ou peut-on imaginer que le pragmatisme se réforme de l’intérieur ? »
Ce livre a une valeur rare qu’il doit à sa documentation et à l’analyse fine qui s’y rapporte. Notons l’observation disant que l’opinion japonaise a pu laisser ressentir à plus d’un égard, son grand souci que l’occupation étrangère, partie de septembre 1945, se prolonge par enjambements avec toutes les politesses d’usage. ♦





