Après avoir montré les origines intellectuelles d’une vogue, tenant au positivisme du XIXe siècle puis au relativisme de la fin du XXe, l’auteur note que le mot ethnie ne reçoit pas de définition unanimement partagée, et que cette imprécision est à la source de sa popularité. Ayant critiqué l’usage radical du critère linguistique proposé par le courant de l’ethnisme, l’article permet de s’apercevoir que l’ethnie, expliquant tout, n’explique rien, et surtout pas les données politiques d’une situation. Elle est un élément dangereux du discours plus qu’une réalité objective, et elle rend le même service qu’un mot passe-partout autrefois très courant et aujourd’hui quasiment disparu : la classe sociale.
L'ethnie, ou les faux-semblants d'un mot
Ethnicity, or the false appearance of a word
After an account of the intellectual origins of a fashion, derived from nineteenth century positivism, and then of late twentieth century relativism, the author notes that there is no general agreement on the definition of the word ‘ethnicity’, and that this loose terminology accounts for its popularity. After criticising the radical application of the linguistic criteria proffered by the fashionable ‘ethnic’ movement, this article suggests that ethnicity, while explaining everything, explains nothing, least of all the political facts of a given situation. It is more a dangerous figure of speech than an expression of objective reality, and it is no more useful than that other formerly cover-all buzz-word, now practically defunct: social class.
L’ethnie est partout : n’importe quelle crise internationale met en jeu des ethnies concurrentes ou insatisfaites, plus ou moins opprimées, toujours en lutte. Pourtant, le mot est mal défini. Un examen attentif suggère qu’il cache les obsessions de notre époque plus qu’il n’explique les situations observées. Ainsi, il révèle plus de choses sur l’observateur que sur les réalités prétendument décrites. Il s’agit de géopolitique, et comme souvent en la matière, ce qu’on apprend à l’extérieur est extrêmement instructif de ce qui se déroule à l’intérieur.
Les origines intellectuelles d’une vogue
La popularité du mot ethnie tient d’abord au schéma intellectuel qui la sous-tend, et qu’il faut décrypter.
Dans Le Monde du 4 octobre 2004, le romancier israélien Amos Oz constatait que l’âge moderne, à partir du XIXe siècle, avait « balayé le mal : on a appelé sciences sociales cette innovation intellectuelle. Pour les nouveaux praticiens […] de la psychologie, de la sociologie, de l’anthropologie et de l’économie, le mal n’était pas une question ». D’une certaine façon, le positivisme s’appliquait d’abord aux sciences humaines, les plus sujettes à la subjectivité, les plus marquées par le discours ambiant des églises et des morales. Au contraire, la science dure pouvait facilement prendre ses distances, grâce à ses résultats objectifs et aisément décrits par une raison « pratique ». S’agissant des sciences humaines, la partie était moins évidente. Marx, Darwin, Durkheim, Freud, furent autant d’étapes de cette libération. D’ailleurs, ce positivisme inspire pareillement la géopolitique : Kjellen crée le mot en 1916, et définit l’État comme « un organisme géographique » : ce naturalisme est le dernier avatar d’une évolution intellectuelle commencée au siècle précédent. La description scientifique, « objective », permet de s’affranchir du mal. On sait ce que Ratzel, et les nazis à sa suite, firent de cette objectivité amorale et nietzschéenne.
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