Renouveler la pensée stratégique en France est une entreprise « réitérante », et malheureusement point récurrente : ce qui veut dire qu’elle repart à chaque fois de zéro, plutôt que de construire à partir de l’état immédiatement antérieur. Robert Ranquet livre ici quelques considérations sur ce thème, inspirées par l’article sur le même sujet du général Desportes paru dans notre revue en décembre 2008, et identifie plusieurs questions propres à la spécialité française dans ce domaine.
Vers un renouveau de la pensée stratégique en France ?
Towards a revival of strategic thinking in France?
Rekindling strategic thinking in France is a ‘reiterative’ business, but unfortunately rarely recurrent: in other words, each time one starts again at the beginning, rather than building on what existed immediately before. Robert Ranquet here offers a few thoughts on this theme, inspired by the article on the same subject by General Vincent Desportes, published in our December 2008 issue, and identifies several questions specific to the uniquely French approach in this field.
Nous avons suffisamment critiqué, en compagnie d’Éric de La Maisonneuve, le livre du général Vincent Desportes La guerre probable (1), pour tenir à dire tout le bien que nous pensons des propositions qu’il fait dans son article « Revenir à l’ordre de l’esprit » (2) en vue d’identifier « des voies pour le renouveau de la pensée stratégique en France ».
Non qu’il s’agisse là d’une entreprise originale : l’auteur de ces lignes a été bien placé, au long des quelque quinze années de sa carrière qu’il a consacrées à ces questions, pour observer, jusqu’au plus haut niveau de responsabilité au sein du ministère de la Défense, les entreprises multiples et généralement infructueuses qui se sont donné, au fil des années et des gouvernements successifs, un tel objectif. Mais enfin, pour nous qui avons vécu de l’intérieur, avec passion mais aussi souvent avec désillusion ces événements, le mot d’ordre de Vincent Desportes : « […] redonner, d’abord, de la vigueur à la pensée stratégique », en ouverture de la partie de son article qu’il consacre à ce sujet, ne peut qu’aller droit au cœur.
Le général Desportes nous semble d’ailleurs bien indulgent quand il compare le paysage de la recherche stratégique en France à une constellation, ce qui semblerait impliquer qu’on peut y déceler quand même une certaine forme d’organisation et de rayonnement. Pour filer l’analogie, il faudrait sans doute mieux le comparer à cette poussière d’étoiles imprégnée d’énergie sombre que nous décrit la cosmologie contemporaine… Le diagnostic sur ce domaine est bien connu. Nous en avons nous-mêmes réalisé un des prototypes dans un article paru naguère dans une revue américaine (3). Bien d’autres ont suivi, qui ont généralement confirmé les raisons profondes de cette situation, à savoir le mode très particulier de production et de fonctionnement des élites dirigeantes en France et les relations très singulières qu’elles entretiennent avec la sphère intellectuelle, en général, et le monde académique en particulier. Pour faire court, la recherche stratégique à l’anglo-saxonne, si tel est toutefois le modèle qu’on a en tête, se développe dans un contexte où l’équilibre des pouvoirs et la réalité du débat démocratique dans ces pays sont tout autres que ceux que nous connaissons. La force du pouvoir exécutif en France et la prégnance du phénomène des grands corps en son sein donnent au débat public une tournure très particulière. On pourrait dire — en exagérant à peine le trait — une fois que les énarques (4) de la rive gauche se sont mis d’accord avec les énarques de la rive droite, le débat est clos… Dans un tel contexte, la place d’un débat réellement public est nécessairement limitée. Et la recherche stratégique indépendante, dont c’est justement le rôle que de faire naître et nourrir ce débat, en fait peu utile.
Il reste 73 % de l'article à lire