Les nations du Sud-Est asiatique traversent actuellement une période de mutations majeures. Sur ce sujet controversé, l'auteur nous propose une analyse sociologique de ces pays en pleine agitation. Cette étude documentée soulève notamment le problème des minorités et la question épineuse de l'évolution des sacro-saintes valeurs orientales.
La crise d'identité des sociétés du Sud-Est asiatique
Depuis sa création en 1967, l’Association des nations du Sud-Est asiatique (1) est devenue une pièce importante dans l’échiquier géostratégique de la région Asie-Pacifique et un véritable géant économique. Pour la plupart de ces pays émergents, la métamorphose s’est traduite par une longue période de forte croissance. Le « miracle asiatique » a toutefois dévoilé sa zone d’ombre. Les États de l’Ansea sont aujourd’hui confrontés à une véritable crise d’identité qui n’a pas seulement été provoquée par les contrecoups du typhon monétaire. Le malaise actuel des populations met également en évidence de véritables problèmes de société inhérents aux excès de certains pouvoirs qui ont confisqué la démocratie au profit d’intérêts familiaux, claniques ou politiques.
Des pouvoirs omnipotents
Oligarchie et ploutocratie
La plupart des sociétés du Sud-Est asiatique sont caractérisées par la prédominance d’une oligarchie (2). Les exemples les plus patents concernent les Philippines et l’Indonésie. Dans le premier cas, la dictature de Marcos a essentiellement profité aux proches de l’ancien despote de Manille. Aujourd’hui encore, malgré la mise en œuvre d’un processus encourageant de démocratisation, les affaires politiques et économiques, ainsi que 80 % des biens (en particulier les terres) de l’archipel, restent entre les mains de 200 familles puissantes qui sont beaucoup plus soucieuses de préserver leurs intérêts que ceux du pays. Cette appropriation excessive a entraîné la formation d’un courant de contestation qui s’est notamment traduit par l’élection à la présidence, en mai 1998, de l’ancien acteur de cinéma Joseph Estrada. Le populisme du nouveau chef de l’État philippin a en particulier séduit les couches sociales les plus modestes.
En Indonésie, la place disproportionnée de la famille Suharto dans le contrôle des grandes firmes économiques a transformé le pays en une gigantesque entreprise privée qui a surtout consisté à enrichir le clan présidentiel. Dans cette authentique Suharto Inc., les plus grosses fortunes appartiennent aux trois fils, aux trois filles et à une myriade de cousins du dictateur qui possèdent tous des actions majoritaires dans les affaires fructueuses du pays. Cette ploutocratie a été favorisée par le Golkar. Le parti gouvernemental a en effet bénéficié d’une manipulation habile de la vie politique qui lui a permis, pendant trois décennies, de toujours l’emporter sur ses deux rivaux « autorisés » (le PDI, Parti démocratique indonésien, et le PPP, Parti de l’unité et du développement). Le blocage des institutions au profit des nantis du système a été consolidé par l’armée qui s’est vue attribuer des privilèges exorbitants. Ces avantages se sont notamment appuyés sur le principe constitutionnel du dwifungsi qui investit les militaires d’une double fonction : protéger la nation contre d’éventuelles menaces et participer « activement » à la vie politique et sociale du pays. Ce deuxième aspect explique l’omniprésence des militaires dans tous les rouages politiques, administratifs et économiques. Dans cet archipel controversé, le pouvoir omnipotent de la clique présidentielle a ainsi favorisé la pratique généralisée du clientélisme et du népotisme. L’institutionnalisation officieuse de la corruption a alimenté les braises de la révolte au sein de la société indonésienne, exaspérée par cette forme d’absolutisme. L’incendie a finalement éclaté juste après l’élection, par un Parlement à la dévotion du dictateur, du général président Suharto pour un septième mandat à la tête de l’État. Cependant, la révolution de mai 1998 n’a pas mis un terme à la grave crise d’identité de la société indonésienne. Le nouveau président Habibie est en effet considéré comme un pur produit du système Suharto qui reste lié au clan de l’ancien maître de l’archipel. Les prochaines élections législatives et présidentielle, prévues dans le courant de l’année 1999 (3), devraient cependant être suivies par une dynamique de transformations capitales. L’influence prédominante des militaires dans les affaires du pays pourrait notamment être remise en question. En attendant ce rendez-vous important, la société indonésienne se trouve dans une période de transition.
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