L'auteur, ambassadeur de France, nous fait part de ses réflexions sur l'affaire du Kosovo et ses conséquences possibles.
Les enjeux mondiaux de l'affaire du Kosovo
Les hommes font l’histoire mais ne savent pas l’histoire qu’ils font. S’il fallait d’un exemple illustrer cette maxime, on en trouverait difficilement un meilleur que celui du Kosovo. L’affaire a commencé comme une crise locale, interne à l’État yougoslave : une province à majorité allogène se sentait opprimée et réclamait son indépendance, le pouvoir central s’y opposait. Rien que d’assez banal ; les cas de ce genre ne sont pas rares de par le monde ; mais la chose se passait au cœur des Balkans et faisait suite au drame bosniaque ; on craignit que la crise ne débordât et n’aboutît à déstabiliser la région ; on décida donc de l’étouffer dans l’œuf, ce qui, pensa-t-on, ne devrait pas être trop difficile : quelques semaines de diplomatie musclée sous menace d’exécution militaire, quelques jours, à la rigueur, de frappes aériennes sur « des objectifs bien ciblés » y suffiraient.
Telles étaient les intentions ; le résultat, chacun peut le mesurer aujourd’hui, est aux antipodes. La crise n’est pas résolue et bien loin d’avoir été circonscrite, elle a pris des proportions mondiales. Partie du Kosovo, l’onde de choc a parcouru l’ensemble des Balkans, gagné la Russie et atteint, depuis le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade, jusqu’aux rives du Pacifique. Sans que personne ne l’ait expressément voulu ni même prévu, c’est l’ordre international tout entier qui, par cercles concentriques, se trouve emporté dans les remous de l’affaire. Aucun de ses éléments constitutifs n’y échappe : ni les principes qui le fondent, ni les institutions qui le régissent, ni les équilibres qui le garantissent.
Dans le monde, tel qu’il s’est mis en place depuis la chute du mur de Berlin, un seul principe d’organisation est universellement reconnu : celui de la souveraineté nationale. En le violant dans le cas de la Yougoslavie, on crut seulement y faire exception et céder aux circonstances. À mesure, cependant, que les frappes s’intensifiaient et que le conflit se prolongeait, il fallut chercher des justifications moins conjoncturelles. L’expédient d’un jour acquit valeur de précédent et du fait accompli on tira une doctrine. La souveraineté nationale, assura-t-on, était un concept néfaste et d’ailleurs périmé auquel il importait de substituer un autre principe incomparablement plus sacré et plus absolu : celui des droits de l’homme. Seuls, par conséquent, des esprits bornés ou rétrogrades pouvaient taxer l’intervention de l’Otan d’infraction au droit : si elle semblait faire exception à une règle ancienne, c’est qu’elle était l’application d’une règle nouvelle et meilleure. Telle est la théorie qu’on voit s’esquisser ici et là avec de plus en plus d’assurance.
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