Après la prise de fonction d'Ahmed al-Charaa comme président de la République syrienne, le géopolitologue spécialiste de la Chine au Moyen-Orient et dans le monde arabe analyse les liens entre Pékin et Damas pendant la dictature des Assad et depuis la prise de pouvoir du groupe HTC. Si de nombreux commentaires ont été faits par rapport aux liens de la Russie et de l'Iran avec la Syrie, la Chine est, de son côté, un acteur devenu indispensable dans la région, pour des raisons économiques, politiques et sécuritaires.
La Chine face aux évolutions en Syrie : au-delà des idées reçues (T 1678)
China and developments in Syria: beyond preconceived ideas
After Ahmed al-Sharaa took office as President of the Syrian Republic, geopolitical scientist Didier Chaudet, specialist in China in the Middle East and the Arab world, analyzes the links between Beijing and Damascus during the Assad dictatorship and since the HTC group took power. While many comments have been made about Russia and Iran's links with Syria, China, for its part, has become an indispensable player in the region, for economic, political and security reasons.
La chute de Bachar el-Assad a pris l’Occident par surprise ; mais elle aura également des conséquences sur les intérêts d’un acteur devenu indispensable au Moyen-Orient : la Chine. Et l’impact ne sera pas forcément négatif : en fait, la Chine pourrait sortir gagnante des récents événements syriens.
La chute d’Assad n’est pas une défaite pour la Chine
La chute du régime de Bachar el-Assad serait un problème pour la Chine si ce pays s’était positionné comme un soutien et partenaire privilégié du régime baasiste. Or, ce n’était pas le cas. Certes, un accord a été signé lors de la visite de Bachar el-Assad en Chine en septembre 2023, faisant de la Syrie un partenaire stratégique de Pékin. Néanmoins, seize des vingt-deux membres de la Ligue arabe ont exactement le même statut, y compris des pays qui se sont opposés au régime aujourd’hui déchu. Un partenariat stratégique n’est pas une alliance, c’est surtout la confirmation d’une relation cordiale, une parmi d’autres dans la région. Par ailleurs, d’un point de vue économique, le rapport chinois à la Syrie restait limité : les investissements et contrats associés à des projets de construction notamment s’élevaient à 4,6 milliards de dollars ; et ils avaient été initiés avant la guerre civile. La somme peut sembler importante : elle est bien moins impressionnante quand on la compare à d’autres. Ainsi, l’Iran a investi entre 30 et 50 milliards de dollars en Syrie ces treize dernières années (1). Malgré la position géographique avantageuse de la Syrie dans la logique des Nouvelles routes de la soie chinoises ou Belt and Road Initiative (BRI), la guerre civile l’a empêché d’être sérieusement associée au projet. Cela n’a été le cas, officiellement, qu’à partir de 2022, et de fait, un pays encore rongé par la guerre civile ne pouvait être une option intéressante pour les investisseurs chinois. En bref, en 2024, la Chine n’avait de relations privilégiées avec la Syrie d’Assad ni d’un point de vue diplomatique, ni d’un point de vue économique.
Les motivations de la politique chinoise sur le dossier syrien étaient transparentes depuis son veto à une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU d’octobre 2011 (devant condamner Damas pour sa répression des manifestations anti-Assad). Ici, la Chine s’alignait sur la Russie, mais pour deux raisons bien précises. Tout d’abord en réponse au précédent libyen : à Pékin, la résolution 1973 du 17 mars 2011, permettant une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye, a été considérée comme une concession qui a été exploitée par les Américains et leurs alliés, pour provoquer un changement de régime. Cela a renforcé, en Chine, le désir de défendre diplomatiquement le principe de non-interférence dans les affaires intérieures des autres pays. La seconde motivation de Pékin était de répondre à l’opposition américaine contre la montée en puissance chinoise : il s’agissait de consolider une solidarité sino-russe de fait au Moyen-Orient, pouvant s’étendre, à l’avenir, à l’Asie-Pacifique.
Face aux critiques du monde arabe en réaction aux vetos russe et chinois, le vice-ministre des Affaires étrangères de l’époque, Yang Fuchang – qui a été ambassadeur dans plusieurs pays du monde arabe –, a expliqué que le veto ne représentait en rien un soutien au régime d’Assad, ni même à l’Iran, la Chine étant neutre face aux rivalités régionales. Il s’agissait, selon lui, de soutenir le multilatéralisme et donc de s’opposer à des interventions d’acteurs extérieurs à la région, potentiellement désastreuses. Au cours du conflit, la Chine a plutôt été en retrait, mais considérait que l’implication russe, appuyée par les Iraniens, était autrement plus conséquente que celle des Occidentaux. Comme cette implication cadrait avec ses propres priorités en relations internationales, face aux Américains mais aussi face au danger djihadiste, l’entente sino-russe sur ce dossier a été naturelle. Elle restait cependant relative et ne signifiait pas une position similaire : la Chine soutenait plutôt l’idée d’un compromis entre les principaux acteurs extérieurs. Selon Li Weijian, de l’Institut de Shanghai pour les Études internationales, dès la fin de la décennie 2010, les Chinois voulaient jouer un rôle de médiateur entre Washington (la principale force soutenant le camp anti-Assad) et le Kremlin (la principale force soutenant le régime). C’est également ce qui explique que la Chine ait accepté d’être en retrait face au dialogue entre Turcs, Iraniens et Russes, autrement plus impliqués sur place (2). Face à la Syrie, les choix chinois ont été classiques, reflétant bien sa diplomatie moyen-orientale : il s’agit de défendre ses intérêts, de soutenir ce qui peut préserver une stabilité favorable aux échanges économiques, sans avoir à choisir un camp dans les rivalités régionales. Une diplomatie qui, théoriquement, peut être maintenue quel que soit le régime en place à Damas.
La Syrie vue de Pékin : d’abord un problème sécuritaire
L’approche chinoise de soutien relatif à la politique russe – tout en gardant ses distances – peut d’autant plus se comprendre quand on assimile l’impact de la question sécuritaire sur la diplomatie chinoise dans la région. Les débuts de la révolution syrienne coïncident au besoin, pour le pouvoir central chinois, de s’assurer de la stabilisation de ses territoires à l’ouest, Tibet et Xinjiang, pour étouffer dans l’œuf toute menace séparatiste. La réaction à la situation syrienne était nourrie par une inquiétude face à cette instabilité extérieure qui pourrait, peut-être, contaminer les Ouïghours. Une crainte d’autant plus légitime, vue de Pékin, qu’un djihadisme anti-chinois s’est bel et bien implanté en Syrie pendant la guerre civile, notamment par le biais du Parti islamique du Turkestan (PIT). Le groupe, comptant au moins quelques milliers de combattants, aurait été impliqué dans la conquête d’Idlib. Ses combattants et leurs familles auraient, par la suite, pris possession des villages chrétiens et chiites désertés. Il aurait eu, un temps au moins, ses propres camps d’entraînement et des postes de contrôle routiers sous son seul contrôle (3). Le 8 décembre dernier, le PIT a annoncé dans une vidéo de propagande vouloir continuer son djihad hors de Syrie, contre la Chine.
C’est incontestablement une source d’inquiétude pour Pékin. Néanmoins, est-ce que la chute d’Assad aggrave véritablement la situation ? La défaite de son régime reflétait bien son incapacité à sécuriser son territoire. Or, une lutte contre-terroriste sérieuse, contre Daech comme contre les djihadistes ouïghours – deux forces anti-chinoises – demande un pouvoir en place qui soit solidement ancré dans le pays, par ses capacités sécuritaires et parce qu’il a le soutien d’une partie, au moins, de sa propre population. Et ici, le nouveau régime pourrait se montrer plus efficace. Déjà, de sa base d’Idlib, Hay’at Tahrir el-Cham (HTC) avait montré sa capacité à empêcher toute action djihadiste sur ses terres transnationales (malgré la présence de radicaux dans ses rangs) et à donner le sentiment d’une relative bonne gouvernance, capable de se concilier la population locale (4). En 2021, une délégation chinoise a même été reçue à Idlib ; elle aurait collecté des informations sur le groupe séparatiste ouïghour (5). Autant d’éléments qui peuvent faire espérer, vu de Pékin, une stabilisation bénéfique aux intérêts nationaux chinois.
Bien entendu, il y a eu des inquiétudes légitimes sur le fait que des djihadistes étrangers aient été récemment nommés à des postes de responsabilité ou d’officiers dans l’armée du nouveau régime. Toutefois, sur les 49 nominations mises en avant par le nouveau ministère de la Défense syrien, on ne compte que six étrangers confirmés. Plus inquiétant pour Pékin, parmi eux, on retrouve le chef militaire du PIT, Abdulaziz Dawood Khudaberdi, nommé brigadier-général ; et deux autres membres du PIT ont obtenu un rang de colonel, Mawlan Tarsoun Abdussamad et Abdulsalam Yasin Ahmad. Dans le même temps, on constate que HTC a purgé ses rangs de militants étrangers et est dans une logique de « syrianisation » de certains des étrangers ayant combattu avec lui : ils vont se voir offrir la nationalité syrienne, au nom de leur contribution à la guerre civile. Le nouvel homme fort du pays, Ahmed al-Charaa, l’a affirmé : la Syrie ne peut pas être dominée par des milices, la Syrie nouvelle doit être dirigée par un État solide. Le HTC a probablement les précédents tchétchène (6) et afghan à l’esprit : dans les deux cas des acteurs djihadistes transnationaux ont su jouer des faiblesses de l’État qui les accueillaient, ont manipulé leurs hôtes et ont provoqué leur perte. La logique de syrianisation pourrait être, en fait, un piège pour le PIT, bénéfique à la Chine : les combattants ouïghours auront alors le choix entre « devenir » Syriens, ou faire le choix de la lutte transnationale, ce qui les transformerait en ennemis de Damas.
Cela correspond bien aux rares déclarations faites par le leadership de HTC sur le PIT : al-Charaa a pu apprécier les combattants ouïghours comme alliés, mais leur combat contre la Chine n’est pas le sien et ils ont le droit d’être en Syrie tant qu’ils respectent les autorités nationales. Or, la déclaration du PIT du 8 décembre 2024 entre en contradiction avec les assurances du nouveau régime qui ne veut pas être assimilé à un nouvel Afghanistan. Les choix que le nouveau pouvoir syrien fera face au problème que représente le PIT sont un test significatif pour savoir si, sur la question terroriste, le nouveau régime peut être pris au sérieux.
Comment la Chine pourrait bénéficier de l’évolution de la question syrienne
Si le nouveau régime se stabilise et se montre attentif à l’inquiétude sécuritaire chinoise, on peut s’attendre à de bonnes relations sino-syriennes. Certes, les positions de la Chine à l’ONU et la visite de Bachar el-Assad en Chine en septembre 2023, peuvent avoir agacé des membres du nouveau régime ; mais justement parce que l’Empire du Milieu était en retrait, s’il doit exister des rancœurs à Damas, elles cibleront la Russie et surtout l’Iran, autrement plus engagés dans la défense du clan Assad. En fait, la possibilité d’un rapprochement avec Pékin est d’autant plus possible que HTC, le groupe aujourd’hui au pouvoir, a besoin de se rapprocher de puissances assez importantes pour éviter d’être ostracisé à l’international (surtout face à des Occidentaux naturellement méfiants face à ce nouveau leadership islamiste). Ce but diplomatique est bien entendu capital : il s’agit d’éviter une situation à l’afghane pour le nouveau régime et de trouver la possibilité d’une relance économique à moyen terme. Un autre objectif du nouveau régime est forcément de ne pas se trouver en situation de dépendance trop grande avec la Turquie, principal soutien extérieur jusque-là, et enfin de se gagner des alliés pour s’assurer la possibilité de contrôler l’ensemble du territoire national syrien (y compris les zones tenues par les Kurdes, eux-mêmes proches des Américains). Ces deux dernières raisons font que HTC pourrait même bien trouver un terrain d’entente avec la Russie (7), alors que cette dernière les a bombardés pendant neuf ans et que le groupe doit en partie aux Ukrainiens la victoire de son offensive contre Assad (8). En fait, le numéro 2 du ministère des Affaires étrangères russe, Mikhaïl Bogdanov, a affirmé que le Kremlin menait déjà un dialogue « constructif » avec HTC et al-Chaara est allé jusqu’à affirmer qu’il ne voulait pas que la Russie quitte la Syrie d’une façon qui heurterait la relation entre les deux pays. En fait, à ses yeux, même de bonnes relations avec l’Iran sont possibles, à partir du moment où il y a un respect de la souveraineté syrienne (9).
Or, si une entente peut être envisagée entre le nouveau régime syrien et Moscou ou Téhéran, un rapprochement avec Pékin serait plus naturel encore. Les positions, défendues constamment par Pékin, de non-interférence dans les affaires intérieures d’un pays et d’opposition de principe au séparatisme ne peuvent que plaire au nouveau régime. Tout ce que Pékin souhaite en retour, c’est que Damas n’offre pas la possibilité à des séparatistes ouïghours d’utiliser leur pays comme base pour mieux frapper les intérêts chinois ailleurs. Le prix à payer est modeste, quand on compare avec le sang versé à cause du soutien russe et iranien au régime d’Assad. En fait, face à l’Occident, à la Russie et aux acteurs régionaux engagés dans la guerre civile syrienne, la Chine est sans doute le pays avec lequel créer des liens diplomatiques cordiaux suscitera le moins de résistance au sein de HTC. Ce rapprochement trouvera d’autant plus des partisans dans le nouveau régime syrien que, contrairement à la Russie, la Chine a les moyens économiques d’être une force positive pour la reconstruction de la Syrie, et cela sans exiger une présence militaire ou une influence politique en retour. Pékin pourrait également être un soutien non-négligeable pour reconstituer un matériel militaire détruit par les bombardements israéliens après le 7 décembre dernier.
Conclusion
En bref, dans un nouveau régime où les éléments les plus pragmatiques pourraient se faire entendre, la Chine deviendrait forcément un partenaire diplomatique privilégié. Et ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle vue de France ou d’ailleurs en Europe : Pékin veut la stabilité en Syrie. Une logique qui ne peut que nous convenir, face aux risques sécuritaires et aux pressions migratoires que signifierait une pacification ratée post-Assad. ♦
(1) Aluf Dale, « Syria Is Not One of China’s Strategic Priorities », The Diplomat, 19 décembre 2024 (https://thediplomat.com/2024/12/syria-is-not-one-of-chinas-strategic-priorities/).
(2) Pour un historique de l’implication chinoise, voir Burton Guy, China and Middle East Conflicts: Responding to War and Rivalry from the Cold War to the Present, Routledge, 282 pages, 2020, p. 149-168.
(3) Lin Christina, « Chinese Uyghur colonies in Syria a challenge for Beijing », Asia Times, 21 mai 2017 (https://asiatimes.com/2017/05/chinese-uyghur-colonies-syria-challenge-beijing/).
(4) Mourenza Andrés, « Islamist technocracy: How HTS, the group leading change in Syria, became a force capable of defeating Assad », El Pais, 17 décembre 2024 (https://english.elpais.com/).
(5) Ziwen Zhao, « Syria-Xinjiang link: China warns leaders in Damascus not to threaten security elsewhere », South China Morning Post, 18 décembre 2024 (www.scmp.com/).
(6) Dans la Tchétchénie indépendante, les djihadistes étrangers et leurs alliés locaux ont pris le contrôle de la formation de l’armée à former. On constate une situation bien différente en Syrie. Chaudet Didier, « When the Bear Confronts the Crescent: Russia and the Jihadist Issue », China and Eurasia Forum Quarterly, Volume 7, n° 2, 2009, p. 44 (https://www.files.ethz.ch/isn/105451/CEFQ200905.pdf).
(7) Smagin Nikitaa, « Can Russia Reach a Deal With Syria’s New Rulers? », Carnegie Politika, 11 décembre 2024 (https://carnegieendowment.org/russia-eurasia/politika/2024/12/syria-russia-new-relationships?lang=en).
(8) Ignatius David, « Syrian rebels had help from Ukraine in humiliating Russia », The Washington Post, 10 décembre 2024 (https://www.washingtonpost.com/opinions/2024/12/10/ukraine-syria-russia-war/).
(9) « Syria’s De Facto Leader Wants To Maintain “Respectful” Ties With Iran, Russia », Radio Free Europe / Radio Liberty, 29 décembre 2024 (https://www.rferl.org/a/syria-russia-iran-sharaa-trump-assad/33257139.html).