Connexion
  • Mon espace
RDN Association loi 1904, fondée en 1939 RDN Le débat stratégique depuis 1939
  • Panier - 0 article
  • La Revue
  • e-RDN
    • Tribune
    • e-Recensions
    • Cahiers de la RDN
    • Débats stratégiques
    • Florilège historique
    • Repères
    • Brèves
  • Boutique
    • Abonnements
    • Crédits articles
    • Points de vente
    • Conditions générales de vente
  • Bibliothèque
    • Recherche
    • Auteurs
    • Anciens numéros
  • La RDN
    • Présentation
    • Comité d'études
    • L'équipe
    • Contact
    • Lettre d'infos
    • Agenda
  • Liens utiles
  • Mon espace
  • Connexion
  • Connexion

    Email :

    Mot de passe :

  • La Revue
  • e-RDN
    • Tribune
    • e-Recensions
    • Cahiers de la RDN
    • Débats stratégiques
    • Florilège historique
    • Repères
    • Brèves
  • Boutique
    • Abonnements
    • Crédits articles
    • Points de vente
    • Conditions générales de vente
  • Bibliothèque
    • Recherche
    • Auteurs
    • Anciens numéros
  • La RDN
    • Présentation
    • Comité d'études
    • L'équipe
    • Contact
    • Lettre d'infos
    • Agenda
  • Liens utiles
  • Accueil
  • e-RDN
  • Articles
  • Au fond des victoires navales, on retrouve toujours Archimède – De la nécessité du recrutement scientifique à l’École navale (T 1709)

Au fond des victoires navales, on retrouve toujours Archimède – De la nécessité du recrutement scientifique à l’École navale (T 1709)

Thibault Lavernhe, « Au fond des victoires navales, on retrouve toujours Archimède – De la nécessité du recrutement scientifique à l’École navale (T 1709)  », RDN, 10 mai 2025 - 10 pages

Éducation d'Alexandre par Aristote, gravure de Charles Laplante, publiée dans le livre de Louis Figuier, Vie des savants illustres - Savants de l'antiquité (tome 1), 1866, pages 134-135.
Éducation d'Alexandre par Aristote, gravure de Charles Laplante, publiée dans le livre de Louis Figuier, Vie des savants illustres - Savants de l'antiquité (tome 1), 1866, pages 134-135.

L'océan est un milieu complexe qui impose ses règles au marin. L'officier de marine se doit de les comprendre ainsi que le fonctionnement de plus en plus complexe du navire qu'il sert. D'où le besoin d'une culture scientifique de haut niveau indispensable pour pouvoir agir et commander en opération. Recrutement scientifique et culture générale restent les piliers de la formation de l'officier.

At the bottom of naval victories, we always find Archimedes – On the necessity of scientific recruitment at the Naval School

The ocean is a complex environment that imposes its own rules on sailors. Naval officers must understand these rules, as well as the increasingly complex functioning of the ship they serve. Hence the need for a high-level scientific culture, essential for being able to act and command in operations. Scientific recruitment and general knowledge remain the pillars of officer training.

« Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de l’esprit humain : au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote » (1). Par cette tournure célèbre dont le général de Gaulle avait le secret, ce dernier soulignait le rôle de la culture générale comme pierre angulaire du commandement. Une vérité sans cesse redécouverte mais qui, poussée à l’extrême par certains esprits poétiques, peut conduire à « l’erreur de modèle » sur les exigences de la guerre navale.

Ainsi, dans un podcast récent (2), le général François Lecointre, ancien Chef d’état-major des armées (Cema), estimait que l’École navale, creuset des officiers de carrière de la Marie nationale, pourrait dans l’absolu recruter des candidats non scientifiques : de son point de vue, le recrutement scientifique à Lanvéoc serait en réalité une sélection par défaut, subie en raison d’un volume annuel d’élèves structurellement insuffisant (3) pour absorber plusieurs filières de recrutement. Ce faisant, la Marine nationale se priverait d’esprits brillants, alors qu’il n’y aurait nul besoin d’être scientifique pour être officier de marine de carrière. Un observateur extérieur pourrait même faire remarquer que les masses plus importantes d’élèves drainées dans les écoles d’officiers de marine américains (l’US Naval Academy recrute 1 200 midships par an) et britanniques (le British Royal Naval College recrute des cohortes de 150 midships tous les 4 mois), dont les recrutements sont de facto d’origines très diverses, confirment le déterminisme lié à l’effet de seuil français. Bien sûr, il existe, et c’est heureux, des officiers d’origines académiques très diverses dans la Marine nationale, du psychologue à l’historien en passant par le data scientist. Ce n’est toutzfois pas de cela dont il est question ici : la population visée par les propos de l’ancien Cema est celle des officiers de carrière intégrant l’École navale et destinés à assurer dès les premières années de leur sortie d’école des responsabilités de direction et de commandement au sein des unités de combat de la Marine nationale – navires de surface, sous-marins, avions de combat, commandos. Aussi, cette prise de position, présentée comme une évidence, nous interpelle.

Commençons par remarquer que la question du juste rapport des officiers de marine au fait scientifique (entendu comme l'ensemble des sciences mathématiques, physiques et biologiques, dans leurs versants théorique et appliqué) n’est pas nouvelle. Beaucoup s’y sont penchés, en France et ailleurs, en y apportant des réponses très diverses. Certains ont pu afficher un mépris pour la chose scientifique et technique, tel Nelson (1758-1805), cette icône du leadership naval qui brocardait volontiers le penchant français pour la théorie. D’autres, comme Churchill (1874-1965), ont pu regretter l’appauvrissement provoqué par l’ancrage excessif, mais nécessaire, des officiers de marine dans la technique, en déplorant que « les techniques maritimes et scientifiques de la profession navale imposent des exigences si sévères à la formation des marins qu’ils ont très rarement le temps ou l’occasion d’étudier l’histoire militaire et l’art de la guerre en général » (4). D’autres encore, dans un registre proche, sont allés jusqu’à théoriser un découplage entre le rôle de chef de guerre navale et la compétence technique de marin, tel Lord Fisher (1841-1920) (5) lorsqu’il déclarait à la fin de sa vie : « to be a good admiral, a man does not need to be a good sailor. That’s a common mistake. He needs good sailors under him » (6).

De la même manière, certains pourraient penser qu’un officier de marine n’a pas besoin d’être lui-même un scientifique, mais aurait juste besoin d’être entouré de quelques scientifiques. D’ailleurs, un siècle après les propos de l’amiral Fisher, alors que l’humain délègue de plus en plus de tâches cognitives aux machines et que l’accélération technologique rend proprement impossible une maîtrise globale des technologies de la guerre moderne, la compétence scientifique a-t-elle encore un sens pour l’officier de marine ? À l’heure des « boîtes noires » de l’Intelligence artificielle (IA), des aides décisionnelles en tout genre, ou encore de la mise à disposition d’outils « no code – low code » permettant à tout un chacun de bricoler un programme sans connaissances préalables, faut-il encore investir dans le bagage scientifique académique d’un officier de marine ? Ne vaudrait-il pas mieux diversifier le recrutement de l’École navale et tout miser sur une formation pragmatique, en partant du principe que l’expertise scientifique et technique sera apportée par d’autres ? Alors que le monde change à grande vitesse, l’antique diplôme d’ingénieur de l’École navale n’est-il pas d’ailleurs une relique du passé, reflet de l’élitisme républicain français ? Bref, ne faut-il pas faire table rase du modèle historique de recrutement à l’École navale pour « faire autrement » ?

Nous pensons clairement l’inverse. Tout en reconnaissant que la performance d’un officier de marine ne se limite pas à ses compétences scientifiques, nous devons affirmer – et savoir expliquer – que l’École navale ne saurait recruter autre chose que de jeunes esprits formés aux sciences (7). L’examen des exigences du milieu maritime et de l’action de guerre navale, et la prise en compte de l’impérieuse nécessité d’un esprit critique dans un univers technologique en mutation doivent permettre de nous en convaincre.

Les exigences du milieu : la science comme condition de l’action en mer

Avant d’être un guerrier, un officier de marine est d’abord un marin, c’est-à-dire un pratiquant du « métier de la mer » (8) qui doit agir dans un milieu où l’homme n’est pas naturellement présent. Avant même de tirer un coup de canon, trois grands défis se posent au marin, qui s’appuie au premier chef sur la science pour les relever : comprendre son environnement, se positionner dans un espace fluide en changement permanent et, enfin, y opérer.

La première exigence suppose de comprendre, quitte à accepter quelques simplifications, le fonctionnement propre des masses océanique et atmosphérique, ainsi que leurs interactions. Courants, marées, vents, pressions, températures, vitesse du son dans l’eau… autant de grandeurs et de phénomènes physiques qui, pour être apprivoisés et anticipés, commencent par se mettre en équation. La physique « avec les mains » et la consommation de produits numériques prémâchés (dont la disponibilité n’est jamais garantie) ne sont pas suffisantes et ne sauraient constituer des alternatives viables à une compréhension physique personnelle.

La seconde exigence est le propre des milieux fluides dans lesquels les repères fixes n’existent pas : celui qui projette d’y opérer « ne peut le faire qu’au moyen de prothèses techniques et il ne peut s’y diriger qu’en les mathématisant, en y créant des “réseaux” » souligne, à juste titre, l’historien Laurent Henninger en comparant les espaces fluides aux espaces solides (9). Les mathématiques : c’est grâce à cette ressource de l’esprit humain que l’homme a pu développer, patiemment, tout l’arsenal nécessaire à son positionnement en mer. Calcul du temps, calcul de la longitude (un des grands problèmes de l’histoire moderne (10)), modélisation de la masse terrestre, production cartographique, positionnement par point astronomique, par centrale inertielle ou par satellite et, demain, en ayant recours aux technologies quantiques : à chaque étape, c’est d’abord la science mathématique qui permet à l’homme de se situer dans l’immense masse océanique. Là encore, prétendre être un simple « client » d’outils donnant une illusion de précision, c’est se tromper lourdement. Outre la question de l’esprit critique que nous examinerons plus loin, l’impératif ici est celui de comprendre ces modèles mathématiques pour savoir se positionner quand tout vient à manquer (et le marin doit considérer que la probabilité que tout vienne à manquer est de « 1 ») : or, sans terreau scientifique, ce n’est pas possible. De manière plus triviale, observons que le simple fait de se mouvoir dans la masse d’eau et de s’y positionner relativement à d’autres navires, amis ou ennemis, suppose des aptitudes de calcul mental et un esprit cartésien que l’on trouve d’abord chez les esprits familiers des matières scientifiques. « Sachant que je dois être à telle heure à tel endroit à telle distance de tel bateau qui fait telle route, et compte tenu du courant et du vent, quel ordre dois-je donner et à quel moment ? » : voilà un énoncé très commun pour un jeune officier de marine du XXIe siècle, qui s’apparente à un problème scolaire… à résoudre sans délai, idéalement par le biais du calcul mental.

Enfin, la troisième exigence nous renvoie aux fondamentaux de la construction navale. Là encore, la science domine, cette fois plus sous sa forme physique que mathématique. Comme le remarquait déjà l’amiral Tripier (1934-1993), la mer n’est pas le royaume de Neptune, divinité poétique sans intérêt, mais bien celui d’Archimède (11) (287-212 av. J.-C.), qui donne son nom au principe physique sur lequel repose toute l’architecture navale. Plus généralement, en mettant les pieds sur un navire de guerre, qu’il évolue sur les flots ou dans les profondeurs, l’officier de marine pénètre dans une cathédrale technologique qui lui impose la compréhension de nombreux phénomènes physiques dès lors qu’il devient responsable de sa mise en œuvre. Peser le bateau, maîtriser son tirant d’eau, connaître ses réserves de stabilité, comprendre l’effet du vent et du courant sur son comportement, savoir quelle est sa réserve de vitesse dans les conditions de température du moment… autant d’aptitudes qui supposent de comprendre des mécanismes physiques associés. S’y ajoutent, bien sûr, tous les principes physiques dont dépendent les nombreux équipements présents à bord et qui individuellement n’ont rien de spécifiquement maritime, qu’il s’agisse de produire du froid et de l’eau douce, de recycler l’air ou de fournir des capacités de calculs pour diverses applications : par son caractère de « ville flottante », le navire, cette « prothèse technique », fait cohabiter un grand nombre d’inventions dont il n’est pas possible à l’officier de marine de se désintéresser. Or, seul un esprit formé aux sciences peut s’y atteler sérieusement.

On pourrait nous répondre que les Polynésiens, ces membres du « peuple de l’océan » (12), fabriquaient des navires hauturiers redoutables et naviguaient déjà loin, longtemps et avec une éblouissante précision dans les vastes étendues du Pacifique, bien avant que l’homme occidental n’y arrive avec toute sa science et sa vision euclidienne de l’espace. Que l’observation des étoiles, de la couleur de l’eau, du sens de la houle et des bancs de poissons, leur suffisaient pour savoir où aller. Néanmoins, cette approche, qui peut paraître romantique à nos yeux, était en réalité déjà scientifique : les ancêtres de nos compatriotes polynésiens avaient largement recours à l’astronomie (science « exacte ») ainsi qu’à l’observation systématique (donc scientifique) de tous les phénomènes physiques, climatiques et biologiques (13). Son seul défaut est que cette remarquable aptitude reposait entièrement sur le savoir, transmis oralement, de quelques pilotes. Pour fascinante qu’elle soit, la connaissance maritime des Polynésiens n’a pas la force généraliste de la science occidentale, qui permet aujourd’hui à des jeunes officiers d’extraction continentale d’apprendre en quelques années à naviguer partout dans le monde.

En somme, savoir utiliser les instruments modernes présents à bord d’un navire ne suffit pas : il est nécessaire de maîtriser leur fonctionnement pour en tirer tout le jus et, le cas échéant, savoir s’en passer. En mer, avant de contempler avec Neptune, il faut comprendre avec Archimède. Voilà donc pour le marin. Examinons maintenant le guerrier.

Les exigences du combat : la science comme facteur de supériorité

L’officier de marine est aussi un guerrier, dont la performance dépend en grande partie de la maîtrise des équipements qui lui permettent de produire des effets militaires en mer ou depuis la mer. Ce lien entre performance opérationnelle et maîtrise technique existe depuis l’âge de la voile, mais est devenu encore plus fort avec l’entrée dans l’âge du canon à la fin du XIXe siècle, puis n’a fait que croître au fil des âges de l’avion et du missile, pour devenir paroxystique à l’âge de la robotique (14) dans lequel nous entrons en ce début de XXIe siècle. Or, cette maîtrise passe entre autres – aux côtés de l’expérience, de l’entraînement et de la réflexion tactique – par une compréhension approfondie du fonctionnement de systèmes d’armes pétris de principes physiques. Une compréhension accessible à des esprits scientifiques.

Cette compréhension conditionne l’efficacité tactique d’une unité de combat. Le capitaine de vaisseau Wayne Hughes (1930-2019) l’a parfaitement résumé dans sa fameuse maxime « to know tactics, you must know weapons » (15). Le « know » ne vise pas ici le simple savoir livresque sur les performances des systèmes d’armes, mais la compréhension en profondeur de leur fonctionnement. Car savoir mettre en œuvre un système d’armes est une chose, mais comprendre son fonctionnement en est une autre. Or l’officier de marine est attendu sur les deux tableaux, ce qui suppose une vraie culture scientifique. Cela était vrai à l’âge du canon, où les rapports de tirs d’artillerie des directeurs de tirs étaient des petits traités de mathématiques, et où les escadres manœuvraient de manière encore très géométrique. Même chose à l’âge de l’avion lorsqu’il fallait optimiser le fonctionnement des radars embarqués de guidage des intercepteurs ou, sous le dioptre, perfectionner le fonctionnement des torpilles. L’âge du missile a ensuite ouvert une nouvelle page d’aventure scientifique pour les officiers qui ont dû apprendre à détruire ou leurrer des missiles assaillants (16) dans des espaces-temps très contraints à l’aide de systèmes de combat informatisés, tandis que l’avènement de la dissuasion nucléaire basée en mer a imposé à plusieurs générations d’officiers de maîtriser les lois de Kepler (1571-1630). Aujourd’hui, alors que s’ouvre l’âge de la robotique où les hommes laissent de plus en plus leur place aux machines, le bagage scientifique de l’officier de marine doit justement lui permettre de connaître le fonctionnement de ces mêmes machines pour en tirer tout le potentiel tactique et pour entraver l’action de l’adversaire qui les met également en œuvre. Les retours d’expérience des équipages occidentaux en mer Rouge depuis 2023 (17) confirment cette exigence. En outre, le contexte « multi-milieux/multi-champs » (M2MC) dans lequel évolue l’officier de marine ne fait qu’accentuer ce besoin d’une culture scientifique suffisamment étendue pour ne pas se limiter aux seules applications du royaume d’Archimède. À plusieurs siècles d’écart, si nous le ressuscitions, cela ne surprendrait pas l’amiral Tourville (1642-1701), qui remporta ses batailles avec à ses côtés le père Paul Hoste (1652-1700), membre du clergé… mais surtout mathématicien, souvent considéré comme l’un des fondateurs de l’École française de tactique (18).

Ajoutons que les exigences scientifiques portées par les applications de la guerre navale vont parfois jusqu’à provoquer le remplacement du « noyau noble » (19) d’une marine de combat. Ainsi l’US Navy fit-elle une mue salutaire au début du XXe siècle en remplaçant à la tête de ses navires les « officiers de ligne », versés dans l’art de la guerre sous voile mais n’entendant rien à la propulsion mécanique, par des officiers ingénieurs formés aux exigences de la physique moderne (20). Un demi-siècle plus tard, un phénomène équivalent se produit en France avec la double apparition de la propulsion nucléaire navale et de la dissuasion nucléaire depuis des sous-marins : en quelques années, un nouveau noyau noble se forme autour d’officiers formés à la neutronique (21) et à la balistique intercontinentale. Aujourd’hui, toutes proportions gardées, c’est dans la petite marine ukrainienne que l’on voit poindre un nouveau noyau noble autour de la conception et de la mise en œuvre de drones de combat, tandis que l’US Navy illustre déjà le potentiel de modification des équilibres institutionnels que portent la science des données et l’intelligence artificielle (IA) en raison de leur influence opérationnelle.

Reconnaissons en outre que la formation scientifique est, pour le praticien de la guerre navale, un gage de crédibilité. Certes, un officier d’unité de combat ne mobilisera pas en premier cette facette de son parcours dans l’action : dans la plupart des cas, ses locomotives seront son expérience et sa personnalité. Néanmoins, on ne passe pas sa carrière à affronter l’ennemi. Et dans les longues périodes de son parcours où il ne sera pas sous le feu, un officier suscitera l’adhésion – vers le bas – et emportera la conviction – vers le haut – autant par le poids de son expérience que par sa maîtrise scientifique des procédés concourant à la guerre navale. Tous les jeunes officiers issus de l’École navale ont ressenti à un moment ou un autre que leur crédibilité se jouait en grande partie sur la preuve de leur maîtrise technique. Plus tard, des officiers blanchis sous le harnais en charge de la « préparation de l’avenir » ont ressenti la même exigence face à leurs interlocuteurs ingénieurs civils ou militaires. On rapporte d’ailleurs le cas d’un amiral qui aurait expliqué à un ministre des Armées pourquoi une chaufferie nucléaire doit pouvoir diverger dans le pic de xénon (22), en retraçant lui-même, sur un coin de table, les courbes à l’appui de ce phénomène physique ; une preuve de maîtrise dont les bénéfices en termes de crédibilité ont certainement rejailli sur d’autres dossiers plus politiques.

En dernier lieu, ne perdons pas de vue que la compréhension personnelle des rouages techniques de la guerre sur mer n’est pas qu’une exigence qui s’impose à l’officier de marine, mais un besoin intellectuel. Une sorte de respiration indispensable au cours d’une carrière qui verra s’enchaîner implacablement les évolutions techniques. Laissons la parole à l’amiral Philippon pour l’illustrer : « j’ai étudié les radars en 1946, les sonars HF en 1950, travaillé l’aéronautique et les réacteurs d’avion en 1951 et 1954, les porte-avions en 1955, les affaires nucléaires en 1958, les calculateurs en 1963… Malgré ces efforts, j’ai eu souvent l’impression d’être en retard d’un métro sur la technique, et beaucoup d’officiers de ma génération l’ont eue comme moi : je me souviens d’avoir vu l’un de mes chefs, désespéré de ne pouvoir dominer un problème qui se posait à lui, faute d’une base technique suffisante. Il en pleurait presque, le pauvre ! » (23). Plus généralement, le bagage scientifique de l’officier de marine de carrière, qui s’incarne dans son diplôme d’ingénieur de l’École navale, est une condition nécessaire – mais non suffisante – de l’innovation, car il permet un dialogue fécond entre ingénieurs et praticiens généralistes des opérations navales. L’histoire de l’innovation navale abonde d’exemples de cette créativité permise par un terreau scientifique commun (24).

Au total, s’il veut manipuler le trident de Neptune, le guerrier des mers formé à l’École navale doit donc commencer par se mettre à l’école d’Archimède.

Les exigences d’un monde en accélération : la science, fondement de l’esprit critique

Si la formation scientifique est pour l’officier de marine un glaive pour s’imposer dans la guerre navale, elle est aussi un indispensable bouclier à l’heure où l’évolution technologique se traduit par un transfert croissant de tâches cognitives aux machines. Depuis Descartes (1596-1650), ce bouclier a un nom : l’esprit critique.

L’esprit critique est dans l’ADN de l’officier de marine, et plus encore de l’officier de marine français. Nous n’entrerons pas ici dans la subtile alchimie entre loyauté et critique de la hiérarchie, qui irrigue les pontons des navires français depuis quatre siècles, mais nous nous concentrerons sur la défiance naturelle de l’officier de marine face aux instruments dont il est entouré. En 1971, l’amiral Philippon, dont la carrière l’avait fait passer par toutes les composantes de la Marine nationale (du sous-marin au porte-avions), résumait ainsi cette méfiance instinctive : « quand on a beaucoup commandé à la mer, on interroge les appareils comme un juge d’instruction le fait d’un prévenu, c’est-à-dire avec suspicion. Et s’ils sont particulièrement perfectionnés, c’est alors que nous devenons encore plus méfiants » (25). Une description imagée mais très juste de l’esprit critique. Et encore l’amiral Philippon ne parlait-il ici que des instruments de son temps, faits de capteurs analogiques et de circuits électriques, sans la moindre couche numérique. Des instruments qui présentaient des informations rendant compte d’une réalité physique, sans proposer de décisions. Comment cette saine suspicion, déjà vive il y a un demi-siècle, ne serait-elle pas encore plus grande à l’heure où les bâtiments de combats se peuplent de véritables boîtes noires enrobées dans des couches physiques, logiques et cognitives… et qui proposent, par le biais d’apprentissages plus ou moins sophistiqués, une alternative à la pensée ?

Cette saine suspicion est gage d’équilibre. L’esprit critique est en effet nécessaire pour éviter les erreurs tactiques, qu’elles soient le fruit d’un manque de maîtrise ou provoquées par l’action de l’adversaire. Car, à l’âge de la robotique, ces erreurs sont de plus en plus probables. L’exemple magistral du premier cas, à l’ère du missile, est celui de l’USS Vincennes (CG-49) qui, en juillet 1988, abat par erreur un avion de ligne iranien au-dessus du golfe Persique, faisant plusieurs centaines de morts : parmi les facteurs de cette erreur tragique, le manque de maîtrise du système de combat et l’absence d’esprit critique de l’équipage sur les informations présentées ont été mis en avant par l’enquête (26). Demain, nous pourrions facilement imaginer un cas équivalent dans un scénario de combat où le caractère menaçant d’un mobile serait intégralement établi par un système non plus sur la base de simples informations cinématiques, mais sur la base de multiples données de différentes sources et temporalités malaxées par des réseaux de neurones « dressés » par un apprentissage. Le second cas d’erreur est plus vicieux, dès lors que l’adversaire exploite lui-même les vulnérabilités pour susciter la faute. Or, l’âge de la robotique regorge d’options pour qui veut leurrer ou polluer les outils tactiques de son opposant. Pour éviter ces erreurs, l’antidote principal reste l’esprit critique des marins, et en premier lieu des marins en situation de réaliser des choix. L’US Navy a ainsi identifié l’esprit critique comme un facteur de supériorité opérationnelle (27).

Si l’on veut légitimement garder l’homme quelque part « dans la boucle », encore faut-il que celui-ci puisse exercer son esprit critique de manière documentée… ce qui nous ramène à la culture scientifique. L’esprit critique ne passe bien sûr pas uniquement par un bagage scientifique (la culture générale sera souvent le bouclier le plus efficace face aux actions dans le champ des perceptions), mais sans une compréhension approfondie des logiques qui président au fonctionnement des algorithmes et des systèmes d’apprentissage sur lesquels l’officier de marine s’appuiera de manière croissante, la vulnérabilité aux erreurs et aux pièges restera forte. Or, qu’y a-t-il derrière ces logiques ? Des mathématiques. Encore des mathématiques. Toujours des mathématiques. La lecture du moindre ouvrage sérieux sur les mécanismes de l’IA suffit à s’en convaincre.

En dernier lieu, soulignons que cet esprit critique, fondé sur la culture scientifique, n’est pas qu’une affaire tactique. Au-delà de la seule conduite de l’action, il permet d’éviter d’être trop facilement impressionné par les effets d’annonce de certains compétiteurs dans le champ des capacités, qu’il s’agisse des « armes de manège » comme les missiles de croisière hypersoniques ou les missiles balistiques antinavires qui sonneraient le glas des grands navires de surface, ou encore des drones qui supplanteraient du jour au lendemain les capacités des aéronefs habités.

Alors que le royaume de Neptune se peuple de robots, Archimède n’a sans doute jamais été aussi pertinent pour naviguer en eaux saines.

Conclusion

Au terme de notre brève réflexion, osons paraphraser le général de Gaulle : « Pas un illustre marin qui n’eût le goût et le sentiment du raisonnement scientifique : au fond des victoires navales, on retrouve toujours Archimède. » Pour autant, notre propos n’est pas un plaidoyer pro domo en faveur d’un corps monolithique d’officiers de marine cartésiens. La grande diversité des parcours et des compétences des milliers d’officiers de marine en service en témoigne. Et, bien sûr, la culture générale reste une composante essentielle de la performance de l’officier, qui doit être instillée dès ses premières années de formation : l’École navale s’y emploie d’ailleurs avec son équipe de « sciences humaines et sociales » ! « Celui qui se sert trop de sa science pour gouverner est un fléau pour l’empire » dit le proverbe chinois : hier comme aujourd’hui, tout est question d’équilibre pour former des officiers complets, et les Aristote des temps modernes sont plus que jamais nécessaires pour édifier les futurs Alexandre. Il n’en reste pas moins que pour opérer et vaincre en mer au long de leur carrière, il est nécessaire que les officiers chargés de décider, c’est-à-dire les officiers issus, dans leur écrasante majorité, de l’École navale, soient recrutés au sein d’une matrice scientifique. Rien ne les empêchera de se passionner pour la philosophie, l’histoire ou la géopolitique et, pour certains, d’y exceller : nombreux ont été les officiers de marine, formés aux sciences dans leur jeunesse pour exercer le métier de la mer, à se passionner ultérieurement pour d’autres matières, tels Pierre Loti (1850-1923) ou Claude Farrère (1876-1957) pour la littérature, Michel Serres (1930-2019) pour la philosophie ou Jean Cras (1879-1932) pour la musique. S’il est toujours possible de se passionner pour d’autres domaines de l’esprit à quarante ans, il est en revanche nettement plus difficile de rattraper une culture scientifique à cet âge. Dans ce domaine, tout se joue à l’aube de la vie. N’en déplaise à certains observateurs extérieurs, il est donc logique, pour l’École navale, de continuer à recruter exclusivement dans les filières scientifiques.

Mars 2025


(1) Gaulle (de) Charles, Vers l’armée de métier, 1934. Alexandre le Grand (356-323 avant J.-C.) fut l’élève d’Aristote (384-322 avant J.-C.), qui lui transmit l’amour de la culture grecque mais, surtout, lui apprit à raisonner logiquement et à penser scientifiquement.
(2) Jubelin Alexandre, « De la spécificité militaire : entretien avec le général Lecointre (ex-CEMA) » (podcast Le Collimateur), Le Rubicon, 25 juin 2024 (https://lerubicon.org/collimateur-25-06/).
(3) Une centaine d’élèves sortant de classes préparatoires scientifiques est recrutée chaque année à l’École navale.
(4) Lehman John F., Command of the Seas: Building the 600 Ships navy, Charles Scribner, New York, 1988, p. 25.
(5) NDLR : Figure majeure de l’histoire navale britannique, cet officier de marine à la très longue carrière a commandé à deux reprises la Royal Navy, notamment avant la Première Guerre mondiale. C’est à son instigation que furent développés les premiers Dreadnought.
(6) Lambert Andrew, Admirals, Faber and Faber, Londres, 2008, p. 423.
(7) Dans cet article, nous entendons par « sciences » l’ensemble formé par les sciences logico-mathématiques (mathématiques, logique et informatique) et les sciences de la nature (physique, chimie et biologie). Les sciences dites « humaines » (économie, sociologie, etc.) sont hors de ce périmètre.
(8) Nous empruntons cette formule à l’amiral Philippon (1909-1982) qui en a fait le titre de son ouvrage de mémoires paru en 1971. Le Métier de la Mer, Éditions France-Empire, 1971, p. 502.
(9) Henninger Laurent, « Espaces fluides et espaces solides : nouvelle réalité stratégique ? », RDN, n° 753, octobre 2012, p. 5-7 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=14796).
(10) Voir par exemple sur ce sujet : Vincent Julien (dir.), Le Calcul des longitudes – Un enjeu pour les mathématiques, l’astronomie, la mesure du temps et la navigation, Presses Universitaires de Rennes, 2002, 304 p.
(11) Voir Tripier Michel, Le Royaume d’Archimède, Économica, 1992, 181 pages.
(12) Desclèves Emmanuel, Le Peuple de l’Océan – L’art de la navigation en Océanie, L’Harmattan, 2011, 312 pages.
(13) Le fameux pilote polynésien Tupaia (dont l’amiral Desclèves raconte l’histoire dans son ouvrage déjà cité), embarqué avec James Cook (1728-1779), ne sachant ni lire ni écrire, inventa en moins de trois mois un système de représentation cartographique tout à fait novateur et inédit grâce auquel il représenta 74 îles, depuis les Tonga à l’Ouest jusqu’à l’île de Pâques à l’Est, et des Australes aux îles Hawaii.
(14) Sur les âges du combat naval dont il est question ici, voir Lavernhe Thibault et Corman François-Xavier, Vaincre en mer au XXIe siècle, Éditions des Équateurs, 2023, Introduction.
(15) Hughes Wayne (capitaine de vaisseau) et Girrier Robert (contre-amiral), Fleet Tactics and Naval Operations, Third Edition, US Naval Institute Press, Annapolis, 2018, p. 23.
(16) Sur cette aventure technologique, on lira avec intérêt Wildenberg Thomas, The Origins of AEGIS, Naval Institute Press, Annapolis, 2024, 262 pages.
(17) NDLR : Chrissement Pierre-Henri, « Quelques leçons tactiques des premières patrouilles navales en mer Rouge », RDN, n° 878, mars 2025, p. 94-97 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23666&cidrevue=878).
(18) Coutau-Bégarie Hervé, La puissance maritime. Castex et la stratégie navale, Fayard, 1985 p. 40.
(19) Sur la notion de « noyau noble », voir la conclusion de Goya Michel, S’adapter pour vaincre – Comment les armées évoluent, Perrin, 2019, 425 pages.
(20) Hone Trent, Learning War—The Evolution of Fighting Doctrine in the U.S. Navy, 1898–1945, USNI Press, Annapolis, 2019, p. 30-34.
(21) Chef d’état-major de la Marine à la fin des années 1980, l’amiral Louzeau (1929-2019), qui fut le premier commandant de Sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) et professeur de neutronique, en est sans doute le symbole le plus connu. Voir Marion Jehan, « In Memoriam - Amiral Bernard Louzeau », RDN, n° 824, novembre 2019, p. 5-10 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=22174).
(22) Le xénon est un poison neutrophage qui contrarie la réaction en chaîne dans un réacteur nucléaire après s’y être accumulé. Un réacteur de propulsion navale doit pour autant permettre de passer outre ce « pic », qui survient quelques heures après un arrêt, pour diverger à nouveau « à la demande ».
(23) Philippon H., op. cit., p. 133.
(24) Voir par exemple, sur les débuts de l’épopée du sous-marin, l’ouvrage de l’amiral François Guichard, Premières plongées – Vingt milles nautiques sous la mer, Vérone éditions, Paris, 2021, 433 pages.
(25) Philippon H., op. cit., p. 132.
(26) US Department of Defense, Formal Investigation into the Circumstances Surrounding the Downing of Iran Flight 655 on 3 July 1988—Investigation Report, 19 août 1988 (https://en.wikisource.org/).
(27) Voir notamment les actes du colloque « Critical Thinking: Our Greatest Weapon to Winning Tomorrow’s War? » organisé en octobre 2023 par l’US Naval Institute et l’US Naval Academy (https://web.cvent.com/).

Partagez...

  • Accéder aux tribunes

Mai 2025
n° 880

Océans, des défis pour la France

Je participe au débat stratégique


À vos claviers,
réagissez au dossier du mois

 

Actualités

19-05-2025

Exposition « Jean Gaumy et la mer » au Musée national de la Marine

14-05-2025

Maritimisation et trafic portuaire : bilan 2024

14-05-2025

Observations de la Cour des comptes sur l’organisation budgétaire de la mission « Défense »

05-05-2025

La DGA présente son bilan d’activités 2024

30-04-2025

Camerone – 1863

29-04-2025

La Marine nationale teste en pleine mer un drone offensif sur une cible réelle

29-04-2025

Lancement réussi du 4e Vega C – Succès de la mise en orbite de Biomass

Adhérez au CEDN

et bénéficiez d'un statut privilégié et d'avantages exclusifs (invitations...)

Anciens numéros

Accéder aux sommaires des revues de 1939 à aujourd’hui

Agenda

Colloques, manifestations, expositions...

Liens utiles

Institutions, ministères, médias...

Lettre d'infos

Boutique

  • Abonnements
  • Crédits articles
  • Points de vente
  • CGV
  • Politique de confidentialité / Mentions légales

e-RDN

  • Tribune
  • e-Recensions
  • Cahiers de la RDN
  • Florilège historique
  • Repères

Informations

La Revue Défense Nationale est éditée par le Comité d’études de défense nationale (association loi de 1901)

Directeur de la publication : Thierry CASPAR-FILLE-LAMBIE

Adresse géographique : École militaire,
1 place Joffre, Paris VII

Nous contacter

Tél. : 01 44 42 31 90

Email : contact@defnat.com

Adresse : BP 8607, 75325 Paris cedex 07

Publicité : 01 44 42 31 91

Copyright © Bialec Tous droits réservés.