Le Moyen-Orient est devenu une région stratégique pour la Chine, malgré sa complexité. L'attaque du Hamas en octobre 2023 a mis fin à une période positive pour la Chine, la forçant à réévaluer sa stratégie. Sous Xi Jinping, la Chine vise à restaurer sa « juste place » dans le monde. Les Nouvelles Routes de la Soie et les accords de partenariat stratégique avec des pays comme l'Iran et l'Arabie saoudite illustrent cette ambition. Cependant, l'attaque du Hamas a révélé les limites de Beijing à jouer un rôle géopolitique majeur.
La Chine au Moyen-Orient : des ambitions contrariées (T 1724)
Xi Jinping en visite à Riyad (Arabie saoudite) rencontrant le prince héritier Mohammed ben Salmane en 2022
China in the Middle East: Thwarted Ambitions
The Middle East has become a strategic region for China, despite its complexity. The Hamas attack in October 2023 ended a positive period for China, forcing it to reassess its strategy. Under Xi Jinping, China aims to restore its "rightful place" in the world. The New Silk Road Initiative and strategic partnership agreements with countries such as Iran and Saudi Arabia illustrate this ambition. However, the Hamas attack revealed Beijing's limitations in playing a major geopolitical role.
Le Moyen-Orient est devenu, pour la Chine, une région d’intérêt stratégique croissant. Cependant la complexité de ce que les Chinois appellent l’« Asie de l’Ouest » apparaît comme un facteur de difficultés nombreuses. Ainsi, l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, a-t-elle mis fin à une séquence positive pour la Chine et a semblé la prendre de court. La diplomatie chinoise doit réévaluer son approche stratégique en faisant preuve de pragmatisme, ce que certains observateurs appellent opportunisme, dans le cadre du jeu de Go qui caractériserait la politique extérieure chinoise.
Lorsque Xi Jinping accède au pouvoir, à la fin de 2012, les ambitions chinoises s’affichent sans retenue : « Made in China » et « China 2049 » définissent, par écrit, l’ambition du nouveau dirigeant : transformer en affirmation géopolitique la puissance économique acquise en trente ans de rattrapage accéléré, lancé par la politique de réformes et d’ouverture de Deng Xiaoping et poursuivie avec opiniâtreté par ses deux successeurs désignés (Jiang Zemin et Hu Jintao). Le conseil de Deng – faire profil bas – est oublié. Xi Jinping annonce sa détermination de rendre à la Chine sa « juste place », celle d’une civilisation ancienne et brillante, et mettre fin à la parenthèse du « Siècle d’humiliation » (1840-1949), imposé par un Occident (et un Japon « occidentalisé ») arrogant.
Les Nouvelles Routes de la Soie, projet phare du Président Xi
Ces nouvelles routes renouent avec un millénaire de caravanes reliant l’Asie occidentale et la Chine (la « Ceinture terrestre ») et les siècles plus récents qui virent les navires de l’Occident apporter à la Chine ses produits et sa culture (la « Route maritime »). La Belt and Road Initiative (BRI) est un projet global, aussi conceptuel que concret. Au-delà des investissements en infrastructures de transport et de communication, l’idée qu’elle souhaite imposer est celle d’une Chine qui organise, en nouveau centre du monde, les échanges commerciaux, les investissements et les coopérations entre tous les continents. Ce projet économique est, de fait, porteur de la diplomatie internationale de la seconde hyperpuissance.
Dans ce contexte, le Moyen-Orient apparaît comme un carrefour aussi bien logistique que culturel. Il est analysé par la Chine comme à l’origine des civilisations qui ont généré un Occident entreprenant… et colonisateur. Dès le décollage de l’économie chinoise, la région est devenue le principal fournisseur des énergies non renouvelables, vitales pour une économie en explosion et qui manque de pétrole et de gaz sur place ou proche. En échange, la Chine exporte la majeure partie des biens de consommation durables et des équipements de toute sorte dont un ensemble de 400 millions de consommateurs moyen-orientaux a besoin. Elle a surtout imposé l’expertise et la puissance de ses entreprises de BTP devenues, en bâtissant la Chine nouvelle, les plus compétitives du monde. Elle développe partout des projets d’infrastructures qui façonnent le nouveau Moyen-Orient : ports et aéroports, routes et chemins de fer, tunnels et ponts.
Vint le moment, pour la Chine, de structurer ces liens commerciaux et de les pérenniser. C’est le rôle des « Accords globaux de partenariat stratégique à long terme » (Comprehensive Long Term Strategic Partnership Agreements) que la Chine, dans une terminologie emphatique, signe avec les principales puissances régionales : l’Iran (l’accord le plus remarqué) en 2021 (1), précédé par des accords du même ordre avec la Turquie dès 2010 et les Émirats arabes unis (EAU) en 2018. Plus tard, viendront des accords à long terme avec l’Égypte et l’Arabie saoudite en 2022 et, enfin, avec la Palestine en 2023. Israël est loin d’être tenu à l’écart de ces rapprochements, avec la création, en Chine, de Parcs d’activité sino-israéliens en 2015, couronnés par un partenariat stratégique consacré aux hautes technologies en 2017 et toujours actif ; cet accord d’« innovation conjointe » complète de grands travaux qu’Israël a confiés à la Chine, notamment le métro de Tel Aviv et un grand port de conteneurs en baie de Haïfa.
Toutefois, l’action diplomatique la plus spectaculaire, sinon la plus cruciale, est l’accord de reprise des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite, orchestré par Beijing en 2023, et qui créa la stupéfaction dans le monde : la Chine se voyait désormais reconnue en acteur géopolitique au Moyen-Orient. Elle faisait ainsi une entrée remarquée dans la région en se présentant comme l’« amie de chacun » et « faiseuse de paix ». Ce coup de théâtre révélait, en même temps, l’absence relative des autres puissances traditionnellement actives au Moyen-Orient : l’Europe et la Russie, bien occupés par la guerre en Ukraine, les États-Unis qui, depuis Obama, ont « pivoté », déclarant vouloir s’éloigner de l’Europe et du Moyen-Orient pour se concentrer sur leur défi principal, la Chine, définie comme triplement dangereuse puisque « communiste, agressive et dominatrice ».
La surprise du 7 octobre 2023
La diplomatie chinoise, dans un premier temps, se contenta de publier des communiqués convenus, appelant à la paix. Le blocus à géométrie variable installé par les Houthis en mer Rouge a montré à quel point la Chine n’était pas prête à jouer le rôle géopolitique dont elle avait l’ambition. Alors que les Houthis garantissaient le libre passage aux navires commerciaux chinois, ces derniers (ceux de la compagnie publique Cosco) ont préféré faire le tour de l’Afrique : le calcul géo-politique est de n’être, sous aucun prétexte, entraîné, même par inadvertance, dans un conflit dont elle veut éviter d’être partie.
Par ailleurs, la Chine comprit qu’une opportunité se présentait d’avancer un pion de Go supplémentaire en tentant de prendre la tête d’un « Sud global », soudé instantanément en une force condamnant Israël avant même qu’il ait entrepris de se défendre. Tout le Sud global, emmené par la masse des pays musulmans qui le domine (40 % des pays mais 60 % des populations) adopte les slogans conçus par les organisations islamistes, préparées à une offensive calculée de communication majeure visant à détruire l’image d’Israël… (2) et de l’Occident qui le soutient.
L’ONU apparut aussi comme un lieu utile aux ambitions chinoises qui œuvrent à y occuper des positions d’influence. Son Secrétaire général, António Guterres, s’exprime comme le porte-parole du Sud global, ensemble disparate que la Chine souhaite diriger comme au temps du Tiers-monde anticolonialiste, celui de Bandung, en 1955, où Zhou Enlai fut le leader incontesté, aux côtés de Nehru, Nasser et Soekarno.
La prolongation des opérations à Gaza, les atermoiements et les divisions de la diplomatie européenne, les états d’âme du président Biden à l’écoute, campagne électorale oblige, de l’aile gauche de son Parti démocrate, offrait à la Chine l’occasion d’aller plus loin : la tenue à Beijing, fin mai 2024, d’une rencontre régulière avec la Ligue arabe, dans le cadre du « Forum de coopération sino-arabe », permet à la Chine de signer un communiqué commun qui reprend mot pour mot les déclarations habituelles de la Ligue, anti-israéliennes et pro-palestiniennes, usant de mots très forts pour condamner Israël. En contrepartie, la Chine obtient le soutien sans faille de la Ligue à ses demandes traditionnelles : se voir confirmer sa souveraineté sur Taïwan et obtenir le silence sur sa gestion de l’irrédentisme ouïghour. Une vague d’antisémitisme, surprenante et inattendue, déferle sur les réseaux sociaux chinois (contrôlés par les autorités) et complète ce tableau 2.
Vues de Chine, de surprenantes victoires israéliennes
À partir d’avril 2024, Israël a repris l’initiative et regagné, en une série d’exploits de renseignements et de coups portés, avec une précision sidérante, aux têtes, militaires et politiques, des principales milices ennemies (Hamas et Hezbollah), l’intégralité de sa capacité de dissuasion. La trêve acceptée par le Hezbollah aux conditions d’Israël, celle signée par le Hamas, la chute du régime Assad et l’immobilisme de l’Iran, comme sidéré par cette avalanche de défaites, permet aux dirigeants israéliens de penser qu’ils ont remporté cette quatrième guerre, imposée cette fois par l’Iran. L’arrivée au pouvoir d’un Président américain ami ouvre des perspectives d’un nouveau Moyen-Orient plus stable.
Cette nouvelle donne n’est pas simple à gérer pour la Chine. Davantage proche de l’Iran que des autres acteurs régionaux depuis la guerre en Ukraine où la Chine se tient « aux côtés » de la Russie… à laquelle l’Iran livre des drones, la Chine doit désormais, avec le conflit au Moyen-Orient, gérer une situation nouvelle que l’on peut définir comme : nous voulions être l’ami de chacun, pouvons-nous éviter d’être l’ennemi d’aucun ?
Pour la Chine, comme pour le reste du monde, il devient clair que l’« Axe de la Résistance », celui des pays au nord d’Israël, mené par l’Iran, leader du monde chiite, mais composé aussi de pays arabes, est fissuré. L’« Axe de la malédiction », autre nom de ce camp donné à la tribune de l’ONU par le Premier ministre d’Israël (3), a explosé avec la défaite du Hezbollah et la prise du pouvoir en Syrie par une milice sunnite, liée aux Frères musulmans.
La Chine, comme toutes les grandes puissances extérieures au Moyen-Orient, intéressées à y maintenir une présence significative, fait face à un schéma nouveau. Elle doit, dès lors, produire une stratégie adéquate sans avoir une connaissance approfondie d’une région des plus complexes, où trois États-Nations (Iran, Arabie saoudite et Turquie) issus d’ex-empires (ceux de la Perse, des Arabes et des Ottomans) retrouvent des ambitions de domination. Parmi les éléments de complexité, pour une Chine laïque (et pour laquelle le terme de religion a un sens bien différent du nôtre), l’impact effectif du schisme sunnisme-chiisme est difficile à mesurer, d’autant qu’il a été, depuis toujours, instrumentalisé à des fins politiques. Dans un passé encore proche, l’Égypte de Nasser, l’Irak de Saddam Hussein et la Syrie de Hafez el-Assad étaient tous sous l’influence de partis voués à la promotion d’un « socialisme arabe ». Tous ont vu l’Islam prendre la main sur la revendication nationaliste. Le Hamas veut plus qu’un État de Palestine, il veut étendre l’Islam à la région et au monde, en fidèle élève des Frères musulmans dont il est issu. Tous ont fait de la cause palestinienne leur combat emblématique. S’estimant trahis par le camp arabe, signant (ou, comme l’Arabie saoudite, se préparant à le faire) des traités de paix avec Israël, les Palestiniens, dans leur ensemble, ont confié le soutien de leur combat à l’Iran. La Chine, lorsqu’elle invite le Hamas et l’Autorité palestinienne à se parler (4), à Beijing, est-elle bien certaine de maîtriser tout cela ?
De même, l’offensive de charme, en direction de la Chine, de Mohammed ben Salman, reflète-t-elle bien le besoin vital de l’Arabie saoudite (et des autres pays arabes), face à une menace iranienne précise, de garanties de sécurité fortes ? La Chine n’est pas prête à les apporter et les Américains, seuls en mesure de le faire, semblent, désormais, réticents avec Donald Trump.
Des instituts de recherche ont été créés par le Parti communiste chinois pour apprendre les réalités de cette région où la Chine est un nouveau venu. Est-ce suffisant pour mettre au point une stratégie qui est devenue pressante ? S’ouvre, en effet, une période diplomatique qui devra, en même temps, apporter une réponse à la question palestinienne ainsi qu’à la menace iranienne et de ses affiliés.
La Chine, avant de choisir un camp… ou tenter de rester sur sa position d’acteur ayant de bonnes relations avec chaque puissance régionale, devra d’abord prendre en compte le jeu géopolitique global. Celui-ci est défini, depuis plus de quinze ans, par la confrontation entre la Chin et les États-Unis. Dans ce contexte, le Moyen-Orient apparaît comme au cœur des grands équilibres mondiaux, par sa situation géographique, ses ressources, ainsi que par l’histoire qui a vu s’y succéder et s’y affronter, les plus grands empires et par le rôle majeur de l’une des contestations les plus radicales de l’ordre mondial mis en place par l’Occident : l’islam et son instrumentalisation géopolitique, l’islamisme.
L’examen de la politique américaine est ainsi un préalable pour la Chine avant d’avancer ses pions dans cette région nouvelle pour elle. Les Américains sont les protecteurs du bloc arabe sunnite et d’Israël. Ceci est apparu clairement avec la signature des Accords d’Abraham. Si l’Arabie saoudite reprend ses pourparlers avec Israël et les États-Unis, ceux-ci devront s’engager à fournir des garanties de sécurité importantes, y compris la fourniture des armements les plus sophistiqués, voire peut-être les équipements et technologies permettant le développement d’une industrie nucléaire civile. Avec l’Iran, Barack Obama avait signé, en 2015, un accord, le JCPOA (Accord de Vienne sur le nucléaire iranien), dénoncé trois ans plus tard par le Président Trump. Ce traité ne s’opposait pas formellement au développement de l’arme nucléaire par l’Iran mais espérait le retarder ou le laisser en friche pour longtemps. Joe Biden, dès son accession à la présidence, en 2020, s’était empressé de signifier qu’il était désireux de le rejoindre à nouveau (5). Les États-Unis de Trump vont tenter d’engager un dialogue différent, plus large et plus exigeant, avec l’Iran, tout en poursuivant la constitution d’un axe sunnite face à l’axe chiite pour installer un équilibre de puissances qui pourrait stabiliser la région. L’alternative à un accord négocié serait d’attaquer (ou de laisser les Israéliens le faire) les installations nucléaires iraniennes.
Ambitions et opportunités chinoises
Ce tableau qui s’offre à la Chine doit lui servir de cadre de référence pour redéfinir ses ambitions géopolitiques dans la région, contrariées par la guerre mais qui ouvre des opportunités nouvelles. La Chine tentera de retrouver un rôle dans l’après-guerre. Elle voudra certainement être partie aux règlements car il n’est pas question pour elle que les États-Unis soient la seule grande puissance à orchestrer le nouveau Moyen-Orient en gestation. On peut, en effet, rêver d’une grande négociation qui rappellerait celle qui mena à la paix de Westphalie (1648). Un tel équilibre de puissances au Moyen-Orient nécessiterait l’implication des grandes puissances extérieures à la région, seules capables d’apporter les garanties de sécurité à chacun.
La Chine, si elle doit être, comme elle le souhaite, un acteur essentiel de l’équilibre mondial, voudra y participer. Elle y est prête puisque c’est son projet global : être partie à la reconfiguration de l’ordre mondial. Les États-Unis se résoudront-ils à négocier un nouvel ordre mondial, en parité avec elle ? C’est toute la question. ♦
(1) Des accords globaux de partenariats stratégiques ont été signés par la Chine avec presque tous les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA). On peut avoir des précisions sur leurs objectifs et contenus ainsi que la vision d’ensemble de la politique chinoise qui sous-tend ces accords en suivant la Newsletter de Jonathan Fulton, professeur de géopolitique, habitant aux Émirats arabes unis et qui publie sa Lettre dans le cadre de l’Atlantic Council (https://www.atlanticcouncil.org/expert/jonathan-fulton/).
(2) Déclaration d’un officiel américain, Aaron Keyak, rapportée par le Times of Israël du 9 janvier 2024. Ceux qui suivent de près l’actualité chinoise en ont une confirmation fréquente.
(3) Intervention de B. Netanyahou devant l’Assemblée générale de l’ONU, le 27 septembre 2024 (https://video.lefigaro.fr/figaro/video/assemblee-generale-de-lonu-la-prise-de-parole-de-benyamin-netanyahou/).
(4) Accord entre 12 organisations palestiniennes, notamment l’Autorité Palestinienne et le Hamas, à Beijng, le 23 juillet 2024.
(5) Déclaration du président des États-Unis, nouvellement élu, Joe Biden, au New York Times le 1er décembre 2020 et reproduite par le Times of Israël le lendemain, 2 décembre.