Au Népal, des manifestations violentes (51 morts, 1 000 blessés) ont forcé le Premier ministre Oli à démissionner le 10 septembre 2025. Déclenchées par l’interdiction des réseaux sociaux, ces protestations reflètent la colère de la jeunesse contre la corruption et le népotisme. Bien que l’Inde et la Chine surveillent la situation, aucune ingérence étrangère n’est prouvée. Didier Chaudet analyse les conséquences géopolitiques régionales de ce mouvement.
Népal : l’impact géopolitique du mouvement populaire (T 1751)
Nepal: Geopolitical impact of a popular demonstration
In Nepal, violent protests (51 dead, 1,000 injured) forced Prime Minister Oli to resign on September 10, 2025. Triggered by a social media ban, these protests reflect youth anger against corruption and nepotism. Although India and China are monitoring the situation, no foreign interference has been proven. Didier Chaudet analyzes the regional geopolitical consequences of this movement.
Le mercredi 10 septembre 2025, le calme commence à revenir dans la capitale du Népal, Katmandou. Après deux jours de manifestations violentes, cinquante et une personnes sont mortes et plus d’un millier ont été blessées. L’armée semble avoir rétabli l’ordre ; mais la victoire a bien été remportée par le peuple révolté : le Premier ministre Khadga Prasad Sharma Oli a démissionné et le pouvoir politique traditionnel a été désavoué. Illustrant la colère profonde de la population, on se rappellera en particulier des images du Parlement et des maisons de politiques brûlés, mais aussi de l’humiliation (1) du ministre des Finances, Bishnu Prasad Paudel, qui a été déshabillé, battu et poursuivi dans une rivière.
La révolte populaire était le produit de l’interdiction de fait de plus d’une vingtaine de réseaux sociaux. Il ne faut pas faire l’erreur de considérer que le motif était futile : la « génération Z » du Népal s’exprime politiquement, en priorité, sur les réseaux sociaux. Un mois avant les événements de ces derniers jours, une campagne contre le népotisme avait été lancée par le biais de ce type de plateformes. Le pouvoir politique a donc voulu retirer à la population les moyens de critiquer une corruption qui salit durablement des institutions démocratiques récentes, existant depuis 2008 (2). Il a sous-évalué la réaction populaire et en a payé le prix.
Un tel séisme politique pourrait peser sur la diplomatie du pays. Après tout, le Népal est un État clé dans la relation entre l’Inde et la Chine : le premier considère ce pays enclavé comme son pré-carré, l’Inde post-1947 héritant de l’influence du Raj britannique ; le second a su devenir un acteur économique indispensable au Népal depuis la décennie 2010, mettant en danger l’influence indienne. Les manifestations pourraient, directement ou indirectement, peser sur les intérêts de ces puissances ; et donc sur la géopolitique asiatique.
Pas une « révolution de couleur »
Avant d’aller plus loin, il faut faire un sort à l’idée selon laquelle on serait face à une « révolution de couleur » commanditée par les États-Unis.
À défaut de preuves d’une manipulation extérieure (3), les théories du complot se contentent d’imaginer qu’un certain nationalisme népalais, qui pourrait arriver au pouvoir à la suite de ces manifestations, serait forcément inféodé aux Américains et opposé à l’Inde (4) ; et mener une politique agressive contre l’Inde avec l’assentiment des États-Unis en punition des liens russo-indiens (5). Bien entendu, cette vision des choses surestime les capacités réelles d’un Népal très dépendant de l’Inde, que ce soit pour ses importations (de pétrole et de nourriture, en particulier), ou pour la possibilité offerte à une main-d’œuvre rurale et peu qualifiée de trouver un travail de l’autre côté de la frontière. Les travailleurs migrants représentent jusqu’à 1,5 million de personnes, qui ne trouveraient pas d’opportunités équivalentes dans leur pays : dans les zones rurales, aujourd’hui, le chômage des jeunes est souvent de 30 % au moins. En 2024, les envois d’argent de travailleurs migrants népalais en Inde représentaient 27 à 30 % du PIB et l’Inde est une des principales destinations avec les pays du Golfe et la Malaisie (6). Imaginer qu’un dirigeant népalais fasse le choix de faire de l’Inde un ennemi, à l’heure actuelle, dans une telle situation économique, relève d’une analyse géopolitique caricaturale et erronée.
Plutôt qu’un complot étranger, on peut constater que l’on est face à un phénomène régional. Au Sri Lanka (en 2022), au Bangladesh (en 2024) et au Népal ces derniers jours, on se trouve, en fait, face à des situations relativement similaires : une population jeune, confrontée aux difficultés économiques, au blocage politique, au népotisme, explose et cible des élites politiques corrompues. Les similarités ne sont guère étonnantes, l’Asie du Sud est généralement la région dont les populations augmentent le plus rapidement ; avec, en conséquence, une population jeune : les moins de 30 ans représentent 30 % de la population au Sri Lanka, 37 % au Bangladesh et 56 % au Népal. Dans les trois pays les économies rencontrent des difficultés à intégrer cette jeune génération, et la classe politique qui fonctionne en caste fermée, cherchant à préserver ses privilèges. Si l’Inde connaît elle aussi des moments d’agitation dans la rue, la différence fondamentale est qu’elle a des institutions et un système électoral autrement plus solides, capable, au moins en partie, de permettre aux mécontents de se faire entendre (7).
Une opportunité pour l’Inde ?
Pourtant, la récente déstabilisation du pouvoir népalais, même en tant que produit de la situation politique et économique locale, peut avoir un impact sur les intérêts nationaux de ses grands voisins et, en premier, de l’Inde, le géant qui considère ce voisinage himalayen comme son « Étranger proche ».
Bien entendu, la première réaction de l’Inde, face à la situation népalaise, a été sécuritaire, avec un renforcement de la frontière commune, longue de 1 751 kms. Un « Traité de Paix et d’Amitié », depuis 1950, accepte la libre circulation des personnes. Face aux événements au Népal, temporairement, les Népalais ne peuvent plus entrer en Inde, mais peuvent, en revanche, retourner dans leur pays. Le commerce a également été ralenti. Il s’agit d’abord d’éviter toute « contamination » de l’instabilité voisine. L’Inde s’inquiète notamment de la libération de prisonniers par des gangs de jeunes manifestants, qui pourraient être tentés de passer la frontière. À l’heure où ces lignes sont écrites, 12 533 de ces prisonniers n’ont pas été capturés. Au-delà de cette réaction de court terme, l’Inde de Narendra Modi pourrait peut-être profiter, à terme, de l’instabilité politique actuelle, en s’appuyant sur un nationalisme hindou ayant aussi ses partisans au Népal.
En effet, pendant les manifestations, il a parfois été possible d’entendre « Raja aaunparcha ! » (« le roi doit revenir ! »). Il faut se rappeler que quelques mois avant les manifestations de septembre, les partisans d’un retour de la monarchie organisaient une grande marche à Katmandou qui est, elle aussi, devenue violente. Avant de devenir une république sécularisée en 2008, le Népal a été une monarchie hindoue pendant 250 ans. Depuis quelques années l’ancien régime, décrédibilisé par ses tendances autocratiques, retrouve une certaine popularité, notamment sous l’impulsion des hautes castes. Et ce retour en force (relatif) est à associer à l’idée de refaire du Népal un État hindou : dans la monarchie, le roi était considéré comme une entité divine hindoue, religion d’État et régime monarchique étaient forcément liés. Ce rejet de la sécularisation de l’État pourrait séduire jusqu’à la moitié (8) de la population. Or, cette approche est soutenue par les nationalistes hindous d’Inde, selon un rapport du Département d’État américain. Des groupes associés au BJP (Bharatiya Janata Party), le parti au pouvoir en Inde, auraient fourni des fonds aux partisans de l’hindouisme comme religion d’État et soutiendraient les monarchistes (9). Dans la situation politique actuelle, une force conservatrice structurée, déterminée et aidée financièrement par des partisans étrangers, pourrait peser sur l’avenir du pays, au-delà du poids électoral limité du seul parti appelant à la restauration de la monarchie, le Rastriya Prajatantra Party (RPP). Même si la diplomatie indienne s’en défend, le retour d’une monarchie, ou au moins la montée en puissance des identitaires hindous, pourrait assurer son influence sur place. Une stratégie qui aurait l’avantage de contrer un nationalisme népalais qui s’est en partie construit par opposition à l’Inde.
Un tel activisme idéologique indien reste toutefois à relativiser : la prudence, face à la situation actuelle, amène bien des commentateurs, à New Delhi, à refuser toute intrusion dans les affaires intérieures de son voisin. Malgré les craintes agitées par certains journalistes et politiques indiens, l’influence de New Delhi au Népal est une réalité économique et même géographique difficilement discutable. Plutôt que d’influencer le Népal, l’Inde a besoin de sa stabilisation.
La crise au Népal vue de Chine
En Chine, on reste plus encore dans une logique de non-interférence dans les affaires des autres, une philosophie de la politique étrangère chinoise. Le premier commentaire officiel sur la situation au Népal, par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Lin Jian, s’est borné à rappeler les relations de bon voisinage entre les deux pays et a lancé un appel à toutes les sections du Népal pour un prompt retour à la stabilité. Globalement, les manifestations n’ont pas laissé apparaître un discours critique de la Chine, ce qui, en soi, est une bonne nouvelle pour l’autre grand voisin du Népal : il a été possible de développer une influence réelle sur place sans souffrir du rejet que peut parfois subir l’Inde. D’abord parce qu’il ne s’agit pas de la même histoire : le Népal ne craint pas de n’être vu que comme une potentielle province par la Chine ; alors qu’avec l’Inde, notamment avec l’absorption de l’État himalayen du Sikkim en 1975, les craintes apparaissent comme bien plus justifiées.
K. P. Oli était d’ailleurs considéré comme proche de Pékin, mais il n’était pas le seul politique népalais à voir un avantage à de bonnes relations bilatérales : Katmandou, en plus de voir en l’empire du Milieu un contrepoids utile à l’Inde, est très intéressé par les capacités d’investissements chinois dans des infrastructures dont le pays a cruellement besoin. En 2017, le Népal a été associé aux nouvelles Routes de la Soie chinoises ; et en 2019, lors de la visite du Président Xi dans le pays, la Chine s’est engagée concrètement dans des projets de connectivité, notamment un chemin de fer allant du sud du Tibet (plus précisément de la ville de Shigatse) à Katmandou, pour un coût de 8 milliards de dollars. Un projet qui serait le plus complexe techniquement (10) pour les Chinois, qui n’en est encore qu’à ses débuts, mais qui a la possibilité d’offrir une véritable capacité d’autonomisation du Népal face à l’Inde.
Sur le court terme, l’agitation politique pourrait être problématique pour les projets associés au BRI (Belt and Road Initiative, les nouvelles routes de la Soie chinoises) sur place. Sur le plus long terme, en revanche, l’effet pourrait être strictement inverse et jouer en la faveur de Pékin. Car comme l’explique Liu Zongyi (11), directeur du Centre d’Études sur l’Asie du Sud de l’Institut d’Études internationales de Shanghaï (12), si les difficultés économiques persistent malgré le changement de gouvernement et un soutien possible venant de l’étranger, alors seule la BRI pourra aider à changer la donne. Pour s’assurer une certaine influence à Katmandou, Pékin n’a donc qu’à tenir bon sur ses grands projets économiques dans le pays, pour s’assurer une influence durable.
Conclusion
À l’heure où ces lignes sont écrites, le Népal a remplacé son Premier ministre déchu par Sushila Karki, une ancienne présidente de la Cour suprême, réputée pour sa lutte contre la corruption et pour les droits des femmes. Elle a été mise en avant par les représentants des manifestants pour dialoguer avec l’armée et la présidence. Au moment de la prise de fonction de Sushila Karki, le Parlement a été dissous, une autre demande des manifestants. Ce dernier point a été obtenu malgré l’opposition des partis associés au Premier ministre déchu. C’est le chef des armées, Ashok Raj Sigdel, qui leur a forcé la main en indiquant que s’ils n’acceptaient pas cette seconde demande des manifestants, il serait forcé de déclarer l’état d’urgence (13). De nouvelles élections devraient avoir lieu d’ici six à huit mois.
À première vue, tout va dans le sens d’une stabilisation : Sushila Karki n’est problématique ni pour l’Inde, ni pour la Chine, a le soutien des forces vives du pays, représente un espoir pour sa jeunesse. Il est cependant trop tôt pour savoir si elle pourra effectivement mener une lutte sérieuse contre la corruption, action essentielle pour assainir la vie politique avant les prochaines échéances électorales. Quoi qu’il en soit, sur le court terme, il y a fort à parier que Pékin, comme New Delhi, feront le choix de l’attentisme : la stabilité dont ils ont besoin ne peut être obtenue que par la nouvelle Première ministre.
12 septembre 2025
(1) Dont on retrouve les images sur le réseau social X : https://x.com/TheInsiderPaper/status/1965391295888924871.
(2) Gupta Rishi, « The Gen Z Protest in Nepal Exposes Systemic Governance Failure », The Diplomat, 9 septembre 2025.
(3) Un fait mis en avant par les chercheurs népalais interrogés ici : Atri Pawan, Maheshwari Dhairya, « Is US Deep State at work in Nepal », Sputnik India, 11 septembre 2025.
(4) Yadav Diksha, « “Stench Of Regime Change”: Why Nepal Could See A Pro-US Leader Take Charge », Swarajya Magazine, 10 septembre 2025.
(5) Cette approche, mise en avant par un commentateur américain, basé en Russie, Andrew Korybko, a été repris par des médias anglophones. Voir son analyse ici : https://korybko.substack.com/p/the-us-might-try-to-manipulate-nepal.
(6) Biswas Soutik, « Worried migrants head home from India after Nepal turmoil », BBC, 12 septembre 2025.
(7) Dash Sahasranshu, « Bangladesh and Nepal: Why Some Protests Topple Leaders (and Others Don’t) », The Diplomat, 12 septembre 2025.
(8) Baral Biswas, « Making Sense of Nepal’s Pro-monarchy Protests », The Diplomat, 13 mai 2025.
(9) « Nepal witnessing calls to restore Hindu statehood. BJP has a role in it: US report », The Week, 19 juin 2023. Purohit Kunal, « Calls grow for Nepal to ditch secularism as India’s ruling BJP pushes its Hindu-nationalist agenda », South China Morning Post, 19 juin 2023.
(10) Agarwal Ananta, « China and Nepal’s rail line must traverse mountains, geopolitical tensions and enormous costs to get off the ground », South China Morning Post, 11 septembre 2022.
(11) Zhao Ziwen, China weigs risks as social unrest rocks strategic partner Nepal », South China Morning Post, 11 septembre 2025.
(12) Un des plus anciens think tanks chinois pour les relations internationales, fondé en 1960.
(13) Ellis-Petersen Hannah, Pokharel Gaurav, « Nepal appoints its first female PM after historic week of deadly protests », The Guardian, 12 septembre 2025.