En République centrafricaine (RCA), les chefs religieux (cardinal Nzapalainga, imam Kobine, pasteur Gbangou) œuvrent pour la paix malgré les menaces et sacrilèges (meurtres, destructions de lieux saints). Leur dialogue interconfessionnel, face à l’instrumentalisation politique de la religion, devient un levier de réconciliation après la guerre de 2012-2020. Leur action montre que le religieux peut diviser ou unir, selon les contextes.
Les identités religieuses dans les sorties de guerre. L’exemple de la République centrafricaine et le sacrilège contre les figures religieuses (T 1753)
De gauche à droite : le pasteur Guerekoyame-Gbangou, l’imam Kobine et Mgr Nzapalainga (© Klaus-Dietmar Gabbert / DR / 2017)
Religious Identities in Post-War Situations: The Example of the Central African Republic and Sacrilege Against Religious Figures
In the Central African Republic (CAR), religious leaders (Cardinal Nzapalainga, Imam Kobine, Pastor Gbangou) are working for peace despite threats and sacrileges (murders, destruction of holy sites). Their interfaith dialogue, in the face of the political instrumentalization of religion, has become a lever for reconciliation after the 2012-2020 war. Their action shows that religion can divide or unite, depending on the context.
En septembre 2015, Monseigneur Dieudonné Nzapalainga, cardinal et archevêque de Bangui, en République centrafricaine, fait l’objet de menaces de mort interprétées, dans la presse locale, comme un sacrilège (1) envers un serviteur de Dieu. Cette atteinte concerne aussi la menace ou la tentative de mort contre le représentant terrestre d’une religion (2). Ce chef religieux a subi des intimidations par l’un des chefs des anti-Balaka, une milice hétéroclite composée de chrétiens et d’animistes en lutte contre le groupe Seleka, pro-musulman dont les membres viennent du Tchad et du Soudan. Depuis le début du deuxième cycle des violences armées en 2012, le cardinal Nzapalainga, l’imam Oumar Kobine (3) et le pasteur Nicolas Gbangou se sont engagés à promouvoir la réconciliation en vue de soutenir le processus de sortie de crise dans ce pays situé au cœur de l’Afrique centrale. Or, pour restaurer la paix (4), ces figures religieuses traversent le pays d’Est en Ouest, du Nord au Sud demandant aux populations de déposer les armes, renoncer à la vengeance et préserver des relations pacifiques entre les communautés chrétienne, protestante et musulmane exposées aux violences armées. Dans ce contexte, les tentatives de mort dont les représentants religieux sont la cible (5) et la destruction des lieux saints (6) deviennent un obstacle à la restauration de la paix. Ces actes sont vus comme autant de sacrilèges contre les acteurs religieux. Le sacrilège tient donc aux actions qui visent à attenter à la vie de ces artisans de paix au service de la réconciliation. Le sacrilège désigne, en première instance, l’outrage sur une entité sacrée ou une figure religieuse. Il renvoie à l’atteinte portée à l’encontre d’une personne digne de respect au regard de son service à Dieu. Par exemple, l’imam Kobine est menacé de mort pour ses actions entravant des faits guerriers des membres de la Coalition des Patriotes pour le Changement (CPC) mené par Noureddine Adam, chef de cette alliance armée pro-musulmane et Seleka en 2013. Au début du conflit, l’archevêque Nzapalainga proteste déjà contre les entrepreneurs de guerres adeptes d’une instrumentalisation des religions : « n’utilisez pas la religion pour vous couvrir, les musulmans sont nos frères ». Les tensions intercommunautaires donnent lieu à des destructions de lieux saints. À Zéré, un village situé à 25 kilomètres de la commune de Bossangoa au Nord-Ouest du pays, des profanations sur des églises et des mosquées, brûlées et détruites par des attaques Seleka et anti-Balaka, ont laissé le village dans la désolation. « L’église est en cendres, la mosquée a été détruite et le chef du quartier musulman assassiné. Les habitants vivent désormais dans la jungle, où la malaria fait des ravages » (7). Sur le plan symbolique et matériel, l’homme auteur de sacrilège sort du chemin de la paix et sème les graines du désordre et de la violence dont la guerre se nourrit. Commettre le sacrilège introduit-il donc de l’entropie c’est-à-dire une augmentation du désordre dans la dynamique sociale vers la paix ? Sous cet angle, le sacrilège intéresse le sociologue, observateur des sorties de guerre.
Le sacrilège, la guerre et les hommes
La guerre est un sacrilège. Elle répand la mort, engendre la destruction des biens et des lieux de culte. Le sacrilège est donc lié à l’activité guerrière et mobilisés par des chefs de guerre qui prétendent agir au nom d’une religion. Le discrédit que les groupes armés jettent sur les chefs religieux faiseurs de paix est vécu comme blasphématoire au sein des communautés religieuses auxquelles ils appartiennent ; en particulier dans ce pays dominé par le christianisme. La Centrafrique est une république multiconfessionnelle et pluriethnique forte de 6 millions d’habitants. La population est en majorité composée de chrétiens (80 %), de musulmans (10 %) et d’animistes (10 %) (8).
Le pays est l’objet d’une guerre où les identités religieuses sont convoquées. La plupart des monothéismes comme l’islam, le judaïsme ou le christianisme ont connu des circonstances historiques où la violence a été considérée comme religieusement légitime (9). Ce sont les enseignements issus des études historiques sur la relation entre la guerre et le fait religieux instrumentalisé (10) c’est-à-dire l’emploi du religieux à des fins politiques, symptômes d’une crise du politique en tant qu’instance d’unité collective. Cet usage du religieux à des fins politiques montre également que la religion devient le prétexte de l’oppression ou de la domination d’un groupe sur un autre à rebours de son message spirituel d’origine. Dans l’histoire moderne européenne, le catholicisme fut utilisé comme une identité meurtrière (11) au service de la violence. En France, la guerre de religions opposant les catholiques aux protestants entre les XVIe et XVIIe siècles avec le massacre de la Saint-Barthélémy survenu en 1572 peut être interprété dans ce sens. C’est la thèse de la confessionnalisation de la violence qui recherche un appui théologique, combiné à des facteurs politiques et d’hégémonie, pour justifier la conquête du pouvoir et le déclenchement d’un conflit. On retrouve une telle grammaire, mêlant politique et religion, dans les violences commises en République centrafricaine lorsque la guerre éclate en 2012. Alors que les violences perdurent dans ce pays jusqu’en 2020, les destructions des lieux saints (mosquées, églises, lieux de culte), le massacre des populations obstacles à l’exploitation des territoires par des groupes armés et l’attaque des villages sont vécus comme des actes profanateurs. Ils sont accomplis par des groupes armés porteurs, dans l’espace public, des « labels » religieux : c’est la coalition des combattants musulmans Seleka et les membres des milices anti-Balaka composées de chrétiens.
Pour les chefs religieux impliqués dans la recherche d’une paix durable, la guerre en RCA n’est pas une guerre confessionnelle. La religion est instrumentalisée par les combattants qui en font un vecteur pour la mobilisation collective. Pour les chefs de guerre, l’équation est simple : l’identité ethno-religieuse devient un levier de mobilisation en raison de leur incapacité à rassembler par d’autres moyens. La faiblesse des identités politiques pousse ces chefs de guerre à activer le levier communautaire et ethno-religieux.
Alors que le conflit se répand par capillarité dans les grandes villes du pays (Bangui, Bossangoa, Bangassou) en suivant les fractures religieuses mais également les disparités de développement, les hommes et les femmes dépositaires de l’autorité politique, économique, traditionnelle ou confessionnelle sont en permanence harcelés, ciblés et font l’objet de violence. Les préfectures de Ouaka, de Mbomou ou de Haute-Kotto ont été le théâtre de telles exactions. Les groupes armés ont contraint par la force et la terreur des communautés religieuses vivant là depuis toujours à partir vers la forêt ou vers un exil sans retour. Les appartenances confessionnelles sont invoquées par les belligérants pour justifier cette violence qui n’est ni une guerre civile, ni un conflit armé classique. Dans ces territoires où les groupes armés sévissent, la singularité de la violence tient à son hybridité : derrière la façade des tensions interreligieuses, qui existent toutefois, se cachent des enjeux de contrôle du territoire et des ressources du sous-sol (or, diamants, pierres précieuses), de conquête du pouvoir politique et de domination hégémonique par des groupes ethno-communautaires (12).
C’est pourquoi, l’hypothèse d’une confessionnalisation de la violence en République centrafricaine doit être couplée à des déterminants sociopolitiques. Il convient donc de prendre en compte la multiplicité des causes de la violence dans le déclenchement de ce conflit armé, en particulier sur des territoires où les structures étatiques sont molles, la gouvernance faible et la redistribution de la richesse inégalitaire. Par ailleurs, la surévaluation de l’impact du discours ethno religieux dans l’analyse de ce conflit peut devenir une œillère qui réduit l’appréhension multifactorielle des causes de cette guerre. Le risque est grand alors d’essentialiser les causes des clivages entre les combattants, au travers d’une lecture religieuse des déterminants conflictuels qui excluent la complexité, forcément a-historique et a-sociale, alors que ceux-ci s’inscrivent au contraire dans des stratégies d’acteurs mouvantes dans le temps et dans l’espace, et dans un jeu de relations entre individus et groupes qui mêle rapports de force, désir de pouvoir et instrumentalisation des identités. Cette vision fait écho à l’hypothèse de Heiner Bielefeldt sur les religions qui ne peuvent être violentes per se mais sont susceptibles de le devenir dans certaines circonstances, en particulier dans un contexte où les ressources de la mobilisation collective pour la compétition politique se réduisent aux « labels » ethno-religieux (13). C’est bien cet environnement sociopolitique qui fait ressortir des logiques religieuses, celles qui tracent le cadre du passage à l’acte blasphématoire fondé sur la brutalité (insultes, violences) contre des chefs religieux, les menaces de mort dont ils sont victimes et les destructions de leur lieu de prière.
D’ailleurs, pour sortir de la guerre, ces chefs chrétiens et musulmans vont se saisir du fait religieux pour en faire un moyen de réconciliation intercommunautaire. La force des actions qu’ils mènent tient à leur capacité à mêler christianisme et islam dans un dialogue interconfessionnel au service de l’apaisement des cœurs et des esprits. Cet élan emporte l’admiration du pape François qui se rend en 2015 à Bangui pour soutenir ces efforts de réconciliation en écho au message pontifical sur la paix et la fin de la guerre en République centrafricaine. Il visite Bangui et apporte son aide aux efforts de paix menés par les chrétiens et l’imam. D’ailleurs, son message s’inspire de sa philosophie politique exposée dans ses publications.
En effet, le souverain pontife, dans son livre intitulé Contre la guerre. Le courage de construire la paix (14) présente le dialogue comme un art politique et le désarmement comme un choix stratégique. Reprenant ce modèle, Mgr Nzapalainga, l’imam Kobine et le pasteur Gbangou vont soutenir le lancement de la Plateforme de paix interreligieuse de Centrafrique devenue une instance du dialogue politique en faveur du désarmement des milices et de l’entente entre les parties en conflit. Cet organe puise son essence dans les Saintes Écritures, employées ici, comme une théologie de la réconciliation. Le pape rappelle l’indispensable exigence de convoquer le discours religieux pour tisser des ponts entre les hommes et les femmes et non dresser des barrières, sources de querelles. Par exemple, au sujet du conflit en Ukraine survenu en 2022, le pape rappelait encore que « l’Église ne doit pas utiliser la langue de la politique, mais le langage de Jésus, qui est celui de la réconciliation, de la paix et de l’amour » (15). La religion diffuse dans son message primordial l’amour et la fraternité entre les hommes. Tout discours religieux éloigné de ces pôles soumet la religion à une logique tribale en écho d’enjeux de pouvoir ce qui contribue à réinterpréter le message. Pour le père Antonio Spadaro, directeur de la revue Civilta Cattolica « la rhétorique religieuse du pouvoir et de la violence est donc blasphématoire, car elle fait appel à Dieu pour le corrompre dans ce qui est son identité : l’amour, précisément » (16).
Bangui. Le prêtre, l’imam, le pasteur et la réconciliation
Bangui, capitale de la République centrafricaine, 2024. Le calme revient en dépit des tensions politico-militaires persistantes et localisées. Le 18 décembre 2022, le chef de la mission de Moscou à Bangui est grièvement blessé après une attaque au colis piégé. La même année, la France clôture son opération militaire après un engagement de trois ans sur le territoire centrafricain. Le 19 mars 2023, neuf travailleurs chinois sont tués par des groupes armés sur un site minier de la région de Bambari au centre du pays. C’est dans ce contexte de mi-guerre mi-paix que le pays se trouve. La RCA est riche en diamant, en or et en uranium mais, paradoxalement, ce pays reste l’un des États les plus pauvres au monde. Selon la Banque mondiale (données 2022), avec une population d’environ 6 100 000 habitants, la RCA se classe au plus bas des indices du capital humain et de développement (188e rang du classement sur 191 pays en 2022). Les institutions sont faibles, les citoyens ont un accès insuffisant aux services de base, le manque d’infrastructures est sévère et le tissu social s’est détérioré avec la crise. La RCA est dotée d’un potentiel agricole impressionnant et de vastes forêts, mais la population attend encore de profiter de leurs fruits (17) malgré les efforts de bonne gestion des affaires publiques et de restauration sécuritaire menés par le Président et son gouvernement.
Le président Faustin-Archange Touadera est toutefois parvenu à faire taire les armes après d’âpres négociations menées sous l’égide d’organisation internationale sous régionale (18) ; alors qu’en même temps, les Casques bleus de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation de la Centrafrique (Minusca) contribuaient sur le terrain à la protection des populations civiles qu’elles-mêmes jugeaient imparfaite (19). Mais les champs politique et militaire ne sont pas les seuls espaces de pacification des esprits. Les chercheurs de paix investissent aussi le domaine religieux et socioculturel. C’est dans ce registre que s’inscrit l’action des acteurs religieux.
De 2013 à 2015 les chefs religieux chrétiens et musulmans mènent des actions de réconciliation intercommunautaires pour soutenir la sortie de crise. Ils ont créé une plateforme interreligieuse dédiée à la médiation. Dès le début des négociations pour la paix à Brazzaville et Libreville, les représentants des principales confessions du pays se tiennent aux côtés des partis politiques et des organisations continentales et internationales pour trouver une issue au conflit.
Les actions de Mgr Nzapalainga, de l’imam Ouasselegué et du pasteur Nicolas Gbangou contribuent donc au silence des armes et au retissage des relations entre les groupes. Dans ce conflit, à la fois politique, militaire et confessionnel, la religion devient un facteur de restauration du lien social dans la perspective de la sociologie d’Émile Durkheim (20) qui en fait un vecteur de rassemblement communautaire autour du sacré. Cette vision souligne l’acception étymologique du vocable « religion », du latin « religare », « relier ». La religion définit d’abord une communauté d’individus réunit par des croyances et des dogmes qui déterminent leur rapport au sacré. Pour Émile Durkheim, « le sentiment religieux n’est rien d’autre que la transfiguration du sentiment d’appartenance à une société, que les rites associés viennent simultanément exprimer et renforcer. Et il se manifeste en tout premier lieu par une séparation fondamentale entre le sacré et le profane, tels qu’auront été marqués certains êtres, objets ou gestes dans une religion donnée » (21). Les actes de ces hommes de paix apparaissent comme une « construction par le bas » de la réconciliation par le fait religieux comme moyen de pacification. Rappelant le message liturgique dans les villages qu’il visite, le cardinal Nzapalainga martèle le geste de charité fraternelle entre les communautés religieuses cohabitant sur un même territoire. La charité, vertu majeure du christianisme crée l’obligation d’aimer son prochain. Il faut se faire le proche de l’autre. « Tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous, faites-le-vous-mêmes pour eux » (Mt 7, 12). La charité fraternelle n’exclut personne. Le cardinal rappelle qu’à l’exemple de Jésus, il faut « aimer comme lui jusqu’à nos ennemis, nous faire le prochain du plus lointain, aimer les enfants et les pauvres comme lui-même » (22).
Agir en faveur de la pacification
Les représentants religieux centrafricains lancent plusieurs messages de paix. Ensemble, Mgr Nzapalainga, le pasteur Gbangou et l’Imam Kobine sillonnent le pays à la rencontre des communautés religieuses (chrétiennes et musulmanes). Ils alertent les habitants de l’hinterland sur le risque d’un embrasement, sur l’instrumentalisation de la religion et le piège de la vengeance qui attisent les braises du conflit.
L’hinterland, ou arrière-pays, désigne une zone tampon identifiant un vaste espace pouvant s’étendre entre des polities distinctes non soumise à un contrôle direct, à une domination exclusive ou à une supervision rapprochée (23). Outre les discours, le Cardinal et l’Imam mettent en place des actions d’aide aux victimes (soin, accueil, écoute). Ils voyagent en Europe pour sensibiliser la communauté internationale sur les fractures communautaires en République centrafricaine. Enfin, ils s’impliqueront dans le dialogue politique.
Le chef protestant est l’autre acteur en recherche de paix. À son tour, le pasteur Nicolas Gbangou traverse le pays pour rencontrer les populations touchées par la guerre, répandre la parole biblique et recueillir les plaintes des populations habitant dans des contrées éloignées des centres urbains. Comme ses homologues, il dialogue avec les Centrafricains de confession musulmane. Et, malgré les menaces de mort dont il fait l’objet de la part des membres de l’unité pour la paix en Centrafrique (UPC) et de la destruction des véhicules de son église, le pasteur Gbangou n’a jamais cessé son plaidoyer pour la réconciliation.
Les actions menées par ces artisans de paix sont vues comme le moyen de conjurer le sacrilège dont ils sont l’objet par les menaces permanentes des groupes armées d’attenter à leur vie. En attendant une sortie de crise durable et une normalisation de la situation sécuritaire, ils veillent sur les réfugiés venus s’entasser sur les lieux de cultes. Le pasteur Nicolas Gbangou entretient l’espoir des milliers de réfugiés venus s’installer autour du temple protestant ELIM à Bangui-Mpoko ; alors qu’ils sont environ 12 000 hommes, femmes et enfants autour de l’église Saint-Paul du cardinal Dieudonné Nzapalainga.
Le travail de réconciliation communautaire porte sur le sport, les activités culturelles et les rencontres religieuses. Pour incarner in concreto la réconciliation interreligieuse des habitants de Bangui, les chefs religieux chrétien et musulman organisent des matchs de football pour la paix. Ces rencontres sportives témoignent devant l’ensemble du pays que le dialogue interreligieux est une réalité. Dans le domaine culturel, les chrétiens et les musulmans ont mis en place des activités de théâtre où les deux collectivités religieuses chrétiennes et musulmanes jouent ensemble au profit des enfants pour permettre d’exorciser les violences subies par les plus jeunes. Ils ont, ensemble, reconstruit les marchés utilisés par les deux communautés et détruits pendant la guerre. L’imam et le cardinal iront plus loin : le premier ouvre sa mosquée au second, qui lui, partage la messe avec des musulmans dans une logique de fraternité interreligieuse. Si bien que des cérémonies religieuses en présence de fidèles de l’autre confession unissent les communautés. Ces cérémonies constituent des « structures locales de dialogues » et de médiations ; elles contribueront à désamorcer des conflits potentiels et apaiser les tensions sociales intercommunautaires par le fait que l’un parle à l’autre.
Si l’on s’en tient à l’écriture biblique dont s’inspirent Mgr Nzapalainga, avec la résurrection christique, les sacrilèges cessent car l’humanité est renouvelée (24). Pour aider à ce renouvellement, les représentants terrestres des religions opposent la charité à la violence, le pardon à la vengeance, la croix et le croissant aux armes. Cette conjuration tient d’une réconciliation des communautés. Elle vise à ramener la paix dans les cœurs et les esprits auprès des belligérants mais aussi des membres des communautés confessionnelles chrétienne et musulmane. Ce discours religieux est bien reçu par la population des villes où la caravane interreligieuse pour la paix est passée. Le pasteur, l’imam et le cardinal apportent l’espérance de lendemain meilleur, distribuent des aliments transportés dans les convois qui les amènent vers les populations et pansent des plaies ouvertes par la crise et la mauvaise gouvernance des hommes politiques. Ces figures religieuses sont aux yeux de la population le dernier rempart d’une espérance face à des acteurs politiques aveuglés par leurs intérêts personnels. C’est pourquoi, les initiatives locales, aussi bien sacrées que profanes, destinées à réconcilier les communautés sont autant d’actes visant à conjurer les atteintes à leur encontre. À Bangui comme dans les autres villes du pays, ces représentants religieux vont mener directement ou soutenir indirectement partout sur le territoire, des initiatives en faveur de la paix.
À Bangui, la capitale, les communautés des quartiers Castors, Yakité, Bloc-Sara, Yalowa, Camerounais-Douala et Sanga-Bibalé signent le 23 mars 2019 un accord de bon voisinage et de réconciliation intercommunautaire. L’objectif : faire cesser les hostilités, interdire le port et l’usage d’armes blanches (machettes, coupe-coupes, haches) par les habitants et faciliter la libre circulation des personnes et des biens dans une perspective de normalisation des relations sociales.
À Mbomou, dans le Sud-Est, les communautés des villages de Gambo et de Pombolo prennent des initiatives semblables pour apaiser les tensions locales. Les communautés vont signer un accord local de paix qui s’aligne sur l’accord politique pour la paix et la réconciliation en République centrafricaine (APPR-RCA). Par cet acte, les populations marquent leur volonté de sortir du cycle de la violence en prenant comme mesure immédiate la levée des check-points arbitraires visant à taxer les habitants, à faire cesser les brutalités individuelles et à renouer le dialogue entre les chefs de quartiers. Mbomou, faut-il s’en rappeler, avait été marquée par des actes de violence entre 2017 et 2018, avec des attaques répétitives entre les éléments de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC à Pombolo) et les anti-Balakas (Gambo). Environ 200 personnes avaient été tuées et des milliers d’autres ont dû fuir les combats interreligieux faisant des déplacés mis en urgence humanitaire (25). Ces initiatives donnaient lieu à la création de comités locaux de paix.
À Ouaka, des initiatives semblables sont menées par les habitants. Les communautés des villages de Zoubingui et Mbadje Lokoto, dans cette préfecture située près de Bambari et dont les relations étaient tendues depuis janvier 2019, ont célébré une journée de réconciliation, le 23 mars 2019. Les populations ont décidé de promouvoir la stabilité pour pacifier les relations de voisinage. Ces initiatives plus ou moins efficaces se sont arrimées au discours national de promotion de la paix faisant écho aux négociations politiques, d’une part, et aux appels à la réconciliation et au pardon intercommunautaires prônés par les figures de la plateforme interreligieuse, d’autre part.
Conclusion
L’exemple de la guerre en République centrafricaine éclaire donc sur la place des identités religieuses dans le cycle des conflits et le recours au sacrilège comme acte guerrier. Les menaces de mort contre les personnalités religieuses dont l’action est consacrée au service de Dieu ou d’Allah sont vues comme des sacrilèges par la population.
De plus, la temporalité montre que, en fonction du cycle du conflit, le fait religieux est tantôt un élément de fracture sociale tantôt le vecteur d’une cohésion communautaire. Dès lors, la thèse de la confessionnalisation de la violence armée est réinterrogée. La religion est donc l’objet d’une instrumentalisation par les entrepreneurs de guerre, en particulier sur des territoires où les identités politiques sont faibles et n’ont que peu d’emprise sur les mobilisations. Ainsi, dans le cas de la sortie de guerre en RCA, le discours religieux, loin d’être un facteur belligène devient le vecteur de la réconciliation et de la pacification du territoire touché par la guerre. En fonction des situations, le fait religieux peut soit réunir, soit diviser. Tout dépend des logiques sociales dominantes. ♦
(1) Le sacrilège désigne, en première instance, l’outrage sur une entité sacrée ou une figure religieuse. Il renvoie à l’atteinte portée à l’encontre d’une personne digne de respect au regard de son service à Dieu.
(2) Par religion, nous entendons, à la suite des travaux en sociologie des religions d’Émile Durkheim, « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées ». Durkheim Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie (1912), Presses universitaires de France, rééd. 2008, 647 pages.
(3) L’imam Oumar Kobine décède en 2020, son œuvre est poursuivie par son successeur l’imam Abdoulaye Ouasselegué.
(4) La recherche de la paix par les chefs religieux en RCA a fait l’objet d’un film sorti en 2021 intitulé Siriri, le cardinal et l’imam. Le mot Siriri signifie « paix » en langue Sango. Le film est réalisé par le cinéaste franco-suisse Manuel von Stürler.
(5) En 2015, le pasteur Nicolas Gbangou, chef de l’église évangélique de Bangui reçoit des menaces de mort pour son action en faveur de la réconciliation interreligieuse et politique.
(6) Le 24 décembre 2018, un incendie criminel ravage l’église catholique Sainte-Trinité à Bangui.
(7) Philippe Bollopion, directeur de cabinet de Human Wright Watch (HWR), « Sanctionner les auteurs d’exactions », décembre 2013.
(8) Banque mondiale.
(9) Nebel Mathias, « Violence et religions : réponse ouverte au Rapporteur spécial sur la liberté de religion et de croyance », Revue d’éthique et de théologie morale, vol. 292, n° 4, 2016, p. 23-48.
(10) Féron Élise, « Religions et conflits. Comment renouveler le cadre de l’analyse ? », Les Champs de Mars, vol. 26, n° 1, 2015, p. 20-31. Voir aussi Simmel Georg, Conflict and the Web of Group-Affiliations, Glencoe, The Free Press, 1955.
(11) Maalouf Amin, Les identités meurtrières, Grasset, 1998.
(12) En RCA, les chrétiens, les musulmans et les animistes ont toujours coexisté pacifiquement. Par exemple, dans le domaine économique, on assistait à une répartition des activités qui permettait à chaque communauté religieuse de se spécialiser dans un secteur : les chrétiens s’occupent d’agriculture, de petit commerce et d’administration ; les musulmans s’occupent d’élevage et de commerce.
(13) Nebel Mathias, op. cit.
(14) François, Contre la guerre. Le courage de construire la paix, Édition du Vatican, 2022.
(15) Spadaro Antonio, « Guerre en Ukraine : “La rhétorique religieuse est blasphématoire” », La Croix, 29 mars 2022.
(16) Ibidem.
(17) Données de la Banque mondiale, 2022 (www.banquemondiale.org/).
(18) En janvier 2021, la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs se réunit sous l’égide de l’Angola pour aborder la sortie de crise en RCA. L’objectif : négocier avec les groupes armés pour aboutir à une paix durable. Dans le même temps, le président Touadéra ouvre un dialogue inclusif et républicain avec les forces vives du pays.
(19) Vircoulon Thierry et Picco Enrica, « La MINUSCA en Centrafrique. Les Casques bleus impopulaires ». Notes de l’Ifri, mars 2022, Institut français des relations internationales.
(20) Durkheim Émile, op. cit.
(21) Cité par Igor Martinache, « Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus.
(22) Cité dans Catéchisme de l’Église catholique, Éditions du Centurion, 1998, p. 800.
(23) Mbembe Achille, « At the Edge of the World: Boundaries, Territoriality, and Sovereignty in Africa », Public Culture, vol. 12, n° 1, 2000, p. 263.
(24) La Bible, Éphésiens, 4, 31 ; Colossiens, 3, 8.
(25) Note d’information de la Minusca, « Les communautés locales en Centrafrique renouent avec le dialogue et la réconciliation », 27 mars 2019.