Perspectives d’avenir de la dissuasion française (décembre 1996)
Il peut paraître prétentieux de traiter de ce sujet alors que les nouvelles menaces, qui sont apparues depuis la fin de la guerre froide, de toute évidence ne relèvent pas de la dissuasion nucléaire, que l’« empire du mal » qui en avait été la raison d’être, s’est effondré, et que l’avenir des relations internationales est plus incertain qu’il n’a jamais été. Or nous savons, pour nous y être essayé autrefois sous l’égide des maîtres de l’époque, que la prospective est une science encore plus inexacte que la météorologie, et que les « tendances lourdes » sur lesquelles elle s’appuie ne préjugent que bien rarement le long terme ; aussi nous bornerons-nous ici à explorer le moyen terme, c’est-à-dire l’avenir des deux prochaines décennies. D’autre part, si nous nous sommes efforcé de recueillir nos informations aux meilleures sources, nous n’avons pas eu accès, bien évidemment, aux secrets qui couvrent dans notre pays, plus que dans d’autres, le nucléaire militaire. Notre seule qualification pour l’aborder sera donc d’avoir été un observateur attentif de la naissance aux États-Unis du concept de dissuasion, puis de son adoption en France, ainsi que de la création et du développement des forces chargées de le mettre en œuvre, au point d’avoir entrepris d’en écrire l’histoire, après avoir recueilli les témoignages de la plupart de leurs acteurs encore en vie. Cette intimité de plus de quarante ans avec le sujet nous a aussi amené à faire part périodiquement de nos réflexions sur son évolution aux lecteurs de cette revue, et cela à la seule fin d’animer leurs propres réflexions. Tel est donc encore notre propos ci-après.
Développement de la délégitimité du nucléaire
La première tendance lourde que l’on constate depuis la fin de la guerre froide est le développement, tant dans les opinions publiques qu’à la tête des États, de la contestation du nucléaire. Si nous disons développement, c’est que celle-ci existe depuis Hiroshima, y compris chez nous, et même alors chez un personnage aussi peu pacifiste « béat » que le général de Gaulle, puisqu’il a écrit dans ses mémoires : « Je fus alors tenté par le désespoir, en voyant paraître le moyen qui permettrait, peut-être, aux hommes de détruire l’espèce humaine ». De son côté, le premier gouvernement de la IVe République déclara qu’il apporterait son soutien actif à l’interdiction totale de l’arme nucléaire, et cela restera la position officielle pendant près de dix ans. Quant à l’opinion publique française, chauffée il est vrai par la propagande soviétique, elle était pour une bonne part franchement hostile à cette arme, comme l’avaient montré le succès, en 1949, du congrès mondial des « combattants de la paix », puis celui, en 1950, de l’appel de Stockholm.
Cette hostilité ne s’apaisera chez nous qu’après l’adoption par les États-Unis, en 1954, de la stratégie de deterrence (1) par la menace (terrorisante) de « représailles massives » (nucléaires). Toutefois, elle se développera alors en Allemagne fédérale et dans les pays de l’Europe du Nord, à la suite du déploiement des armes nucléaires tactiques américaines, puis des missiles nucléaires à portée intermédiaire ; et c’est ainsi que la Norvège et le Danemark refuseront les premières, et que seules la Grande-Bretagne, l’Italie et la Turquie accepteront les secondes. Au début des années 80, une nouvelle vague d’hostilité au nucléaire militaire encore plus virulente que la première, éclatera à nouveau, et là encore essentiellement dans les pays de l’Europe du Nord, à propos du déploiement des euromissiles américains. Les Églises s’en mêleront aussi, y compris chez nous, si on se rappelle les polémiques publiques de l’amiral de Joybert avec Mgr Riobé. C’est Jean-Paul II qui tranchera le débat, en déclarant en substance, dans un message à l’ONU, que la dissuasion, étant une concession aux situations actuelles mais pas une fin en soi, pouvait être acceptée moralement comme une étape provisoire sur la voie du désarmement.
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