La pensée stratégique classique considérait la victoire selon deux voies : l’anéantissement ou l’épuisement de l’ennemi. Dans le cas de la guerre en Ukraine, ce modèle ne fonctionne pas. La réalité est plutôt la défaite fonctionnelle, produisant une neutralisation stratégique d’un des deux camps. Cet objectif vise à affaiblir suffisamment l’adversaire sans avoir à le détruire.
La neutralisation stratégique : une théorie de la victoire sans cessez-le-feu
De l’épuisement à l’adaptation : repenser les options de l’Ukraine
Strategic Neutralisation: The Theory of Victory Without a Cease-Fire
From exhaustion to adaptation: a new look at Ukraine’s options
Conventional strategic thought considered victory in two possible ways, annihilation or exhaustion of the enemy, and yet this convention is not working in the case of the war in Ukraine. The reality is closer to a functional defeat that produces strategic neutralisation of one or other of the sides. The objective here is to weaken the adversary in sufficient measure without the need to destroy him.
L’un des dilemmes persistants dans la compréhension et la planification de la défense de l’Ukraine est qu’il n’existe pas de solution simple ou décisive en vue. La pensée stratégique classique, remontant aux travaux de l’historien allemand Hans Delbrück (1) au début du XXe siècle, distingue deux voies vers la victoire : l’anéantissement ou l’épuisement. Soit l’ennemi est détruit lors d’une bataille décisive, soit il est usé par attrition jusqu’à ce que sa volonté s’effondre. Dans le cas de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, aucune de ces voies n’offre une perspective réaliste ou durable.
L’anéantissement des forces armées russes est hors de portée. Même si l’Ukraine et ses alliés devaient mobiliser plus de ressources qu’aujourd’hui, la perspective de démanteler complètement la machine militaire russe, extrêmement bien dotée, est improbable. Les capitales occidentales, en particulier Washington sous l’administration Biden, ont signalé à plusieurs reprises que l’escalade devait être contenue. L’aide a été substantielle mais soigneusement calibrée, évitant la fourniture de certains systèmes par crainte d’élargir le conflit ou de provoquer une riposte nucléaire. Cette politique a permis d’éviter une confrontation Otan-Russie, mais elle n’a pas apporté de résolution. L’épuisement, en revanche, semble tout aussi peu prometteur. La Russie a absorbé des pertes extraordinaires en hommes et en matériel – bien plus d’un million de victimes, la destruction de milliers de véhicules, et une pression sévère sur son économie (2) – et pourtant elle n’a pas cédé. Contrairement à des puissances plus petites, la Russie peut soutenir une guerre prolongée, surtout avec l’appui de la Chine. Le président russe Vladimir Poutine a également recadré la guerre comme existentielle, l’intégrant à la légitimité même de son régime. Dans ce contexte, l’endurance devient une forme de force et l’attrition devient un piège : plus la guerre s’éternise, plus elle risque d’épuiser l’unité occidentale plutôt que la détermination russe.
Cette réalité brutale laisse les décideurs en quête d’une alternative au binôme anéantissement–épuisement. Un règlement négocié reste souhaitable en théorie, mais en pratique, toute négociation fondée sur la faiblesse de l’Ukraine ou sur la supposée inévitabilité de la Russie a peu de chances de produire une paix juste ou durable. Le défi consiste donc à adapter la réflexion stratégique aux circonstances actuelles : identifier des moyens de refuser à la Russie un succès opérationnel sans rechercher sa défaite totale ni laisser le conflit se transformer en attrition inter-minable. C’est de ce besoin qu’émerge le concept de défaite fonctionnelle – et, en fin de compte, de neutralisation stratégique.
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