Intervention de M. Jean-Christophe Romer lors de la table ronde du 4 juin 2009 organisée par le Comité d’études de défense nationale sur « La pensée stratégique en France », à l’occasion du 70e anniversaire de la revue Défense nationale et sécurité collective.
Stratégies et doctrines depuis 1945 : la dimension politico-institutionnelle de la pensée
Strategies and doctrines since 1945: the politico-institutional dimension of thinking
Presentations given at a roundtable discussion on 4 June 2009, organized by the Committee for National Defence Studies (CEDN) on ‘Strategic thinking in France’. The occasion was the 70th anniversary of the journal Défense nationale et sécurité collective.
Aborder la question des stratégies et de leurs doctrines implique, surtout après 1945, que l’on fasse référence à quelques préalables pour pouvoir appréhender plus clairement l’objet étudié. En premier lieu, il convient de rappeler qu’une doctrine stratégique est d’abord un discours politique public sur une stratégie. Certes, cela ne signifie pas que ce discours soit totalement déconnecté de la réalité de la planification opérationnelle de l’État donné car, pour disposer d’un minimum de crédibilité, la doctrine doit être — au moins en apparence — en phase avec les moyens disponibles et les perspectives de leur mise en œuvre. Une doctrine est donc d’abord le produit d’un équilibre entre un projet politique et des moyens militaires.
Pour ce qui concerne la France, il convient aussi de constater que si quelques auteurs ont pu avoir des intuitions fulgurantes et ce, dès l’automne 1945 (1), il faut attendre les débuts de la décennie 1960 et de la Ve République pour voir paraître les premiers textes à caractère théorique. Ils vont permettre à la France de se doter d’un corpus doctrinal non seulement crédible mais aussi véhiculant une logique telle dans sa rigueur que certains, pour des raisons sur lesquelles l’on reviendra, ont qualifiée de « délire logique » (2) et ont pu accuser l’un de ses théoriciens de « champion du monde de dogmatique qui n’a même pas l’excuse d’être mathématicien » (3). Car tous ces débats et réflexions des années 60 déboucheront sur ce que l’on peut effectivement considérer comme un concept dans son acception la plus absolue. La doctrine française a en effet porté le concept de dissuasion à son état sans doute le plus parfait car la faiblesse — relative au regard des deux superpuissances — de l’arsenal français imposait que la France présentât un argumentaire irréprochable dans sa rigueur : puisque la France ne peut disposer des moyens pour mener une éventuelle guerre nucléaire, il convenait qu’elle se dotât de tous les outils, pas seulement militaires, nécessaires à son interdiction.
La dissuasion nucléaire est le produit de deux éléments constitutifs des guerres dans leur réalité la plus générale. Le premier conduit à rappeler que le concept de dissuasion n’est pas neuf au regard de l’histoire des guerres et que l’on peut considérer qu’il remonterait à ses origines mêmes. Le second s’appuie sur l’idée selon laquelle le progrès technique finirait par conduire l’Homme à fabriquer des armements disposant d’une puissance destructrice telle qu’ils seraient susceptibles de transformer la guerre au point de la rendre impossible. Cette idée s’est notamment développée dans le dernier tiers du XIXe siècle, qui fut le grand siècle de l’industrialisation de l’Europe, et notamment dans les années qui ont suivi la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Mais ces réflexions n’ont pas empêché la guerre d’éclater en 1914 ! En ce sens, et à ce jour, seule l’arme atomique aurait permis à la dissuasion de fonctionner. Ce constat tient aussi peut-être au fait que les stratégies de dissuasion nucléaire se sont développées dans un ordre international très particulier — l’ordre bipolaire — au point qu’il faut peut-être le considérer comme une parenthèse dans l’histoire des systèmes internationaux.
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