Quels sont les tenants et les aboutissants du réchauffement des relations entre l'Iran et le Tadjikistan ? Didier Chaudet analyse les relations entre les deux pays depuis le milieu du XXe siècle, entre refroidissement, tensions, rôle de Moscou et rapprochement récents des points de vue.
Iran-Tadjikistan : entente cordiale en terre persane (T 1708)
(© luzitaniya / Adobe Stock)
Iran-Tajikistan: cordial agreement in Persian land
What are the ins and outs of the warming of relations between Iran and Tajikistan? Didier Chaudet analyzes relations between the two countries since the mid-20th century, including a cooling-off period, tensions, the role of Moscow, and a recent rapprochement of perspectives.
Le 15 janvier dernier, le président iranien, était en visite officielle à Douchanbé, capitale du Tadjikistan. Il était l’invité d’honneur du « Forum Iran-Tadjikistan pour le Commerce, l’investissement économique et le tourisme ». C’était surtout l’occasion d’une rencontre au sommet avec le président tadjik, Emomali Rahmon. Les photos officielles montrent deux hommes d’un certain âge, détendus, amicaux… une vision à laquelle on s’attend si on croit, comme Mahmoud Ahmedinejad, que les deux pays sont « un esprit dans deux corps ».
Cela ne cadre toutefois pas avec les informations régulières qui ont pu être mises en avant depuis au moins un quart de siècle, présentant une réalité plus complexe, avec des moments franchement hostiles. Comment donc expliquer cette récente détente ; et peut-elle être considérée comme durable ?
Un tour d’horizon de la relation bilatérale
Pour mieux saisir les rapports entre les deux nations persanophones, il faut comprendre le positionnement tadjik. Dans un espace soviétique définissant la nationalité par des critères ethno-linguistiques, l’Asie centrale, essentiellement un monde culturel turco-persan, forgé par l’histoire longue, était difficile à aborder. Cela a signifié, dans les années 1920, une nation tadjike concrètement amputée de territoires historiquement tadjiks (notamment Samarcande et Boukhara) par décision du Kremlin. Pire encore, dans ce territoire amputé, les divisions régionales ont nourri, après l’indépendance, et jusqu’en 1997, une guerre civile particulièrement violente : 157 000 tués (certains chiffres officieux vont jusqu’à 300 000 tués), 1,5 million de déplacés intérieurs, 600 000 réfugiés dans un Afghanistan pourtant lui-même instable à l’époque, sur une population alors de 5,1 millions de Tadjiks. À cette réalité historique, il faut ajouter le fait qu’à la fin de la guerre civile, face à l’instabilité bien réelle du pays, plusieurs années après la guerre civile, le régime à Douchanbé a fait le choix d’un autoritarisme qui, s’il pouvait éviter le retour du chaos, signifiait également liquider l’accord de paix avec l’opposition dite « islamo-démocrate » (1).
Face au sentiment de citadelle assiégée que le pouvoir du président Rahmon peut naturellement ressentir par son histoire et ses choix politiques – relativement classiques en Asie centrale post-soviétique, où le partage du pouvoir était inconcevable dans les années 1990 –, l’Iran aurait pu apparaître comme un allié naturel : si la République islamique a soutenu les islamo-démocrates au cours de la guerre civile, c’était d’abord pour combattre l’importance d’un djihadisme sunnite implanté en Afghanistan. L’attitude iranienne dans la guerre civile tadjike a d’abord été celle d’un soutien de la paix, reconnaissant la domination de la Russie dans une question centrasiatique. Avant cela, l’Iran a été le premier pays au monde à reconnaître l’indépendance du Tadjikistan. Et les centres culturels iraniens ont soutenu une renaissance linguistique intellectuelle persane dans le pays centrasiatique. Pourtant, à Douchanbé, à côté de la reconnaissance d’un allié naturel dans ce grand pays persanophone, il y a toujours eu une certaine méfiance face à un pays dominé par une idéologie religieuse pouvant faire penser à celle de leurs adversaires lors de la guerre civile.
Néanmoins, pendant une majeure partie de la présidence Khatami (1997-2005), une solide relation économique a pu voir le jour. L’Iran a notamment investi dans des projets capitaux pour l’avenir tadjik : on pense au tunnel Anzob ou Istiqlol (permettant de connecter Douchanbé et le nord, auparavant coupé du reste du pays les mois d’hiver) ou à la centrale hydroélectrique Sangtuda-2. Sous le président suivant, Mahmoud Ahmedinejad (2005-2013), on constate déjà certaines limites dans la relation bilatérale : la construction du tunnel Anzob a été bâclée pour qu’elle soit terminée lors de la première visite du président iranien en 2006, valant à ladite construction, pour sa piètre qualité, le surnom de « Tunnel de la mort » ; quant à la construction de Sangtuda-2, elle a pris du retard (2). Malgré tout, la relation économique restait encore non négligeable, l’Iran étant le deuxième investisseur dans le pays, après la Chine. Toutefois c’est dans la période 2013-2016, au début de la présidence Rouhani, que les relations se sont envenimées. D’abord à cause d’un scandale financier, amenant l’Iran à accuser la Banque nationale tadjike d’avoir aidé à un énorme détournement d’argent (2,7 milliards de dollars) appartenant au ministère du Pétrole. Puis en décembre 2015, Téhéran a invité à une conférence islamique Muhidin Kabiri, le leader du Parti de la Renaissance islamique, le principal parti d’opposition, que Douchanbé avait mis hors-la-loi le en septembre de la même année. La conséquence, en Iran, d’un refus de couper les liens avec une opposition modérée, mais aussi une façon pour les conservateurs de gêner la présidence Rouhani, diplomatiquement plus pragmatique. Il s’agissait également d’une expression de mécontentement face au développement des relations entre le Tadjikistan et l’Arabie saoudite (3). Cela a entraîné une dégradation très sérieuse des relations bilatérales et une inimitié qui semblait faite pour durer.
Malgré tout, en 2019, on constate un apaisement des relations, puis, à partir de 2023, un franc réchauffement des rapports diplomatiques et économiques, jusqu’à un régime d’exemption de visa entre les deux pays (novembre 2023). Comment la relation bilatérale a-t-elle pu récemment s’améliorer si radicalement ?
Une détente associée à l’attitude de deux grandes puissances
Pour le comprendre, il faut prendre en compte le fait que dans les années amenant à la réconciliation des deux nations, les deux pays ont été extrêmement déçus par les choix diplomatiques de grandes puissances importantes pour eux.
Pour l’Iran, la décision de la première administration Trump de retirer les États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, en 2018, a brisé ce qui a été la plus grande opportunité de détente entre Téhéran et Washington depuis 1979 (4). Cela a anéanti pour longtemps l’espoir des réformateurs et modérés iraniens de rééquilibrer les relations de leur pays avec l’Occident, notamment avec l’Europe. Depuis 2018, il est clairement apparu que la seule planche de salut, pour le régime, se trouvait en Asie. Dans le rapport à la Chine et à la Russie, bien sûr, mais il s’agit aussi de chercher des partenaires en Asie au-delà de ces deux géants. Il y a aussi un intérêt pour les organisations multilatérales, permettant de développer un dialogue avec plusieurs acteurs et d’éviter les limites de la relation bilatérale quand l’autre État est plus puissant, ou est (souhaite) être proche des États-Unis. Dans cette logique née de l’échec d’une détente avec Washington, la réconciliation avec le Tadjikistan était particulièrement importante : Douchanbé était la seule capitale à mettre son veto à l’entrée de l’Iran dans l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Le fait d’avoir été accepté dans l’OCS le 17 septembre 2021 confirme son statut de partenaire de la Russie et de la Chine, mais aussi de toute l’Asie centrale, notamment dans le cadre de la lutte contre les djihadistes et les réseaux mafieux, un problème commun pour la région. C’est aussi l’espoir de profiter d’une intégration économique progressive de la zone eurasiatique de l’OCS, dans un ensemble où tous chérissent le refus de l’ingérence occidentale dans leurs affaires intérieures (5).
Pour le Tadjikistan, c’est sa dépendance à la Russie qui est devenue problématique. Le pays est particulièrement dépendant de l’envoi d’argent par ses migrants économiques : 40 % des Tadjiks en âge de travailler partent à l’étranger. Sur les sommes qui arrivent ainsi au Tadjikistan, déjà en 2014, on constatait que 90 % venaient de Russie, ne représentant alors pas moins de 42,7 % du PIB du pays. Déjà à cette époque, la dépréciation du rouble, mais aussi des lois anti-immigration plus strictes, montrant le peu de cas que Moscou faisait des intérêts tadjiks, avaient pu peser sur la croissance du pays (6). Or, la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine ayant un coût pour l’économie russe, cela se répercute, de fait, sur les salaires des migrants tadjiks. Migrants qui sont également ciblés par une administration tatillonne et une xénophobie dont la police se fait le bras armé. L’ancienne puissance coloniale est de moins en moins la source de stabilité économique (et politique) qu’elle a pu être par le passé. Cela force Douchanbé à chercher ailleurs investisseurs et opportunités financières : le régime a pu se tourner vers les pays du Golfe, par exemple ; mais il a également compris tout l’intérêt qu’il y avait à jouer de la rivalité entre ces pays et l’Iran pour obtenir une implication économique des deux camps. Même si l’apport iranien dans ce domaine ne peut pas être celui d’une grande puissance, les investissements, le transit commercial, les possibilités même limitées pour une immigration de travail font aujourd’hui d’une bonne relation bilatérale un objectif pour Douchanbé.
Le besoin d’assurer la sécurité du Tadjikistan
Par ailleurs, la guerre en Ukraine a signifié un engagement moins marqué de la Russie dans la sécurité du Tadjikistan. Depuis 2022, la base militaire russe basée dans le pays souffre d’un manque de personnel (7) et d’équipement. Notamment des drones de reconnaissance, pourtant très utiles face à des activités illégales à la frontière, entre autres avec l’Afghanistan. Douchanbé ne peut pas ne pas avoir vu avec une certaine inquiétude la situation des Arméniens entre 2020 et 2023. La dépendance sécuritaire envers la Russie n’a pas signifié une protection efficace face à l’Azerbaïdjan, jusqu’à la reconquête des territoires occupés par les Arméniens, puis du Haut-Karabagh (8). La guerre en Ukraine amène le Tadjikistan à accepter une réalité : le régime ne peut plus se contenter de la protection russe pour sa sécurité. Une réalité problématique, quand un mouvement honni par Douchanbé, les Taliban, reprend le pouvoir dans l’Afghanistan voisin.
En fait, la renaissance de l’« émirat afghan » est une source d’inquiétude pour les deux pays. Il est significatif que le Tadjikistan ait affirmé son soutien à l’entrée de l’Iran dans l’OCS en mai 2021, quand le pire scénario du point de vue de Douchanbé était déjà garantie. Après la chute de Kaboul en août 2021, le Tadjikistan a été la seule nation centrasiatique à ne pas s’accommoder d’un tel retour et est allé jusqu’à offrir un refuge à une résistance anti-Taliban (9). Certes, au fil des années, le pragmatisme a pris le dessus dans le rapport au nouveau régime, que ce soit à Téhéran ou à Douchanbé. Toutefois, pragmatisme ne signifie pas détente et, au-delà du rapport difficile au régime afghan lui-même, le contrôle limité de ce dernier notamment à ses frontières, fait craindre aux deux pays un autre danger : celui représenté par l’État islamique au Khorasan (EI-K) (10), aujourd’hui la branche la plus efficace de Daech, très active dans le recrutement de Tadjiks et dans le ciblage de l’Iran chiite. Sur le versant sécuritaire du dossier afghan, la convergence irano-tadjike a bien des raisons de durer.
Un tournant positif dans les relations bilatérales peut être daté du 17 mai 2022, à l’inauguration de l’usine de drones iranien Ababil-2 à Douchanbé, en la présence du chef des forces armées de la République islamique, le major-général Mohammed Hussein Baqeri. Cette présence confirme, pour les Tadjiks, l’intérêt d’une implication iranienne dans la sécurité tadjike. Une implication d’autant plus assurée qu’elle est intéressée économiquement, l’Iran souhaitant se positionner sur le marché des drones.
Si le régime a besoin du soutien sécuritaire iranien, il cherche aussi, plus généralement, à apaiser les relations avec ses voisins. On l’a constaté récemment avec le sommet centrasiatique trilatéral du 31 mars 2025 (avec les présidents ouzbek et kirghize), le premier du genre, sans implication d’une grande puissance. Il suit un accord historique entre Douchanbé et Bichkek, le 13 mars, réglant leurs différends frontaliers. Le but est d’assurer un environnement totalement sécurisé pour le bon déroulement de la transition politique, du président Rahmon à son fils Rustam et aussi d’offrir à ce dernier la possibilité d’assurer son contrôle politique du pays. Dans cette optique, apaiser les relations avec l’Iran était capital.
On est encore loin, en terre persane, d’un rapprochement ressemblant à celui de l’Organisation des États turciques, entre pays turcophones. Pourtant, en tout cas si l’administration Trump ne déclenche pas une guerre contre l’Iran, une entente cordiale persane pourrait devenir une réalité pour les années à venir. Si le fils du président Rahmon, Rustam Emomali, confirme cette évolution, cette entente pourrait se formaliser et aller au-delà de la diplomatie économique prônée jusque-là. Un « bloc persan » pourrait en particulier peser plus fortement sur leur voisin afghan, dont le régime, dominé par des Taliban pachtounes, affiche de plus en plus une logique anti-persane (11). Pour les deux pays, cela signifierait une évolution non négligeable, les sortant de leur relatif isolement régional. ♦
(1) Sur ce sujet, voir Jonson Lena, Tajikistan in the New Central Asia. Geopolitics, Great Power Rivalry, and Radical Islam, I.B. Tauris, 2006, p. 48. Il est important de se rappeler que malgré une opposition d’abord « islamiste », la logique de la guerre civile était surtout régionale : on pouvait retrouver des bigots dans le camp post-soviétique et des libéraux dans le camp « islamo-démocrate ».
(2) Integrated Futures Initiative, « Facing New Alignments, Iran and Tajikistan Relaunch Partnership », Bourse & Bazaar Foundation, 26 février 2025.
(3) Majidyar Ahmad, « Tajikistan Accuses Iran of Sponsoring Terrorism, Restricts Iranian Organizations’ Activities », Middle East Institute, 9 août 2017.
(4) Vatanka Alex, « Obama’s Legacy on Iran », Middle East Institute, 12 novembre 2014 (www.mei.edu/).
(5) Chaudet Didier, « L’Iran dans l’Organisation de coopération de Shanghai : quel impact pour la diplomatie de Téhéran en Afghanistan et au Pakistan ? », Asia Focus, n° 191, Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), janvier 2023, 10 pages, p. 5 (www.iris-france.org/).
(6) Putz Catherine, « Tough Times Ahead in Tajikistan », The Diplomat, 27 mai 2015 (https://thediplomat.com/).
(7) Dès le début de la guerre, au moins 1 500 soldats russes auraient quitté le Tadjikistan pour le front ukrainien (sur 7 000 militaires sur place). Voir « “Up To 1,500” Russian Troops Redeployed To Ukraine From Tajik Base, Investigation Reveals », Radio Free Europe / Radio Liberty (RFE/RL), 14 septembre 2022.
(8) Pilibossian Anahide et Nersisyan Leonid, « Leaving the “Post-Soviet” Behind: Redefining Armenia’s Deterrence Strategy », Commentary – RUSI, 17 décembre 2024 (www.rusi.org/).
(9) Astrasheuskaya Nastassia, « How Tajikistan became hub for Afghanistan’s resistance », Financial Times, 29 septembre 2021.
(10) Chaudet Didier, « L’État islamique au Khorasan (EI-K) : le djihadisme adapté au monde multipolaire », RDN, Tribune n° 1616, 16 juillet 2024 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1726).
(11) Ahwar Javeed, « Decoding the Taliban’s Anti-Persianism », The Diplomat, 8 août 2023 (https://thediplomat.com/).