En 1939, le cuirassé allemand Admiral Graf Spee, endommagé après un combat, se réfugie à Montevideo. Le droit international, strictement appliqué par l’Uruguay, combiné à la désinformation britannique, pousse son commandant à le saborder, illustrant comment le droit peut devenir une arme redoutable en période de guerre.
Montevideo, 1939 : un cuirassé piégé par le droit (T 1774)
Le Graf Spee à Montevideo après la bataille
Montevideo, 1939: A battleship trapped by the law
In 1939, the German battleship Admiral Graf Spee, damaged after a battle, sought refuge in Montevideo. International law, strictly applied by Uruguay, combined with British disinformation, led its commander to scuttle it, illustrating how law can become a formidable weapon in times of war.
Le droit comme espace de manœuvre
Les opérations navales contemporaines s’inscrivent dans un cadre juridique dense : délimitations maritimes, obligations humanitaires, statut des navires, États neutres. Dans un tel environnement, la puissance maritime peut se mesurer autant à la maîtrise des normes qu’aux capacités opérationnelles. Le droit devient un des déterminants de la manœuvre : il peut ouvrir un espace d’action, en restreindre un autre ou produire des effets stratégiques indépendamment du rapport de force tactique.
Cette dynamique n’est pas propre aux conflits actuels. L’histoire fournit des situations où l’application rigoureuse d’une norme par un État tiers a façonné l’issue d’une confrontation. L’affaire de l’Admiral Graf Spee, en décembre 1939, en est une illustration classique : un navire encore manœuvrant, mais progressivement privé d’options par le droit international, un contexte diplomatique tendu et une action de désinformation britannique.
Le contexte stratégique : un cuirassé de poche dans une guerre mondiale
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, la Kriegsmarine ne dispose pas encore de la flotte océanique prévue par le vaste programme de construction navale élaboré par l’amiral Raeder. Le « Plan Z », lancé trop tardivement, n’a produit ni les cuirassés ni les porte-avions qui auraient donné à l’Allemagne une véritable capacité de haute mer. L’effort naval allemand repose encore sur quelques unités, dont les Panzerschiffe, produits d’un compromis imposé par le traité de Versailles : tonnage limité à 10 000 tonnes mais armement lourd, autonomie élevée, capacité à déstabiliser les routes maritimes britanniques.
Le Admiral Graf Spee, mis en service en 1936, illustre cette architecture hybride : artillerie de 280 mm sur un navire de tonnage intermédiaire, protection insuffisante pour affronter un cuirassé, mais puissance de feu supérieure à celle des croiseurs alliés. Conçu pour la guerre de course, il est optimisé pour des opérations lointaines : propulsion diesel à grande autonomie et soutien logistique assuré par un pétrolier ravitailleur.
De septembre à décembre 1939, le Graf Spee mène une campagne de guerre de course dans l’Atlantique Sud. Ses interceptions, conduites dans l’ensemble conformément aux règles de prise alors en vigueur, témoignent d’un respect relatif des usages du droit de la guerre navale : avertissement, visite, évacuation des équipages, destruction. Ce comportement est moins dicté par une approche légaliste que par la volonté de ménager les États neutres et éviter un incident diplomatique. En outre la présence du Graf Spee impose une dispersion notable des unités de la Royal Navy et une surveillance d’un espace maritime immense.
Le 13 décembre 1939 au large du Rio de La Plata la situation bascule. Trois croiseurs britanniques – Exeter, Ajax et Achilles – interceptent le bâtiment allemand. L’affrontement est bref mais violent : l’Exeter est gravement touché, mais le Graf Spee subit lui-même des avaries lourdes. Les impacts endommagent sa conduite de tir, affectent ses tourelles avant, provoquent des voies d’eau, et compromettent son installation de traitement du carburant, essentielle à son autonomie. Bien que le navire conserve sa mobilité, il voit sa capacité opérationnelle durablement réduite. Il ne peut ni affronter une force équivalente ni rallier un port ami lointain sans réparations substantielles.
En cherchant refuge dans un port neutre pour réparer partiellement son bâtiment et soigner ses blessés, le commandant Hans Langsdorff se dirige vers Montevideo. Ce choix ouvre une nouvelle séquence : l’avenir du navire dépend désormais autant du droit applicable dans un port neutre que des avaries subies au combat.
La neutralité à l’épreuve : Montevideo, décembre 1939
Lorsque le Graf Spee entre dans le port de Montevideo le 14 décembre 1939, l’Uruguay se retrouve face à une situation classique mais délicate du droit des conflits armés en mer : accueillir un navire de guerre belligérant gravement endommagé tout en préservant strictement sa neutralité. La Convention XIII de La Haye (1907), toujours en vigueur en 1939, fixe les obligations des États neutres et encadre leur marge d’action.
Selon l’article 12 de la Convention, le navire de guerre d’un belligérant ne peut demeurer plus de vingt-quatre heures dans un port neutre, sauf en cas d’avaries compromettant son aptitude à prendre la mer. L’article 17 précise que les réparations autorisées ne doivent viser qu’à « rendre le navire apte à reprendre la mer » et ne peuvent en aucun cas augmenter sa puissance militaire. Enfin, l’article 24 impose, en cas de dépassement injustifié du délai, l’internement du bâtiment jusqu’à la fin des hostilités. Ce triptyque (délai strict, réparations limitées, internement) constitue le cadre juridique auquel l’Uruguay doit se conformer.
Confronté à la gravité des avaries du Graf Spee et à l’état de son équipage qui comptent de nombreux blessés, le gouvernement du président Alfredo Baldomir consulte ses juristes et engage des discussions avec les représentations diplomatiques allemande et britannique. La question centrale n’est pas tant de choisir entre Londres et Berlin que de préserver sa crédibilité internationale : toute interprétation trop large ou trop restrictive du droit de la neutralité serait immédiatement lue comme une prise de position politique.
L’Uruguay opte alors pour une solution intermédiaire : accorder un délai exceptionnel de soixante-douze heures. Cette décision n’est pas explicitement prévue par la Convention, mais elle s’appuie sur une lecture permissive des marges laissées aux États neutres. Juridiquement, il s’agit d’une interprétation souveraine : l’État neutre conserve la capacité d’ajuster le délai tant qu’il ne permet pas au belligérant de tirer un avantage militaire indu. Les soixante-douze heures doivent permettre l’évacuation des morts et blessés, la réparation minimale de la coque et des machines.
Cette latitude demeure toutefois très limitée. Montevideo dispose d’un bassin de radoub, mais ses infrastructures ne sont pas adaptées à un navire du tonnage ni de la complexité technique du Graf Spee. Les ateliers locaux peuvent assurer des réparations légères comme le colmatage de brèches, la remise en état de certaines fonctions du navire, ou des interventions mineures sur les machines. Ils ne disposent toutefois pas des moyens nécessaires pour restaurer les systèmes essentiels endommagés : conduite de tir, tourelles avant, installations de traitement du carburant.
Le cadre juridique de la neutralité impose par ailleurs un contrôle strict : seules les réparations indispensables à la navigabilité sont autorisées, les fournitures sont vérifiées, et des observateurs uruguayens veillent à ce qu’aucune intervention ne puisse être assimilée à une assistance militaire. Les travaux entrepris ne peuvent donc qu’assurer la capacité minimale du navire à reprendre la mer, sans en améliorer les capacités opérationnelles.
Dans le même temps, la diplomatie britannique exerce une pression continue. L’ambassadeur Eugen Millington-Drake rappelle systématiquement les obligations de la Convention, conteste la nature des réparations demandées et s’oppose à tout nouvel allongement du délai. Les Britanniques exploitent aussi l’influence et la désinformation : des rumeurs relayées dans la presse laissent entendre que le croiseur de bataille Renown et le porte-avions Ark Royal se trouveraient déjà au large, même si ces unités sont en réalité encore éloignées. L’objectif est clair : renforcer la perception, côté allemand, d’une issue militaire défavorable en cas de sortie.
Au terme du délai, l’Uruguay annonce que le navire devra appareiller ou sera interné. Le cadre strict de la neutralité, combiné aux limites matérielles du port et à l’action diplomatique britannique, place le commandant allemand devant une équation où la norme influence les options disponibles autant que la stratégie.
Langsdorff dans l’impasse
À l’expiration du délai accordé par les autorités uruguayennes, le Graf Spee reste sévèrement endommagé. Les rapports internes et les témoignages ultérieurs indiquent que plusieurs systèmes essentiels présentent des défaillances majeures : avaries importantes sur la conduite de tir, pannes affectant les installations de traitement du carburant (indispensables à l’autonomie), voies d’eau partiellement maîtrisées et dégradation notable des tourelles avant. Si le bâtiment conserve sa mobilité et peut manœuvrer à vitesse réduite, ses capacités de combat et de navigation au long cours sont profondément altérées. Cette réalité technique restreint d’emblée les options opérationnelles que peut envisager le commandant Hans Langsdorff.
Durant son séjour à Montevideo, Langsdorff adresse plusieurs messages à l’Oberkommando der Marine (OKM). Ses communications insistent sur deux points : l’impossibilité matérielle d’effectuer les réparations nécessaires dans un port neutre et la contrainte juridique imposée par le délai fixé par l’Uruguay. La réponse du haut commandement reste laconique. Dans un contexte où Berlin cherche à éviter un incident diplomatique majeur en Amérique du Sud, région où l’Allemagne dispose d’intérêts économiques et d’appuis symboliques, aucune directive détaillée n’est transmise. L’OKM rappelle simplement au commandant qu’il ne doit ni permettre la capture du navire ni compromettre l’honneur du pavillon.
Cette absence d’instructions précises s’explique par plusieurs facteurs. L’état réel du bâtiment est difficile à évaluer depuis Berlin, les informations disponibles sont fragmentaires et les marges opérationnelles du Graf Spee sont étroitement conditionnées par le statut de la neutralité. Face à cette situation, Langsdorff examine successivement ses options.
Le combat, même limité à une tentative de percée, apparaît peu réaliste. Si les croiseurs britanniques ont eux aussi subi des dommages, ils conservent un avantage tactique net : meilleure conduite de tir, capacités d’observation intactes, vitesse supérieure. Le Graf Spee, privé de ses systèmes de conduite de tir, devrait engager un combat de jour presque à l’aveugle, ce qui réduirait fortement ses chances de survie.
Le maintien dans le port de Montevideo, quant à lui, n’est pas une option viable : le dépassement du délai pourrait conduire à l’internement du bâtiment et de son équipage. Or, l’internement signifie la perte définitive du navire, immobilisé jusqu’à la fin du conflit, en contradiction directe avec les instructions reçues.
Enfin, le repli vers Buenos Aires ou vers un port brésilien, souvent évoqué dans la littérature, doit être envisagé avec prudence. D’un point de vue juridique, il s’agirait d’un transit vers un autre État neutre soumis au même régime que l’Uruguay. D’un point de vue tactique, le bâtiment devrait franchir un estuaire étroit, sous surveillance, avec un risque élevé d’interception. D’un point de vue technique, l’état des machines et des systèmes de carburant rend incertaine toute navigation prolongée. Cette option n’est donc pas impossible en théorie, mais elle comporte des aléas considérables.
À ces contraintes s’ajoute un facteur « renseignement » non négligeable. Les rumeurs relayées par la presse locale, selon lesquelles le croiseur de bataille Renown et le porte-avions Ark Royal se trouveraient déjà au large, amplifient le sentiment d’encerclement. L’historiographie s’accorde sur le rôle de la diplomatie britannique dans l’entretien de ces récits. Pour Langsdorff, ces informations, même incertaines, pèsent sur l’appréciation de la situation, surtout dans un contexte où le navire n’est plus en mesure de livrer un combat équilibré.
Dans ces conditions, le sabordage apparaît comme la seule option compatible avec les contraintes juridiques, les capacités actuelles du bâtiment et les instructions reçues. En sabordant son navire, Langsdorff empêche sa capture, préserve son équipage et évite à l’Allemagne un incident diplomatique majeur. Trois jours plus tard, il met fin à ses jours à Buenos Aires.
La décision de saborder le navire n’est donc pas seulement la conclusion d’un affrontement naval, mais aussi l’aboutissement d’un processus où le cadre juridique a progressivement restreint les choix disponibles.
Une victoire obtenue par le droit : enseignements stratégiques et contemporains
L’affaire du Graf Spee illustre un mécanisme que l’on qualifierait aujourd’hui de lawfare maritime : l’utilisation du droit pour contraindre l’action d’un adversaire, non pas en s’opposant à lui par la force, mais en utilisant le droit. À Montevideo, ce n’est ni une manœuvre navale décisive ni une supériorité tactique directe qui conduit à la perte du navire allemand, mais l’application stricte – et observée de près par les Britanniques – du droit, combinée à une action diplomatique et informationnelle.
Le premier enseignement concerne la réduction de la liberté d’action d’un belligérant. En accordant un délai limité, en restreignant les réparations à ce qui était strictement nécessaire et en rappelant la possibilité d’internement, l’Uruguay a appliqué les obligations prévues par la Convention de La Haye. Cette rigueur juridique, loin d’être passive, transforme un bâtiment encore mobile en unité sans solution opérationnelle durable. Le droit ne vient pas confirmer une situation tactique : il contribue à la façonner. En l’espèce, les marges laissées par la norme sont suffisamment étroites pour que le commandant allemand se retrouve sans option compatible à la fois avec l’état du navire, le droit applicable et les instructions reçues.
Le deuxième enseignement réside dans la capacité d’un État tiers à produire un effet militaire sans rompre sa neutralité. L’Uruguay n’agit pas au bénéfice du Royaume-Uni ; il applique sa propre interprétation des règles de neutralité. Pourtant, cette application rigoureuse crée un environnement opérationnel défavorable à l’Allemagne. Ce paradoxe est au cœur du droit international. En garantissant un traitement identique aux belligérants, il peut, selon la situation, accroître les contraintes pesant sur l’un d’entre eux. La neutralité devient alors un facteur actif du rapport de force.
L’exploitation d’un cadre juridique existant par une puissance maritime constitue un troisième enseignement. Les Britanniques ne cherchent pas à contourner la Convention, ils en renforcent les effets. Ils insistent auprès de Montevideo sur les limites imposées aux réparations, contestent toute extension supplémentaire du délai et surveillent de près l’application des obligations uruguayennes. Ils complètent cette démarche par une action d’influence et de désinformation destinée à fausser l’appréciation du commandant allemand : la diffusion de rumeurs concernant la présence d’unités lourdes dans les approches du Rio de La Plata s’inscrit dans cette stratégie.
Le quatrième enseignement est plus doctrinal : les limites du droit comme déterminant unique. L’affaire du Graf Spee montre l’importance jouée par la neutralité, mais aussi ses limites, le droit n’explique pas tout. Les avaries subies au combat, l’incertitude tactique, les rumeurs entretenues par les Britanniques et l’éloignement de tout port ami ont pesé autant que la norme. Le droit a façonné le cadre, mais la décision finale résulte du mélange du juridique, du technique et de l’opérationnel. Cet équilibre demeure au cœur des opérations navales contemporaines.
Si un scénario identique est peu probable aujourd’hui, en raison de l’autonomie accrue des navires modernes, de la densité des infrastructures portuaires et de la logique des opérations conjointes, les mécanismes mis en lumière demeurent pertinents. Le droit maritime continue de définir les espaces de manœuvre : neutralité des États tiers, escales, accès aux infrastructures portuaires, surveillance des activités militaires dans les ZEE, régimes applicables aux acteurs non étatiques ou aux drones navals. Les débats actuels sur les zones grises, les restrictions unilatérales d’accès maritime ou l’usage de la « conformité juridique » comme levier stratégique prolongent, sous d’autres formes, les dynamiques observées en 1939.
En définitive, la supériorité maritime ne réside pas uniquement dans la puissance de feu ou le tonnage, mais aussi dans la capacité à maîtriser le droit applicable, à mobiliser les normes et, parfois, à transformer une règle juridique en avantage stratégique. ♦
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