La guerre en Ukraine confirme l’importance capitale de la supériorité aérienne. Maîtriser le ciel assure la liberté d’action des forces et démultiplie l’efficacité de la manœuvre interarmées. Il s’agit encore et toujours de conserver cet avantage stratégique essentiel.
La supériorité aérienne, plus que jamais nécessaire au succès des armes
Air Superiority: More Than Ever Necessary to Win The Battle
The war in Ukraine continues to underline the vital importance of air superiority. Mastery of the sky ensures freedom of action for forces and enhances the effectiveness of joint manoeuvres. Maintaining this essential strategic advantage is the key to success.
Depuis le 24 février 2022, ni la Russie ni l’Ukraine ne sont parvenues à imposer à l’adversaire une supériorité aérienne marquée. Les combats terrestres d’un autre âge, enlisés dans une guerre de positions et d’attrition dronisée à outrance, semblent reléguer au second plan l’importance du fait aérien. Pourtant, cette guerre démontre par l’absurde l’importance du combat pour la maîtrise de l’air, dont le déficit est précisément la cause des pertes humaines et matérielles subies par les deux belligérants, inédites en Europe depuis 1945, et du blocage tactique et opératif du front.
Cet article articule l’histoire de la théorie de la supériorité aérienne avec une proposition de définition moderne (1), puis explore pourquoi la supériorité aérienne limitée, maintenue tant bien que mal par l’Ukraine et la Russie de leur côté de la ligne de front, n’est pas suffisante pour débloquer les verrous tactiques et opératifs des combats terrestres.
Histoire du concept de supériorité aérienne
Les premiers théoriciens de l’arme aérienne ont très rapidement insisté sur la nécessité de dominer le ciel. Après les prophéties d’Ader (2) puis la révélation de Verdun en 1916, Douhet systématise en 1921 le concept de « maîtrise de l’air », inspiré de la stratégie navale et en particulier de Mahan (3), avec la notion de Sea Power, et surtout de Corbett (4), dont le Sea Control l’influence durablement. Offensive jusqu’à l’outrance dans son application pratique, sa définition de la supériorité aérienne, reprise par l’Allemand Hans Ritter (5), possède pourtant une vocation négative, « empêcher l’adversaire de voler ou d’effectuer une quelconque action aérienne » (6).
La vision moderne de la supériorité aérienne, d’inspiration anglo-saxonne, s’affine après la Seconde Guerre mondiale et agrège à cette définition négative la notion positive de liberté d’action des forces alliées (7). Dans les années 1980, J. A. Warden formalise cette dualité (8) en introduisant une approche dynamique et géographique de la supériorité aérienne. Il diversifie également la définition de la maîtrise de l’air selon le niveau de supériorité obtenue : absence d’avantage (air neutrality), supériorité aérienne partielle (air superiority), supériorité aérienne à l’échelle du théâtre (theater air superiority), ou domination aérienne totale (air supremacy) (9). Les doctrines américaine (10), britannique (11) et otanienne (12), très similaires, reprennent et précisent les éléments de cette définition, les différents niveaux de maîtrise de l’air s’échelonnant selon le niveau d’interférence de l’ennemi sur les opérations amies.
Continuum du contrôle de l’air
US Air Force Doctrine Publication, Counterair Operations, 15 juin 2023.
L’un des principaux apports théoriques de Warden est sa classification conceptuelle de la guerre aérienne en cinq familles de scénarios, qui permet de dégager de profondes implications sur les stratégies aériennes permettant de gagner la maîtrise de l’air (13).
Cas |
Aérodromes et zone arrière amis |
Zone de contact |
Aérodromes et zone arrière ennemis |
I |
Vulnérables |
Accessible |
Vulnérables |
II |
En sécurité |
Accessible |
Vulnérables |
III |
Vulnérables |
Accessible |
En sécurité |
IV |
En sécurité |
Accessible |
En sécurité |
V |
En sécurité |
Inaccessible |
En sécurité |
Scénarios de combat pour la supériorité aérienne.
Source : John A. Warden, The Air Campaign, iUniverse, 2000, p. 17.
Ces scénarios dynamiques sont construits en évaluant la perméabilité de l’espace aérien dans trois zones :
• Les aérodromes amis et la zone arrière, comprise comme l’ensemble des contributions d’un camp à ses propres opérations aériennes (ressources, industrie, infrastructures, stockage, système de formation, etc.).
• Le symétrique dans le camp adverse.
• La zone de contact, dans son acceptation la plus vaste de zone des combats entre les forces de surface terrestres et maritimes, constitue le troisième paramètre d’analyse.
Notons que l’histoire de la guerre aérienne depuis 1945 a vu les Occidentaux combattre presque exclusivement dans le cas II, le plus favorable à l’acquisition de la supériorité aérienne.
Définition de la maîtrise de l’air
Dans la continuité des dialectiques clausewitziennes de la fin et des moyens (14) et de l’attaque et de la défense (15), la maîtrise de l’air est donc à la fois positive et négative. Ces deux notions sont intimement liées, la destruction au sol des moyens aériens adverses (action offensive par excellence) étant par exemple le moyen historiquement le plus efficace de s’en protéger (et donc de réaliser les objectifs défensifs de la bataille aérienne) (16).
La doctrine de l’Otan ne précise pas de niveau de supériorité auquel l’adversaire cesse complètement d’exister dans le milieu aérien (Air Dominance) ; ce niveau apparaît cependant dans certains travaux théoriques (17). L’inclure dans une définition exhaustive permet de désigner un état particulier du rapport de force dans lequel un camp n’a besoin de consacrer aucune ressource à la mission de supériorité aérienne, et peut donc faire jouer l’intégralité de son aviation au profit d’autres types de missions.
Une définition moderne de la supériorité aérienne moderne pourrait donc être : la maîtrise de l’air caractérise la liberté d’action des forces amies utilisant le milieu aérien et, réciproquement, la contrainte sur l’action des forces adverses utilisant le milieu aérien contre les forces amies. Elle est caractérisée par sa durée, son aire géographique et son domaine d’altitude. Le niveau de supériorité obtenu se mesure entre :
• La parité aérienne, qui voit les deux adversaires en présence exercer une influence aérienne contre leurs forces mutuelles (parité positive ou offensive), ou être chacun trop faible dans l’air pour pouvoir exercer une influence significative (parité négative ou défensive).
• La supériorité aérienne, qui voit un camp conserver l’initiative de ses actions aériennes tout en subissant une influence aérienne non prohibitive de l’adversaire sur ses propres forces.
• La suprématie aérienne, qui voit un camp presque libre de ses actions aériennes en subissant une influence aérienne négligeable de l’adversaire sur ses propres forces.
• La domination aérienne, qui voit un camp totalement libre de ses actions aériennes alors que l’adversaire n’est pas en mesure d’avoir la moindre action aérienne sur les forces du premier.
Cette définition, centrée sur la notion de liberté d’action, offre une première clé de généralisation pour comprendre le caractère démultiplicateur de la supériorité aérienne dans les autres milieux de la conflictualité.
Pourquoi chercher la supériorité aérienne, et les conséquences de l’échec aérien
« The lesson from the last war, that stands out clearly above all the others,
is that if you want to go anywhere in modern war,
in the air, on the sea, on the land,
you must have command of the air. (18) »
L’expérience historique de l’aviation militaire, entre 1916 et 2025, montre que, dans les confrontations classiques, les forces armées qui acquièrent la supériorité aérienne l’emportent dans les autres milieux, et ne peuvent pas être vaincues militairement sur le champ de bataille terrestre ou maritime. Parmi les exemples les plus emblématiques, citons les offensives de l’Entente de l’été 1918, la libération de l’Europe par les Alliés de 1943 à 1945, la guerre de Corée, ainsi que les guerres des Six jours et du Kippour.
La supériorité aérienne permet en effet d’appliquer sans réserve la puissance aérienne au profit de toute la gamme des objectifs tactiques, opératifs et stratégiques interarmées (19). Elle génère des effets décisifs dans tous les milieux et champs, mais elle est particulièrement efficace dans le domaine cinétique, à des distances et des vitesses inaccessibles aux autres composantes, et à un coût humain et matériel réduit, laissant au Winston Churchill d’après-guerre l’impression que : « Pour le meilleur ou pour le pire, la maîtrise de l’air est aujourd’hui l’expression suprême de la puissance militaire… (20) » La supériorité aérienne n’est donc pas une fin en soi, mais plutôt une condition décisive qui permet à la puissance aérienne d’agir comme multiplicateur d’effets aux côtés des autres composantes et d’obtenir des effets stratégiques décisifs et rapides en réduisant radicalement les pertes de toutes les composantes (21).
À l’inverse, la perte de la supériorité aérienne s’est toujours traduite par les conséquences les plus tragiques pour les opérations menées dans les autres milieux et plus généralement pour les pays ou organisations concernés. Les effets d’une perte totale de maîtrise de l’air (offensive et défensive) ont été parfaitement résumés par le Field Marshal Bernard Montgomery : « Si nous perdons la guerre dans les airs, nous perdons la guerre, et nous la perdons rapidement. (22) » Les exemples historiques abondent, de la catastrophe soviétique de l’été 1941, après la destruction de l’aviation de Staline par la Luftwaffe en trois semaines, à la défaite de l’armée irakienne en février 1991, pilonnée depuis les airs pendant 43 jours et qui s’effondre dès le début d’une offensive terrestre coalisée de 48 heures seulement. Le constat est clair : depuis 1916, aucune armée n’a remporté de victoire militaire décisive face à la suprématie aérienne ennemie.
En revanche, les conséquences d’une supériorité aérienne partielle, qui ne serait effective que dans son acceptation défensive, résonnent particulièrement dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Dans ce cas de figure, correspondant au scénario V de Warden, le combat terrestre ne peut pas profiter des frappes et de la reconnaissance dans la profondeur adverse, ce qui se traduit naturellement par une létalité accrue sur le champ de bataille, une très grande difficulté à anticiper les attaques et mouvements de l’adversaire et à manœuvrer offensivement. Le combat terrestre se transforme alors en lente bataille d’attrition dominée par les feux de l’artillerie, le combat de tranchées, comme cela a été le cas pendant la majeure partie de la guerre Iran-Irak, surtout en 1983-1984 (23), et depuis 2023 par les drones sur la ligne de contact, comme c’est le cas en Ukraine. Les destructions d’infrastructures et les pertes humaines sont alors sans commune mesure avec les effets opératifs et stratégiques obtenus.
Enfin, une supériorité aérienne uniquement défensive n’est jamais hermétique, ne serait-ce que parce qu’elle ne détruit pas les moyens de frappe de l’adversaire, qui peut tenter et va généralement réussir des incursions dans l’espace aérien défendu (24). L’expérience historique montre, en effet, que dans le domaine aérien, l’adage de Frédéric II de Prusse est particulièrement pertinent : « Celui qui cherche à tout défendre ne défend rien. » La posture défensive aérienne conduit généralement à augmenter progressivement les moyens consacrés à la défense et finit ordinairement par préempter des ressources au détriment des autres fonctions stratégiques, comme ce fut le cas pour la Luftwaffe en 1943-1944.
* * *
La leçon la plus élémentaire du premier siècle de guerre aérienne reste plus valide que jamais. Pour n’importe quel pays ou système de forces, le prix à payer pour s’assurer, avant le début d’un conflit, de disposer d’un outil militaire qui garantisse la maîtrise des airs est toujours moins élevé que le prix du fer et du feu payé par ceux qui acceptent de laisser le ciel à la violence de l’adversaire. Les Forces armées ukrainiennes auraient eu besoin, pour s’assurer de la maîtrise absolue du ciel de Lviv à Louhansk et à Kertch, d’un investissement financier de l’ordre de 50 milliards à 100 milliards d’euros entre 2014 et 2022. Ce prix, qui semble élevé à première vue, est pourtant dérisoire comparé à celui de la reconstruction du pays, estimé par les Nations unies à plus de 500 milliards d’euros (25), aux millions de réfugiés disséminés en Europe et aux centaines de milliers de morts et de blessés de l’effroyable guerre de positions qui continue sur le sol européen.♦
(1) Gorremans Adrien et Noël Jean-Christophe, « L’avenir de la supériorité aérienne. Maîtriser le ciel en haute intensité », Focus stratégique, n° 122, Institut français des relations internationales (Ifri), janvier 2025 (https://www.ifri.org/fr/etudes/lavenir-de-la-superiorite-aerienne-maitriser-le-ciel-en-haute-intensite).
(2) Ader Clément, « L’aviation militaire », in Lespinois (de) Jérôme (dir.), Anthologie mondiale de la stratégie aérienne, Centre d’études stratégiques aérospatiales (Cesa), La Documentation française, 2020, 899 pages, p. 21-35.
(3) Corbett Julian S., Principles of Maritime Strategy, Dover publications, 2004, 336 pages.
4) Mahan A. T., The Influence of Sea Power Upon History, Dover publications, 1987, 656 pages.
(5) Ritter Hans, La Guerre aérienne, Cesa, La Documentation française, 2013, 280 pages, p. 211.
(6) Douhet G., Dominio dell’aria, traduction anglaise de D. Ferrari, Air University Press, 2019, page 17.(7) Webster Charles et Frankland Noble, The Strategic Air Offensive against Germany 1939-1945, Volume 1, Naval & Military Press, 1961 (réédition 2006), 556 pages, p. 20-21.
(8) Warden John A., The Air Campaign, iUniverse, 1998, 204 pages, p. 10.
(9) Allied Joint Publication, Allied Joint Doctrine for Air and Space Operations, NSO, Edition B Version 1, avril 2016, page LEX-5. Warden John A., op. cit., p. 10-11.
(10) US Air Force Doctrine Publication, Counterair Operations, 15 juin 2023, 35 pages, p. 2 (https://www.doctrine.af.mil/Portals/61/documents/AFDP_3-01/3-01-AFDP-COUNTERAIR.pdf).
(11) UK Ministry of Defence, UK Air Power, novembre 2022, 112 pages, p. 28 (https://assets.publishing.service.gov.uk/media/636baad0d3bf7f1649c4e36d/UK_Air_Power_JDP_0_30.pdf
(12) Allied Joint Publication, op. cit.
(13) Warden John A., op. cit., p. 16-20.
(14) Clausewitz (von) Carl, De la guerre, 1832, réédition Les éditions de minuit, 1955, 760 pages, p. 81.
(15) Ibidem, p. 399-402.
(16) Field Service Regulation, Command and Employment of Air Power, Washington, War Department, US Government Printing Office, 21 juillet 1943, p. 7 (https://www.ibiblio.org/hyperwar/USA/ref/FM/FM100-20/index.html).
(17) Hughes Craig A., Achieving and Ensuring Air Dominance, Air Command and Staff College, avril 1998, 82 pages, p. 4 (https://apps.dtic.mil/sti/tr/pdf/ADA398411.pdf).
(18) Fleet Admiral W. F. « Bull » Halsey Jr., audition devant le Congrès américain à la fin de la Seconde Guerre mondiale, non daté.
(19) Allied Joint Publication, op. cit, p. 1-10.
(20) « For good or for ill, air mastery is today the supreme expression of military power. » Discours prononcé par Winston Churchill, au MIT Mid-Century Convocation, Massachusetts Institute of Technology, Boston, le 31 mars 1949 (https://winstonchurchill.org/resources/speeches/1946-1963-elder-statesman/mit-mid-century-convocation/).
(21) Gorremans Adrien et Noël Jean-Christophe, op. cit.
(22) « If we lose the war in the air, we lose the war and we lose it quickly. » Cité par Meilinger Phillip. S., Ten Propositions Regarding Airpower, USAF School of Advanced Airpower Studies, 1995, 25 pages (https://www.airuniversity.af.edu/Portals/10/ASPJ/journals/Chronicles/meil.pdf).
(23) Razoux Pierre, La guerre Iran-Irak : première guerre du Golfe 1980-1988, Perrin, 2013, 608 pages.
(24) US Air Force Doctrine Publication, op. cit., p. 5.
(25) Organisation des Nations unies (ONU), « Ukraine: Post-war reconstruction set to cost $524 billion », UN News, 25 février 2025 (https://news.un.org/en/story/2025/02/1160466).