L’arme aérienne offre une gamme diversifiée d’armements et de modes d’action pour frapper avec précision dans la profondeur. Le conflit en Ukraine montre une diversité croissante d’effecteurs – missiles de croisière, drones et munitions rôdeuses – et souligne l’importance d’associer précision des armements et saturation des défenses adverses par le nombre de munitions tirées. Alors que le besoin de masse redevient stratégique, la France développe de nouveaux moyens complémentaires pour multiplier ses options.
Missiles, drones et munitions rôdeuses : les nouveaux paramètres de l’équation pour la longue portée
Missiles, Drones and Loitering Munitions: The New Variables of The Equation
An air force offers a diverse range of weapons and modes of action to achieve in-depth precision strikes. The conflict in Ukraine is witness to a growing diversity of effectors, such as cruise missiles, drones and loitering munitions, and underlines the importance of combining weapon accuracy with saturation of enemy defences through the number of weapons fired. Given that the issue of mass numbers is again taking on strategic importance, France is developing complementary ways of increasing its options.
Le conflit russo-ukrainien souligne une nouvelle fois l’importance des frappes de précision dans la profondeur (1). Cette capacité prend une dimension toute particulière avec une diversité croissante d’effecteurs offensifs face à des systèmes IAMD (Integrated Air and Missile Defense) de plus en plus évolués. Confronté à de tels dispositifs A2/AD (2) armés de systèmes longue portée, le couple avion de chasse-missile de croisière de l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) permet à la puissance militaire aérospatiale d’exprimer sa dimension stratégique.
Les missiles de croisière : un atout stratégique à consolider
Le missile de croisière, porté par les airs, constitue un armement de choix dans le cadre d’une frappe dans le sanctuaire adverse. Par son agilité, sa fulgurance, la maîtrise de ses effets et ses hautes performances, il donne à l’autorité qui ordonne – souvent au plus haut niveau de l’État – l’assurance de porter le feu à longue distance, avec un effet militaire précis et efficace. Les missiles de croisière modernes, comme le Scalp/Storm Shadow (3), ont été conçus pour parcourir de longues distances à basse ou haute altitude, ce qui les rend difficiles à détecter et à intercepter. Leur guidage et leur système de navigation durcis leur permettent de frapper des cibles spécifiques avec une grande précision temporelle et géographique. L’utilisation de ces missiles en Syrie et plus récemment en Ukraine a démontré leur efficacité pour la destruction de cibles stratégiques.
Cependant, l’utilisation massive de telles armes est limitée du fait de leur coût et de la difficulté actuelle à les produire en grande quantité, si bien que l’arsenal européen est aujourd’hui jugé insuffisant pour faire face seul à un conflit de haute intensité dans la durée. La guerre en Ukraine a en effet mis en lumière les limites des stocks de missiles de croisière en Europe et le besoin d’y associer des munitions complémentaires, en plus grand nombre et donc à moindre coût. L’efficacité des drones et des munitions rôdeuses offre un large éventail d’effecteurs permettant de combiner les effets face à une menace de plus en plus dense et complexe.
Les défis techniques et tactiques
Pour atteindre une cible décisive de l’adversaire, une offensive dans la profondeur doit surmonter deux obstacles : la défense et la distance, voire la combinaison des deux dans la majorité des cas. La première peut être vue comme l’épaisseur défensive de l’ennemi, la seconde comme une entrave naturelle et géographique (un pays tâchera toujours de ne pas exposer ses centres de gravité près d’une ligne de front). Cette profondeur, défensive et/ou géographique, varie en fonction des nations impliquées dans un conflit. À titre d’exemple, l’État d’Israël n’a qu’une épaisseur défensive quand la Russie y ajoute l’étendue géographique d’un vaste pays.
Portée
Un missile air-sol taillé pour la profondeur doit donc bénéficier d’une allonge suffisante pour être efficace, raison pour laquelle on parle de missile de croisière. La portée doit permettre non seulement de frapper l’adversaire au plus profond de son territoire, mais également d’adapter sa trajectoire. Pour contourner les défenses antiaériennes, les missiles de croisière peuvent en effet suivre des trajectoires complexes et donc « faire des détours », ce qui les rend moins prédictibles et plus difficiles à intercepter. À ce stade et en l’absence de connectivité – i.e. liaison de données permettant de les reprogrammer en vol –, la préparation de mission en amont des dernières remontées de l’ordre de bataille électronique est une étape essentielle pour assurer le succès de la mission.
Survivabilité (4) et précision
La capacité à éviter l’interception par l’IAMD adverse est essentielle. L’une des qualités premières de ces missiles est la possibilité d’évoluer en très basse altitude, en suivi de terrain. De même, équipés de systèmes de contre-mesures électroniques, la résistance au brouillage GPS (Géopositionnement par satellites) contribue à assurer leur guidage sur toutes les phases de vol.
La charge doit également être dimensionnée au regard de l’effet militaire souhaité. Longtemps, l’objectif était de pénétrer des postes de commandement durcis sur lesquels la précision de frappe ne constituait pas un critère majeur. Aujourd’hui, on constate que les missiles sont particulièrement utilisés pour détruire des cibles à haute valeur symbolique ou stratégique, comme des systèmes sol-air à longue portée. Un système de guidage fiable doit donc permettre à la charge militaire d’atteindre aussi ce type de cibles avec précision. Les missiles de croisière modernes bénéficient de systèmes de guidage avancés, tels que l’usage des constellations de satellites, la navigation inertielle et le suivi numérique du terrain.
Les missiles de l’AAE
L’AAE met aujourd’hui en œuvre des missiles Scalp-EGr (pour « rénové »). Ces missiles de croisière subsoniques ont été développés par MBDA avec le partenaire et allié britannique. Ces effecteurs ont démontré d’excellentes qualités de pénétration et de résistance au brouillage dans les conflits récents (5).
Ce partenariat franco-britannique se poursuit avec le développement d’une nouvelle génération de missiles, notamment les projets RJ10 et TP15, envisagés pour la prochaine décennie. La survivabilité du missile RJ10 sera assurée par sa vitesse (supersonique) et sa manœuvrabilité. Cette dernière sera bien plus élevée que celle du missile russe Kh-47M2 Kinjal (ou Kinzhal). Malgré une vitesse bien supérieure (6), il manque au Kinjal une manœuvrabilité suffisante à très haute vitesse, élément clé permettant d’éviter toute prédictibilité de trajectoire, ce qui explique le taux élevé d’interception par les défenses aériennes ukrainiennes (qui s’élèverait à plus de 40 % en 2024) (7). Au contraire, le missile RJ10 est conçu pour offrir une manœuvrabilité élevée tout au long du vol, atout considérable pour pénétrer les défenses adverses. Il conférera à la France des capacités SEAD (Suppression of Enemy Air Defenses), abandonnées en 1997 avec l’arrêt du missile AS37 Martel. Le TP15 mise, quant à lui, davantage sur la furtivité que sur la vitesse. Une combinaison de RJ10/TP15 offrira à la France un panel complet d’effecteurs pour la frappe de précision dans la profondeur.
Retour d’expérience du conflit en Ukraine
Dans la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine, les missiles air-sol longue portée jouent un rôle décisif. Ceux-ci permettent la frappe dans la profondeur stratégique entraînant un effet psychologique et médiatique souvent retentissant. À titre d’illustration, les deux attaques (décembre 2022 et mars 2025) sur la base aérienne d’Engels-2 (8) par les forces aériennes ukrainiennes ont eu un impact opérationnel et stratégique majeur ; elles ont renforcé le moral des forces ukrainiennes, démontrant la capacité de l’Ukraine à résister à l’agresseur russe. Ces offensives ont été conduites avec une combinaison de moyens sophistiqués, incluant des drones à longue portée et des missiles de croisière, principalement des Scalp.
Le conflit en Ukraine a également souligné l’importance de la survivabilité des armes pour maintenir l’ascendant sur l’adversaire. Les données disponibles en sources ouvertes révèlent les difficultés rencontrées par les Russes pour assurer la résilience de leurs missiles longue portée : en 2024, plus de la moitié des missiles tirés auraient été neutralisés ou interceptés par la défense aérienne ukrainienne. Le taux de réussite serait donc inférieur à 50 % (9). Outre la qualité de l’armement, ce taux d’échec est également dû au manque de concentration des moyens et de synchronisation des effets par les Russes.
Cette guerre a aussi vu l’émergence de nouveaux types de munitions à bas coût, utilisées en masse et en complément, ou comme alternative aux missiles plus performants donc plus onéreux. Il est clair que l’équilibre entre performance et quantité tend désormais à pencher en faveur des effecteurs à bas coût :
– Les Russes n’ont tiré qu’un seul de leur Orechnik (missile hypersonique sol/sol) et moins de 70 Kinjal (missile hypersonique air/sol) en 2024 (10).
– En mars 2025, plus de 95 % des frappes dans la profondeur auraient été faites avec des munitions drones à bas coûts (11).
Ces différents chiffres démontrent l’importance de saturer l’espace aérien avec des moyens peu coûteux mais produits en grande quantité et synchronisés avec les armements de précision. Cet emploi combiné accroît les probabilités de succès de la frappe, tout en permettant de harceler et de provoquer, sur la durée, une usure des systèmes défensifs ennemis.
Enseignement pour l’AAE : besoin de masse, besoin de stock
Reconstitution des stocks de missiles de croisière
Les coûts élevés, associés aux nécessaires avancées technologiques, ne doivent pas occulter le besoin primordial des armées de détenir un nombre suffisant de missiles ou de pouvoir les produire rapidement. À court terme, la consolidation des réserves de missiles de croisière constitue également une véritable opportunité pour renouveler les stocks avec un matériel plus performant, offrant une meilleure portée, une charge militaire mieux adaptée aux conflits contemporains et une survivabilité accrue, notamment grâce à la connectivité. Cette dernière permettrait non seulement de raccourcir la boucle OODA (Observation – Orientation – Décision – Action) théorisée par le colonel de l’US Air Force John Boyd, de fiabiliser l’Évaluation des dommages réalisés (BDA (12)), de modifier la trajectoire en vol d’un missile, de permettre une coordination des effecteurs en meute ou encore de transmettre des données recueillies chez l’ennemi, comme du renseignement électromagnétique (ELINT). La connectivité pourrait s’appuyer sur une constellation européenne satellitaire en orbite basse comme le projet européen IRIS² (13) à l’instar du système privé américain Starlink.
La masse apportée par le low cost
En parallèle des travaux sur les stocks et ceux engagés sur les missiles RJ10 et TP15, la réflexion porte sur la manière de maintenir l’ascendant sur l’adversaire en combinant plusieurs modes d’action, dans la perspective d’une éventuelle confrontation dans les prochaines années. À ce titre, un armement de saturation complémentaire aux missiles de croisière existants fait sens pour les armées européennes. La guerre russo-ukrainienne montre en effet combien ces effecteurs peu coûteux, « faits maison » ou de confection simple, font la différence sur les théâtres d’opérations et surtout au-delà des lignes de front. Ce nouveau type d’armement surprend l’adversaire tant par la capacité à en produire en masse que par la capacité à les faire évoluer de manière itérative. Souvent fondées sur des technologies civiles, ces munitions peuvent prendre de multiples appellations : drone kamikaze, drone suicide, drone d’attaque, ou encore munition rôdeuse ou téléopérée (MTO).
Cette dernière dénomination est néanmoins trompeuse car exclut de fait toute munition autonome. On trouve en effet de nombreux drones, dotés d’une charge explosive, préprogrammés au sol et donc non pilotés à distance dans l’esprit du « tir et oublie ». Ces missiles de croisière low cost sont souvent désignés par le sigle OWA (One-Way Attack). L’intérêt et la pertinence de ces OWA de longue portée, supérieure à 500 voire 1 000 km, sont évidents pour les forces aériennes. La singularité des aviateurs ne s’exprime en effet pas dans le combat de contact mais bien dans la profondeur, à l’échelle de leurs milieux de prédilection : le ciel et l’Espace. C’est d’ailleurs à ces distances que l’on est en mesure d’atteindre le sanctuaire de l’ennemi, ses points stratégiques pour le soutien à l’effort de guerre et donc de toucher à sa volonté elle-même.
Que ce soit dans un mode défensif ou offensif, la détection et le contrôle de ces « petits objets volant » sont des enjeux cruciaux pour les armées de l’air occidentales et les forces en opposition. Le défi est d’autant plus grand que ces effecteurs ne se distingueront pas par leur technologie embarquée, leur résistance au brouillage ou leur vitesse, mais par le fait qu’ils tireront leur efficacité de leur nombre. Le tir en salve a en effet déjà démontré sa pertinence par le passé et devrait présenter à l’avenir le meilleur rapport coût/efficacité.
Pour les armées françaises, l’objectif principal de ces nouveaux effecteurs sera de submerger les systèmes de défense aérienne ennemis. Porteurs d’une charge explosive, d’un brouilleur électromagnétique (charge GE [Guerre électromagnétique]) ou tout simplement inertes et utilisés en tant que leurres, ils permettront d’agresser l’adversaire et de créer de la confusion, permettant aux armes de précision d’atteindre leur cible. La coordination 3D avec les avions de chasse, nécessaires à l’acquisition de la supériorité aérienne et porteurs des missiles de croisière, sera indispensable et pourra reposer sur deux modes d’action :
– Tirs de ces armements de saturation depuis une Base aérienne projetée (BAP) : une synchronisation précise entre les effecteurs sera nécessaire du fait de leurs différences de vitesse et de leur éloignement géographique.
– Tirs depuis un gros-porteur intégré à la manœuvre aérienne globale. L’avion de transport tactique A400M (14), transformé en mothership, pourra synchroniser ces effets militaires en coordination directe avec les chasseurs. Les portées des munitions évoquées devront permettre par ailleurs à cet « avion de combat lourd » de les larguer en stand-off, c’est-à-dire à distance de sécurité.
Au moment où l’arsenal européen est principalement composé de missiles de croisière de haute technologie, très performants mais très coûteux, il sera donc nécessaire de trouver un équilibre entre saturation et pénétration afin d’obtenir l’ascendant opérationnel dans la durée.
Conclusion
Le conflit russo-ukrainien a mis en lumière l’importance cruciale des capacités de frappe à longue portée, soulignant la nécessité pour les forces armées de disposer d’une diversité d’effecteurs offensifs et de systèmes de défense intégrés. Les missiles de croisière, tels que le Scalp
, ont démontré leur efficacité dans la destruction de cibles stratégiques, mais leur coût élevé et leurs stocks limités soulignent la nécessité de développer des solutions complémentaires.
L’équilibre entre saturation et pénétration est essentiel pour obtenir un effet militaire au rapport coût/efficacité optimisé. Les forces armées doivent continuer à investir dans l’innovation technologique, la diversification des effecteurs et l’ajustement des stocks respectifs au bon niveau pour maintenir leur capacité de frappe à longue portée et leur supériorité stratégique dans les conflits futurs.
Enfin, la réflexion doit se porter également sur la Très haute altitude (THA) (15). Les missiles hypersoniques ou balistiques, planeurs ou ballons stratosphériques sont autant de solutions évoluant dans ce domaine qui viendront enrichir l’arsenal de l’AAE. En embrassant ces nouvelles frontières, les aviateurs poursuivront dans la voie de l’anticipation stratégique par la maîtrise de la technologie afin de continuer à garantir la sécurité et la supériorité opérationnelle des forces françaises.♦
(1) Fayet Héloïse et Péria-Peigné Léo, La frappe dans la profondeur : un nouvel outil pour la compétition stratégique ?, Focus stratégique, n° 121, Ifri, novembre 2024 (https://www.ifri.org/sites/default/files/2024-11/ifri_fayet_peria-peigne_frappe_profondeur_2024_0.pdf).
(2) Anti-Access/Area Denial (interdiction d’accès/déni d’accès) : stratégie visant à empêcher un adversaire d’accéder à une zone géographique spécifique ou de la traverser.
(3) Scalp pour Système de croisière autonome à longue portée, Storm Shadow étant la version britannique.
(4) Jargon d’aviateur désignant la capacité du missile à contrer toute interception adverse.
(5) Devaux Jean-Pierre et Ford Richard, Scalp EG/Storm Shadow : les leçons d’une coopération à succès, Recherches & Documents, septembre 2018, Fondation pour la recherche stratégique (FRS) (https://frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/recherches-et-documents/2018/201809.pdf).
(6) Les déclarations officielles russes, certainement surestimées, évoquent Mach 10.
(7) Déclarations officielles des forces ukrainiennes et des autorités locales, relayées par la presse en sources ouvertes.
(8) NDLR : Cette base située sur la rive gauche de la Volga abrite des éléments de l’Aviation à long rayon d’action (bombardement stratégique) de la Fédération de Russie.
(9) Ibidem.
(10) Ibid.
(11) Ibid.
(12) Le Battle Damage Assesment permet de s’assurer de la réussite de l’effet militaire attendu.
(13) In-Orbit Validation and Demonstration of European Secure Software-Defined Satellite Systems : projet de l’Agence spatiale européenne (ESA) visant à développer et à valider des systèmes de satellites sécurisés et définis par logiciel en orbite basse (https://www.euspa.europa.eu/eu-space-programme/secure-satcom/iris2).
(14) Voir dans ce Cahier, l’article « Un A400M aux capacités élargies au service de la puissance aérienne » du lieutenant-colonel Menon-Bertheux, p. 125-129.
(15) Voir dans ce Cahier, l’article « Les enjeux liés à la Très haute altitude (THA) » du général Rougier, p. 53-59.