Face aux menaces croissantes, la défense active dans l’Espace est le pilier le plus exigeant de la stratégie spatiale de défense. Chargé de garantir la liberté d’action dans l’Espace, il s’appuie sur des capacités accrues de surveillance, un C2 dédié et des partenariats internationaux pour répondre aux défis spatiaux et à l’évolution des moyens et savoir-faire de nos adversaires potentiels. La capacité opérationnelle initiale du Commandement de l’Espace sera un jalon essentiel dans son opérationnalisation.
Agir dans et vers l’Espace
Space Command: Operating in and Towards Space
In the face of growing threats, active defence in space is the most demanding pillar of space defence strategy. Space command is tasked with ensuring freedom of action in space, and relies on an expanded surveillance capability, dedicated C2 and international partnerships to respond to the challenges of space and to developments in our potential adversaries’ resources and expertise. The initial operational capability of Space Command will be an essential milestone on its path to becoming fully operational.
La Stratégie spatiale de défense (SSD) (1) définit les opérations spatiales militaires (OSM) de la manière suivante : « Les OSM regroupent l’ensemble des activités réalisées par le ministère des Armées ou à son profit dans, depuis et vers l’Espace pour garantir la disponibilité, le suivi, la sûreté et la sécurité des capacités et services spatiaux nationaux ou d’intérêt national et conserver ainsi notre liberté d’appréciation, d’accès et d’action dans ce milieu. » Les OSM se déclinent et s’organisent autour de quatre fonctions : le soutien aux capacités spatiales, la connaissance de la situation spatiale, l’appui spatial aux opérations et enfin, l’action dans l’Espace, dont la mise en œuvre est tributaire des trois premières.
Depuis les années 1960, la France a identifié l’Espace comme un facteur de puissance et d’autonomie stratégique majeur. L’Espace est historiquement employé pour appuyer les opérations des armées en leur fournissant des produits, données et services (communication satellitaire, données de renseignement optique, radar ou électromagnétique, positionnement par satellites) qui deviennent de plus en plus décisifs pour le succès des opérations dans les différents milieux. Ces dépendances multiples sont désormais l’objet d’une conflictualité croissante dans l’Espace où l’enjeu est d’augmenter l’accès aux services spatiaux afin d’améliorer le rapport de force dans les autres milieux. Le conflit en Ukraine a, par exemple, montré que le domaine spatial pouvait être le premier milieu attaqué (2), en amont d’une manœuvre plus large. Selon la SSD, « l’action dans l’Espace doit donc permettre, d’abord, de conserver la liberté d’accès à l’Espace et d’action dans ce milieu et, ensuite, de décourager et mettre en échec tout acteur tiers ». Ce besoin de protéger nos moyens spatiaux, évoqué dans la SSD, a ajouté une logique de traitement des menaces, à la seule gestion des risques qui prévalait et qui reste toujours d’actualité.
Une augmentation des risques et surtout des menaces
qui exploitent pleinement les spécificités du milieu spatiale et sa zone grise
Entre 2013 et 2023, le nombre de lancements a été multiplié par trois et le nombre de satellites par treize, marquant tant l’augmentation de l’offre de lancement que la miniaturisation des satellites qui permet de placer plus d’objets en orbite avec un même lanceur. Cette augmentation, qui se confirme encore aujourd’hui (3), complexifie la gestion des risques de collision entre ces objets mais également vis-à-vis des débris dont le nombre est évalué à plus de 40 000 (taille supérieure à 10 cm). La France cherche à limiter ce phénomène de congestion des orbites. Dotée d’une loi sur les opérations spatiales, elle prévoit les dispositions à prendre en fin de vie afin de limiter l’encombrement des orbites. Elle impose désormais une désorbitation du satellite dans un délai proportionnel à sa durée de vie opérationnelle (4). Pour autant, la multiplication observée du nombre d’objets demeure un défi lorsqu’il s’agit d’identifier un comportement anormal, irresponsable voire une intention malveillante dans cette situation encombrée ou dans ce « fouillis ».
En parallèle de cette hausse du risque de collision, les menaces se sont diversifiées. En partant du sol vers l’Espace, l’attaque sur un segment sol, la menace cyber, les tests ou tirs de missiles antisatellites destructifs à ascension directe (DA-ASAT), l’éblouissement laser, le brouillage (des communications satellitaires ou des récepteurs de positionnement par satellites) sont autant de menaces existantes ou hautement probables. La menace Espace-Espace fait l’objet de démonstrations de capacités régulières et la progression des compétiteurs tant dans la capacité des vecteurs que dans la maîtrise des manœuvres ne faiblit pas, voire s’accélère. À titre d’exemple, l’Iran a récemment (fin d’année 2024) démontré sa capacité à manœuvrer un satellite expérimental à proximité du corps de fusée qui l’avait lancé. Autre exemple, la démonstration de capacité en 2022 de la Chine avec son satellite SJ21 doté d’un bras robotisé qui a remorqué en orbite « cimetière » (5), un autre satellite chinois en fin de vie. La mission était présentée comme noble dans la communication associée, puisqu’il s’agissait d’une « dépollution ». Toutefois, cette manœuvre représentait aussi une démonstration de savoir-faire transposable en une capacité militaire. Certains États profitent ainsi, non pas du « brouillard de la guerre » mais, en l’occurrence, du « brouillard de l’Espace », pour entretenir un flou autour de l’emploi de satellites intrinsèquement duaux ou pouvant être dotés de charges utiles (primaires ou secondaires) militaires.
Cette dualité du domaine spatial entre les capacités dites civiles et celles dites militaires représente une des particularités du milieu dont le périmètre plus large peut être abordé sous le prisme de la « zone grise ». Celle-ci, comparativement aux autres milieux, est particulièrement étendue dans le domaine spatial pour plusieurs raisons. Le cadre juridique spatial, datant des années 1970, est relativement permissif et n’a que peu évolué, bien qu’il ait été complété par des lois nationales mises en œuvre par la plupart des puissances spatiales. Il existe également un principe de liberté d’utilisation et d’exploration de l’Espace sans qu’aucune souveraineté ne puisse y être revendiquée. Par exemple, il n’y a pas de « Code de la route » dans l’Espace déterminant des règles de priorité ou de sécurité. Ce milieu est complexe du fait d’une dynamique orbitale qui possède ses règles propres et qui en rend la compréhension parfois difficile. Enfin, la surveillance de l’Espace présente encore de nombreuses zones d’ombre (il est difficile de tout voir dans l’Espace, en tout temps). Ces dernières entraînent la réalisation d’actions partiellement observées et caractérisées, de facto difficilement attribuables alors que ce préalable est essentiel pour légitimer une action en réponse. Ainsi, la capacité à voir et à attribuer est décisive pour réagir à des manœuvres exploitant cette « zone grise » et qui, en l’état, offre des « marges de manœuvre » sous le seuil de conflictualité.
Comprendre pour agir
Parmi les quatre fonctions des OSM, la connaissance de la situation spatiale est primordiale. Sa robustesse, sa complétude et la fraîcheur des données sont autant de paramètres qui conditionnent la capacité à agir efficacement.
La connaissance de la situation spatiale nécessite de « voir ». Cette capacité repose sur des technologies complémentaires dont chacune présente des avantages suivant les orbites, notamment la distance de l’objet suivi à la Terre. De manière générique et empirique, la technologie optique est majoritaire pour surveiller l’orbite géostationnaire (36 000 km). Elle permet de suivre des objets actifs et inactifs avec des délais de rafraîchissement contraignants (fonctionne principalement la nuit). La technologie d’écoute des émissions électromagnétiques des satellites ne permet de voir que les objets actifs (émissifs) mais avec des délais de détection très rapides. La technologie radar est principalement employée sur les orbites basses (bilan de puissance entre émission et réception). Ainsi, détecter et suivre les objets reposent sur une combinaison de moyens faisant appel à des technologies différentes mais complémentaires.
Outre les technologies évoquées, la répartition des capteurs sur le globe terrestre est aussi essentielle pour l’exhaustivité du suivi et la fraîcheur des données, cette dernière étant fondamentale pour l’action dans l’Espace. Par exemple, en raison de son unicité et de sa position sur le globe terrestre, notre radar GRAVES (6) a naturellement des zones non couvertes et certaines orbites ne sont pas observables. En outre, lorsqu’un satellite sort de sa zone de veille, il n’est plus vu lors du reste de sa circulation « circumterrestre ». Ainsi, le mouvement d’un satellite, qui bougerait hors du champ de veille de GRAVES, serait détecté avec des délais contraignants.
La notion de répartition géographique des capteurs est donc un paramètre fondamental pour la « fraîcheur » des données. Le rythme de mise à jour a un impact direct sur la réactivité de la boucle OODA (observation, orientation, décision, action) de l’action dans et vers l’Espace. Ce rythme doit permettre de voir la manœuvre adverse dans des délais compatibles de la mise en œuvre de la réaction. Ainsi, la logique d’acquisition de données de surveillance de l’Espace est d’abord souveraine (autonomie d’appréciation avec GRAVES par exemple), complétée par des données commerciales (répartition géographique des capteurs sur le globe), ainsi que par des données partenariales (lien avec les autres nations) afin de répondre au besoin d’exhaustivité (voir toutes les orbites) et de rafraîchissement (datation de la donnée).
Une fois cette situation spatiale établie (Space Situational Awareness – SSA), il convient d’identifier les menaces et d’évaluer les intentions. Pour ce besoin, la SSA est complétée par des informations de renseignement qui permettent, entre autres, de préciser les capacités de l’objet potentiellement menaçant. Typiquement, dans l’exemple du satellite doté d’un bras robotisé, capable de s’amarrer, la connaissance de cette faculté change l’interprétation que l’on peut faire d’une manœuvre de rapprochement non coordonnée. L’addition de cette couche de renseignements à la SSA conduit à la Space Domain Awarness (SDA) dont l’enjeu principal est de donner les éléments utiles à la prise de décision des autorités (voir et comprendre). Enfin, les données récoltées doivent permettre de caractériser et d’attribuer un comportement ou une action inamicale voire hostile. Cette étape est essentielle pour légitimer la réponse apportée.
Cadre de l’action dans et vers l’Espace
L’action présuppose donc une légitimité ainsi que des moyens et un savoir-faire. La légitimité repose en partie sur la capacité à voir, évoquée supra, à interpréter la manœuvre adverse ( SDA ) et à deviner l’intention derrière l’action. La nature de la réponse apportée doit être en conformité avec le droit international et autres engagements que la France respecte. Proportionnée, elle tiendra compte de notre volonté de maîtriser l’escalade et les impacts collatéraux pour les autres usagers extérieurs à cette conflictualité.
N’étant pas seuls dans l’Espace, la mise en œuvre de coopérations permet de défendre des intérêts convergents, voire communs. Dans cet état d’esprit, la France a rejoint l’opération américaine Olympic Defender (OOD) en octobre 2024. OOD rassemble les États-Unis, l’Allemagne, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie. La participation de la France à OOD permettra d’améliorer notre compréhension de l’environnement spatial, d’optimiser le partage d’informations, d’accroître la résilience de nos capacités spatiales et de développer une culture opérationnelle commune avec nos partenaires. L’action dans et vers l’Espace repose sur un système de Commandement et de contrôle (C2) qui traite les données de surveillance pour identifier les comportements anormaux ou suspects et remonte automatiquement des alertes au profit des opérateurs qui traiteront alors les situations d’intérêt. Ce système doit également aider à la prise de décision (visualisation au profit des autorités) et la transmission des ordres (accélération de la boucle OODA pour l’Espace). Il s’agit ici de l’enjeu du Command, Control, Communicate, Compute des opérations spatiales (C4 OS).
S’agissant des moyens d’action dans l’Espace, les démonstrateurs Yoda (Yeux en orbite pour un démonstrateur agile) et Toutatis doteront la France de ses premiers moyens respectivement en orbite géostationnaire et en orbite basse. Leur lancement dans les plus brèves échéances reste un enjeu majeur au regard du retard accusé dans ce domaine par rapport à nos principaux compétiteurs. Ils préfigureront d’autres moyens, pleinement opérationnels sur ce segment (programme Egide).
In fine, l’action dans et vers l’Espace devra permettre de faire peser sur nos compétiteurs une menace équivalente à celle qu’ils nous imposent, déjà dans une logique de maîtrise de l’escalade et de capacité à influencer un rapport de force. L’Espace devient un milieu de confrontation à part entière, qui nécessite pour la défense de nos intérêts des moyens dédiés, sans être exclusifs d’une réponse coordonnée avec les autres milieux. Enfin, au-delà des moyens matériels et techniques, le cœur des opérations spatiales militaires réside dans les compétences des ressources humaines du commandement de l’Espace qui ne cessent de s’étoffer. Ces opérateurs de nos trois armées œuvrent au quotidien en partenariat avec nos industriels et les acteurs étatiques – le Centre national d’études spatiales (Cnes) et l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onéra) – afin d’être au rendez-vous des opérations. La nature des compétences à détenir nécessite la construction d’expertises rares, développées dans les unités tactiques du commandement de l’Espace et le suivi d’une filière qui, en accord avec les ressources humaines des armées, nécessitera des parcours dédiés et adaptés. Par exemple, les cursus de nos opérateurs de satellites d’action dans l’Espace vont probablement converger vers des parcours qui auront des similitudes avec ceux que nous connaissons pour les métiers de spécialistes tels que dans l’aviation de chasse. Sans surprise, l’action dans l’Espace pourrait suivre des développements que l’armée de l’Air et de l’Espace a connus avec le développement de l’aviation militaire française en son temps.
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L’action dans l’Espace est le pilier le plus exigeant des quatre évoqués par la SSD. Il pousse plus avant l’impératif de performance des trois piliers qui la soutiennent et tout particulièrement celui de la connaissance de la situation spatiale élargie (SDA), socle indispensable des OSM. L’évolution préoccupante des moyens et savoir-faire de nos compétiteurs appelle à la mise à disposition rapide des moyens dédiés afin d’être au rendez-vous d’une conflictualité qui nous serait imposée.
L’Espace est un domaine où la conflictualité est croissante. Les opérations spatiales militaires sont déjà une réalité pour le Commandement de l’Espace et sa capacité opérationnelle initiale (IOC), qui sera prononcée à l’automne 2025, représente un jalon essentiel dans son opérationnalisation pour défendre nos intérêts et appuyer les forces.♦
(1) Ministère des Armées (Minarm), Stratégie spatiale de défense, juillet 2019, 70 pages (https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/194000642.pdf.
(2) Attaque cyber de grande ampleur sur le réseau Viasat (communication par satellites).
(3)Entre 2019 et 2024, le nombre de satellites actifs en orbite a cru de plus de 400 %, passant de 2 000 satellites actifs à plus de 11 000, dont 60 % appartiennent à la seule société Starlink.
(4) Cette exigence impose aux opérateurs spatiaux français d’effectuer les opérations de fin de vie du satellite dans une durée comprise entre 3 et 25 ans pour éviter la congestion des différentes orbites.
(5)Pour l’orbite basse, nous parlons de désorbitation lorsque le satellite ramené vers la Terre pour se consumer lors de sa rentrée dans l’atmosphère. Pour l’orbite géostationnaire, nous parlons de ré-orbitation en orbite dite « cimetière » lorsque le satellite est éloigné de l’arc géostationnaire et s’éloigne alors de la Terre dans l’Espace.
(6)Unique en Europe, le radar Graves (Grand réseau adapté à la veille spatiale) fournit 90 % des données EUSST (European Union Space Surveillance and Tracking) utilisées notamment pour la gestion des risques de collision.