Face au changement climatique, l’armée de l’Air et de l’Espace repense ses capacités. De plus en plus confrontée à terme à des événements météorologiques extrêmes, elle anticipe des ajustements majeurs : infrastructures renforcées, doctrines adaptées aux conditions et aux types d’engagements du futur, dispersion accrue des moyens… La résilience climatique devient un impératif stratégique pour assurer la continuité des opérations sur tous les théâtres.
L’AAE face au dérèglement climatique : voler, intervenir et combattre dans le monde qui vient
Aerospace Forces Facing Climate Change: Flying and Fighting in The World to Come
Climate change is compelling the French Air and Space Force to reconsider its capabilities. The FASF is increasingly facing extreme meteorological events and is anticipating some major changes, such as strengthened infrastructure, doctrine adapted to future conditions and types of engagement, and greater dispersal of assets. Resilience to the effects of climate change is becoming a strategic imperative for ensuring continuity of operations in all theatres.
Le changement climatique est depuis quelques années reconnu unanimement comme un fait scientifique et la question n’est désormais plus de savoir si il faut s’y adapter, mais plutôt comment y faire face. Pour l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE), cette question se pose avec une acuité toute particulière, sachant que les nombreuses conséquences du changement climatique modifient déjà à la fois la manière d’aborder le risque climatique, l’étendue et la nature des missions de l’AAE ainsi que les contraintes d’engagement de ses moyens pour continuer à délivrer les effets militaires attendus. On évoquera assez peu ici les problématiques de décarbonation, malgré l’importance de l’enjeu et le fait qu’il existe de nombreuses initiatives visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Une première raison vient du fait que la prise en compte des problématiques d’atténuation du changement climatique s’inscrit en général dans des périmètres différents et plus larges (aéronautique, mobilité au sol, énergie, achats, etc.), parfois éloignés de la nécessaire préservation de la singularité militaire dans le cadre des missions confiées aux forces armées. La seconde raison en est que, pour l’AAE, l’enjeu principal et prioritaire sur toute autre considération reste, in fine, de garantir sa capacité à délivrer ses effets et ce, quelles que soient les caractéristiques climatiques du monde qui vient.
Un changement de paradigme dans l’approche du risque climatique
On pourrait penser que le changement climatique n’aurait pas d’impact important pour l’AAE, considérant que le plus pessimiste scénario du Giec anticipe une hausse des températures de « seulement » 4,4°C en 2100 (1), et que les technologies facilitant les opérations par temps chaud existent déjà et ont pu être éprouvées. Pour autant, il faudra anticiper et programmer des ajustements capacitaires supplémentaires puisque les programmes aéronautiques et spatiaux sont conduits sur plusieurs décennies et que nombre d’entre eux ont été imaginés ou conçus bien avant la multiplication des opérations dans des climats les plus chauds et avant la prise de conscience globale que le climat deviendra plus exigeant et plus rapidement évolutif (localement plus humide, plus sec, plus chaud, plus froid, plus venteux, plus extrême…) que par le passé.
Au-delà de cet ajustement déjà identifié, le véritable changement de paradigme vient de la rapidité du dérèglement climatique, non plus opéré sur une échelle de temps géologique, mais sur une échelle de temps humaine. Cela crée une incertitude sur les endroits où – et comment – il se manifestera. Cette dynamique inédite du changement climatique peut même être amplifiée si des « points de bascule climatiques » (2) sont franchis, à l’origine de modifications fulgurantes (et quelquefois irréversibles) des climats de certaines régions. Par exemple, si le Gulf Stream se tarit à cause de la fonte de la banquise arctique, il n’est pas impossible que l’Europe de l’Ouest se refroidisse significativement en quelques décennies seulement, alors que la température moyenne augmente partout ailleurs.
Sans même envisager la possibilité de points de bascule, il convient de comprendre que notre difficulté à appréhender le changement climatique dans toutes ses dimensions va nous empêcher de prévoir avec suffisamment de précision le climat et donc l’exposition à ses aléas de nos moyens aéronautiques et spatiaux, fragiles et onéreux. En effet, nous avions pris l’habitude de calculer les probabilités des risques climatiques sur la base des statistiques du passé, dont les évolutions étaient inscrites dans le temps long. Par exemple, nous savions qu’un événement qui se produisait tous les cent ans en moyenne avait environ 1 % de probabilité de se produire dans l’année qui vient. Avec un climat qui change à l’échelle de la décennie, le degré de confiance dans ce type de statistique est remis en cause.
Des modélisations climatiques informatiques prennent progressivement le relais des analyses empiriques historiques et ont déjà permis d’obtenir des évaluations numériques pertinentes au plan macroscopique (hausse de la température moyenne et du niveau des océans, fonte de la banquise arctique…). Cependant, ces modèles seront dans l’ensemble imparfaits et peineront, pour longtemps encore, à anticiper avec un niveau de confiance acceptable une probabilité d’un événement climatique localisé. Ainsi, il est à craindre que nous ne commencions vraisemblablement à bien comprendre les (dés)équilibres climatiques futurs que trop tard, c’est-à-dire au moment où ceux-ci auront déjà eu des conséquences funestes ou lorsqu’ils auront déjà été perturbés à nouveau par d’autres changements climatiques ultérieurs.
Le changement climatique ne peut donc être réduit à une problématique d’augmentation de la température moyenne. Pour s’en prémunir tout en restant résilient, il oblige avant tout à pouvoir évaluer puis à composer avec les risques climatiques alors même que leurs probabilités d’occurrence seront difficiles à établir. Ainsi, sur le plan du climat, ce qui pouvait paraître improbable hier va progressivement entrer dans le champ du probable. Concrètement, un aéronef stationné jusqu’à présent à l’abri des tempêtes pourrait être détruit par le vent, un hangar au sec depuis cinquante ans pourrait être inondé deux années de suite, une forêt pourrait brûler pour la première fois de son histoire et menacer nos installations… Évidemment, il ne sera pas économiquement possible de tout renforcer, drainer, élaguer. D’autant que nous ne saurons pas où et quand le prochain « cygne noir » (3) climatique va apparaître. Ceci nous contraint à faire preuve d’agilité, de résilience et de rusticité. Il s’agit d’apprendre à opérer nos moyens aéronautiques et spatiaux dans le « brouillard de la guerre » du climat tout en remettant en cause les dogmes inconscients. Il faut surtout apprendre et se préparer à être surpris et non plus seulement se préparer pour ne pas être surpris.
Un impact sur les missions
Une des seules certitudes climatiques est donc que les événements extrêmes vont devenir progressivement la norme. Elle induira une augmentation et un élargissement du spectre des activités de l’AAE, intégrant toujours davantage des missions de Humanitarian Assistance Disaster Relief (HADR) ou des interventions dans les conflits créés ou amplifiés par ces événements climatiques extrêmes.
Les forces aériennes et spatiales seront très probablement les plus concernées par l’accroissement de ce type de missions car elles resteront les seules à pouvoir atteindre tous les points du globe dans des délais compatibles avec la préservation ou le sauvetage des vies humaines (eau, nourriture, renseignement, sécurité civile, sécurité intérieure, communication), dictés par la nécessité mais aussi par le temps médiatique, voire politique. Par exemple, après le passage du cyclone Chido le 14 décembre 2024, les premiers secours à Mayotte étaient aériens et les premières connexions Internet rétablies étaient spatiales. Les capacités de transport à long rayon d’action (type MRTT et A400M) seront donc toujours en première ligne et la préservation des points d’appui aéronautiques judicieusement répartis (gérés en propre ou par des partenaires) devra être anticipée et entretenue.
Du point de vue des crises climatiques et compte tenu des rayons d’action accrus des aéronefs modernes, il n’apparaît toutefois pas pertinent de prépositionner des forces sur tous les continents. Pour autant, les moyens déjà prépositionnés restent utiles pour d’autres missions plus prévisibles et régulières.
Qu’ils soient domestiques ou non, les feux de végétation de grande ampleur devraient devenir un autre enjeu majeur pour les forces aériennes et spatiales, car certaines zones de la planète devraient devenir plus sèches, en particulier en France métropolitaine – avec, par exemple, l’incendie de la forêt de La Teste-de-Buch dans les Landes en juillet 2022. On pense évidemment aux conséquences qui en résultent pour les bombardiers d’eau de la sécurité civile qui opèrent en première ligne, mais il n’est pas impossible qu’il faille envisager un jour de former des équipages militaires et de modifier des appareils pour pouvoir les appuyer en cas de crise non maîtrisée ou de grande ampleur. L’apport de la surveillance satellitaire, des drones de surveillance, des avions légers de reconnaissance, et des moyens de Commandement et de contrôle (C2) militaires permettra alors de faire la différence.
La transition énergétique induira un autre impact sur la nature et les engagements opérationnels des forces aériennes et spatiales, bien que plus indirect. De façon délibérée ou subie, celle-ci s’imposera à tous les acteurs étatiques ou non-étatiques et modifiera ainsi les équilibres géopolitiques au gré des évolutions technologiques, sur fond d’épuisement généralisé des ressources et d’atteinte des limites planétaires (4). Les alliances de circonstance, retournements et surprises stratégiques, ainsi que l’imbrication des compétitions économiques, diplomatiques et militaires devraient mettre l’adaptabilité et la réactivité des forces à rude épreuve. Parmi les plus réactives et adaptables, les forces aériennes et spatiales seront vraisemblablement en première ligne – de la veille réalisée grâce au segment spatial, jusqu’à l’intervention immédiate à distance réalisée depuis le territoire national, en passant par des signalements stratégiques.
Plus généralement, les missions liées directement ou indirectement au changement climatique auront besoin d’une chaîne de C2 bien coordonnée et entraînée à interagir avec l’ensemble des acteurs étatiques ou non, militaires ou non et ce, sans attendre le temps de crise. Sur le terrain, le changement climatique sera alors un catalyseur important de la diversification des missions et portera par conséquent un enjeu majeur en termes de format et de préparation opérationnelle. Il y aura également un enjeu en matière de maintien en condition opérationnelle (MCO) car il sera impossible de contractualiser la suractivité liée à ces missions exceptionnelles, faute de pouvoir les quantifier à l’avance. Que cela soit en raison de crises climatiques ou pour se préparer aux conflits de haute intensité (HI), il faut donc savoir dès à présent basculer avec agilité d’un MCO « de contrat » à un MCO « de combat ».
Pour toutes ces raisons, alors même que l’aviation générale a tendance à voir dans le changement climatique principalement un enjeu de frugalité au service de la réduction des gaz à effet de serre, les forces aériennes et spatiales devront au contraire l’envisager sous le prisme d’une hausse d’activité imposée et indispensable, ainsi que, dans certains cas, sous celui de la haute intensité.
Un impact sur les conditions de réalisation des missions
En première ligne pour régler les crises climatiques, les forces aériennes et spatiales seront parfois elles-mêmes menacées par ces mêmes crises. En particulier, les bases aériennes deviendront des outils de combat davantage exposés aux aléas climatiques et devront être (re)pensées pour devenir encore plus résilientes et autonomes. La priorité est la préservation de leurs capacités les plus précieuses, à savoir leur personnel et leurs moyens de haute valeur (aéronefs, radars, stations, systèmes C2, etc.). Au-delà des mesures de préservation techniques de bon sens qu’il faudra activer, il faudra surtout acquérir de nouveaux savoir-faire en matière de dispersion des moyens sous faible préavis et s’y préparer lors d’exercices représentatifs.
De façon contre-intuitive, le réchauffement climatique aura aussi pour conséquence d’augmenter le nombre d’opérations à conduire dans les régions les plus froides. Car la fonte de la banquise libérera l’utilisation de l’océan Arctique à des fins économiques et militaires (5), si bien que le risque de conflictualité devrait augmenter dans le Grand Nord. Et il n’est pas impossible que l’Antarctique devienne un jour un terrain de conflictualité militaire compte tenu de la fragilité de son statut international actuel.
Toutefois, les forces aériennes et spatiales devront également composer avec les conséquences des spécificités techniques propres aux carburants liquides carbonés, qu’ils soient fossiles ou renouvelables – Sustainable Aviation Fuel (SAF). Ils présentent en effet le meilleur compromis entre la densité énergétique massique et la facilité de stockage, ce qui les rend, à ce stade, quasi irremplaçables dans la plupart des cas d’usage aéronautique. Or, alors que la filière des SAF n’apparaît pas encore prête à prendre le relais de la filière fossile en termes de coût et de quantité, il est fort possible que les volumes de leur production plafonnent un jour, soit à cause d’un manque de carbone durable, soit à cause d’un manque d’énergie, soit des deux combinés. En effet, carbone et énergie sont les deux ingrédients irremplaçables à la fabrication de ces carburants, quelles que soient les méthodes utilisées. Dans la mesure où, à l’échelle de la planète, il faudra réduire l’utilisation des carburants fossiles, ces derniers étant la cause principale du changement climatique (6), il ne peut être exclu que les forces aériennes et spatiales aient un jour à utiliser des carburants fossiles à titre dérogatoire, ou du carburant plus durable de façon préemptée.
Cette possible préemption par ces forces des carburants disponibles donnera une importance accrue au besoin de rappeler (voire d’expliquer) la singularité de ses missions pour justifier de leur caractère particulier. Il faudra savoir nuancer l’argumentaire qui présenterait le climat comme une victime des opérations aériennes et spatiales alors même qu’elles sont en première ligne de la réponse aux crises causées par ce même changement climatique !
Préserver la noblesse ainsi que le sens de la mission, et savoir l’expliquer, devra donc guider l’action climatique de l’AAE. Il faudra surtout faire comprendre que l’éthique du service et du désintéressement qui la guide est compatible – et se confond même – avec l’éthique durable qui anime, à juste titre, une part croissante de nos concitoyens. Il s’agira de valoriser avec patience et méthode cette éthique avec une fierté assumée, tout comme il s’agit de faire comprendre que la pire des stratégies serait l’inaction, puisqu’elle conduirait à plus de chaos – dont davantage de chaos environnemental et climatique.
In fine, seuls l’ordre et la paix nous permettront de disposer de la sérénité nécessaire à la réalisation de toutes les transitions indispensables à la survie de notre planète. La gestion des crises humaines n’entre pas en concurrence avec la gestion des crises climatiques. Elle en est, hélas, un préalable indispensable. ♦
(1) Groupe de travail I, Changement climatique 2021. Les bases scientifiques physiques. Résumé à l’intention des décideurs, Giec, 2021, 35 pages, p. 15 (https://www.ipcc.ch/).
(2) Seuil critique au-delà duquel un système se réorganise, souvent brutalement et/ou de manière irréversible.
(3) Événement statistiquement presque impossible mais qui se produit tout de même (d’après le livre éponyme de Nassim Nicholas Taleb).
(4) Depuis le début de son calcul en 1971, le « Jour du dépassement » (des ressources naturelles annuelles de la Terre) avance dans le calendrier. Il se situait en décembre dans les années 1970 et entre juillet et août depuis le milieu des années 2000. « Chaque année, la date du Jour du Dépassement de la Terre est calculée en comparant la consommation annuelle de l’humanité en ressources écologiques (Empreinte écologique) à la capacité de régénération de la Terre (biocapacité). » Voir « Progression du Jour du Dépassement de la Terre au fil des années », Earth Overshoot Day (https://overshoot.footprintnetwork.org/newsroom/dates-jour-depassement-terre/).
(5) NDLR : voir Renaux Louis-Xavier, « Réchauffement climatique en Arctique : une nouvelle donne géopolitique ? », Les Cahiers de la RDN – « Idées de la guerre et guerre des idées – Regards du CHEM, 71e session », 2021, p. 231-244 (https://www.defnat.com/).
(6) Organisation des Nations unies (ONU), « Causes du changement climatique » (https://www.un.org/).